Chapitre 3: Dans lequel la protagoniste se révèle être une idiote. (réécrit)

Par Milo.rd
Notes de l’auteur : Ce chapitre est d'une longueur de 15 pages.
J'ai remarqué que ma mise en page ne s'était pas bien transférée sur PA. Je vais devoir régler ça. Cela n'empêche pas la lecture, mais c'est dommage pour mes, enfin, les pensées des personnages qui étaient la plupart du temps en italique.
Ce sera revu ultérieurement. Pour le moment, bonne lecture.

Chapitre 3: Dans lequel la protagoniste se révèle être une idiote.
ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ

    

Cassiopée ouvrit la porte de la salle de classe. Elle marqua un temps d’arrêt, immobile sur le pas de celle-ci, pendant lequel son regard s’attarda sur la silhouette qu’elle avait aperçue du coin de l’œil en le faisant. Silhouette qu’elle reconnut, et qui la fit soupirer doucement.
<<Claire...C'est pas vrai...>>
La jeune fille scruta la forme affalée de Claire, affalée sur son pupitre, encore plusieurs secondes pour essayer de déterminer si cette dernière respirait encore. Elle s’autorisa une moue lorsqu’elle le confirma, ses yeux affutés repérant le subtil mouvement de ses épaules lorsqu’elle inspirait.
4h52, lui apprit l'horloge suspendue au-dessus du tableau blanc, duquel la surface à cette heure-là n’était troublée que par les restes d’écriture effacés de feutres plus persistants que d’autres. Ce qui signifiait, dans son langage d'un autre temps: 7h52.
Claire était déjà endormie. Il n’était pas huit heures, et les cours n’avaient même pas commencés.
Cassiopée s’approcha d’un pas imperturbable. Elle atteignit son bureau, sur lequel elle posa son sac dans un bruit sourd de ses cahiers et de son thermos heurtant le bois. Elle tourna la tête.
Claire était toujours dans les vapes. Pour peu qu’elle se concentre, elle pourrait imaginer des volutes de…De quoi ? De langueur ? De morosité ? émaner d’elle. 
La malgache souffla, consternée de bon matin.
Elle avait l’air épuisée, constata-t-elle malgré tout. À quoi s'attendait-elle ? Elle était pourtant la mieux placée pour savoir qu'au vu de sa tête, elle ne pourrait rien obtenir d’elle. Cassiopée d’une main ouvrit son sac pour en sortir son thermos. L’autre, elle la posa sur la tête de Claire, en une impulsion qu’elle ne tenta pas de réprimer. Si cela pouvait la réveiller, se disait-elle, alors qu’elle lui tapotait les cheveux en un geste aussi ironique que perturbé. Elle tourna les mèches de sa tignasse brune entre ses doigts, tentant pendant qu’elle y était d’y remettre de l’ordre; peine perdue. Elle empira les choses, même. Dans une grimace et un ah murmuré, Cassiopée décida d’arrêter le massacre. Elle retira sa main; Claire lui sembla dès lors, de nouveau, un concept abstrait réglé sur une temporalité différente de la sienne. Son amie dormait lorsqu’elle vivait, et inversement, si inversement il y avait. Elle n’avait pas souvenir de ressentir cela, avant, lorsqu’elle était avec elle; cette sorte de distorsion de l’espace-temps entre elles. C’était nouveau, neuf, ça sentait le neuf décidément, une odeur qui pour la malgache n’avait rien à faire dans son monde bien rangé d’habitudes, d’us et de coutumes.
Claire était toute cassée depuis quelques temps. Son horloge interne était comme fissurée. Elle s’était arrêtée, et de ça, sûrement, résultait que la brune était aussi décalée. Cassiopée, une fois ses affaires sorties, s’installa dans un bruit désagréable des pieds de sa chaise sur le sol. Claire ne bougea pas. Elle retint un nouveau soupir, qui lui échappa par le nez. Faute de mieux, elle se concentra sur ses notes, qu’elle tacha de relire. 
Le couloir était en train de se remplir de vie. Bientôt elle atteindrait la salle dans laquelle elles étaient, et tout s’animerait.
Les phrases qu’elle avait écrites défilaient sans prendre de sens, elles étaient lisses, glissantes, et l’attention de Cassiopée glissait dessus sans qu’elle ne puisse leur trouver de sens. Les mots défilaient les uns après les autres, et selon cet ordre toujours fuyaient de sa mémoire dès la fin de la ligne pour retrouver leur place sur la feuille…L’esprit préoccupé, la lycéenne finit par inconsciemment se détourner du paragraphe qu’elle relisait pour la deuxième fois sans s’en rendre compte pour se poser sur Claire. Cette dernière avait daigné, sinon bouger, remuer depuis le quart d’heure qu’elle était arrivée.
Ça allait finir à l’infirmerie, cette histoire.
Encore.

<<Claire...Elle est absente ?>>
La voix fluette du professeur d'anglais résonna dans la salle. Elle n’allégea qu’à grande peine le lourd silence qui s’y était affaissé depuis le début de l’heure. C’était le même genre de silence de mort qui régnait sur les champs de bataille après les affrontements: un affrontement contre l’ennui, que la classe de lycéens avait perdu. Perdu, certes, mais quand bien même auraient-ils gagné que la victoire aurait été pyrrhique: le problème étant le cours, il était impossible d’y remédier. Ainsi c’était du pareil au même. Cassiopée daigna détourner son attention des figures qu’elle gribouillait dans sa marge pour relever la tête vers la femme jeune encore qui s’était arrêtée auprès du pupitre, vide, de son amie.
<<Oui, confirma-t-elle. Infirmerie.
— Vraiment ?
— Elle ne se sentait pas bien.
— Elle était surtout en train de pioncer, ouais. Elle a été virée du cours d’avant, la corrigea une voix acerbe qui en s’élevant du fond de la classe provoqua autour d’elle une onde de ricanements épars.
— Car, elle, ne, sentait, pas, bien>>, répéta Cassiopée, qui détacha chaque syllabe pour mieux insister.
Elle se tourna de biais pour décocher un regard de reproche en direction de la blonde qui venait de prendre la parole. Elle rajouta encore, la voix tranchante:
<<Ton intervention était tout sauf nécessaire. Comme d’habitude, Taylor.>>
Le nom avait été prononcé comme un avertissement. Pas le moins du monde intimidée par le noir des yeux qui la foudroyaient, l’interpellée croisa les bras et se renfonça dans le dossier de sa chaise.
<<Pourquoi tu t’énerves ? Je ne fais que, préciser ton propos ! déclama-t-elle, alors qu’un rictus provocateur tordait ses traits. Ah, tu devrais me remercier.
— Plaît-il ?!>>
Le culot de Taylor était tel que la malgache en resta abasourdie. Tout dans sa façon de parler indiquait que la blonde se payait ouvertement sa tête, en plus d’être d’une insolence insupportable. 
Le rictus de Taylor s’étira de son manque de répartie, et ce faisant révéla des canines aiguisées sur lesquelles elle passa sa langue. Une joie malsaine faisait pétiller son regard. Cassiopée ne s’en froissa que davantage. Taylor était de ces personnes qui se délectaient d’être au cœur de l’attention, plus particulièrement lorsque ladite attention les faisait passer pour des gros durs. Alors, elle était fort amusée de l’agitation que leur altercation soulevait autour d’elles, des sifflements, des commentaires, des bastons chuchotés de façon puérile puis recouverts de rires plus ou moins contenus.
<<Keep quiet ! Tonna l’adulte en charge, coupant court aux rumeurs. Arrêtez de discuter !>> Réitéra-t-elle encore en français, mais le mal était fait.
Les deux jeunes filles n’avaient cessé de se toiser en chien de faïence, Cassiopée la tête baissée pour mieux dévisager son interlocutrice par en-dessous, et Taylor au contraire, le menton levé dans une posture de supériorité dédaigneuse. Celle-ci avait le don de faire sortir Cassiopée de ses gonds. L’ombre sur son visage s’accentua de la ligne qui barra son front lorsqu’elle fronça les sourcils, sa bellicosité redoublée. Elle ne comprenait même pas pourquoi Taylor s'était mêlée de ça, enrageait-elle. Elles ne s’étaient pour ainsi dire jamais parlées, et elle ne l’avait jamais vue avec Claire, non plus; ce qui voulait dire, qu’elle ne pouvait leur autre hostile que par caprice. C’était injuste. C’était dans cet état d’esprit qu’était la malgache lorsqu’elle claqua d’une main contre la table pour y poser son stylo, et ce sans rompre le duel de regards avec ce qu’elle avait décidé était sa nouvelle ‘’antagoniste numéro un’’; car Claire, c’était elle, et personne ne s’y prendrait sans passer d’abord lui passer sur le corps.
Si Taylor souriait, ses yeux eux, étaient glaciaux. Il y avait de la rancœur, derrière, ce qui contrastait avec son comportement de fauteuse de trouble arrogante.
Cassiopée frissonna.
Elle en blâma les températures, et sa décision malavisée du matin de se rendre en cours vêtue d’un simple t-shirt Pink Floyd.
Leur affrontement aurait duré longtemps encore s’il n’avait été interrompu par une tierce personne.
<<Madame, madame.
— Quoi, encore ? S’agaça derechef la prof, qui s’apaisa toutefois en reconnaissant la lycéenne qui s’était manifestée. Oh, Chiara. Oui ?
L’intonation n’était plus la même sur la fin de la phrase. Le traitement de faveur était caché dans une armoire en verre. Chiara avait en effet levé la main, son coude appuyé sur son bureau, et attendait avec une patience toute flagorneuse de recevoir la parole. Tout sourire, elle annonça:
— Je prends pour elle>>, ce qui sembla la mettre d’encore plus bonne humeur, car son visage s’illumina. Finalement, Chiara rayonnait doucement.
Sa figure de bonne élève (hypocrite) la démarquait des deux lycéennes qui s’étripaient depuis maintenant cinq minutes par le regard. Toutes deux, toutefois, reportèrent d’un coup leur attention sur elle.
<<Quoi ?!>> hurlèrent-elles en même temps; et puis, elles échangèrent des regards torves de s’être exprimées en même temps.
<<Quoi ? répéta la première Cassiopée, d’une voix étranglée, après s’être tordue la nuque pour pouvoir dévisager la voisine de table de Taylor. Chiara.
Pendant qu’elle cherchait avec ardeur n’importe quel signe sur la face de Chiara qui pourrait lui révéler que son intervention n’était qu’une vaste blague, Taylor, qui s’était brusquement redressée sur sa chaise, sifflait:
— Quoi ?!>> une nouvelle fois elle-aussi, pour se distinguer de la malgache et sans doute, avoir le dernier mot sur celle-ci; elle avait l’air au moins aussi outrée qu’elle, sinon plus, ce qui était dire car déjà cette dernière était hors d’elle.
La blonde sursauta soudain et crispa la mâchoire dans un râle étouffé entre ses dents. Sa contenance altière flancha. Après un coup d’œil furieux pour sa voisine, elle se renferma sur elle-même et tourna la tête dans un claquement de langue sans appel. Ses boucles épaisses lui tombèrent sur la moitié du visage. Elle ne décolérait pas.
Cassiopée plissa les yeux, intriguée malgré son irritation.
Chiara venait de taper Taylor sous leur table.
<<Merci pour elle.
— Avec grand plaisir, continua la discussion entre elles tandis que l’adulte se déplaçait dans le fond pour poser sur la table de Chiara les polycopiés supplémentaires.
Son pas rapide avait fait claquer ses talons sur le sol. Il était difficile de savoir si la dame ne voyait vraiment pas ce qui se passait dans son cours, ou si elle l’ignorait et prenait son mal en patience en attendant que l’heure se finisse. Cassiopée espérait, pour elle, que c’était la seconde option, car sinon elle devait souffrir de son manque d’attention. Quoique, après réflexion cette variable n’était pas la plus glorieuse, et même, la pire des deux. La jeune fille s’interposa quand même:
— Madame…! C’est moi le binôme de Claire, c’est mon rôle de prendre pour elle !
— Cassiopée, si Claire est malade comme tu le dis, ton énergie débordante ne lui sera que néfaste. Chiara est plus posée, elle la fatiguera moins. Et puis, ce ne sont que des papiers, rétorqua la femme. Anyways, combien de fois vais-je devoir vous dire de mettre vos noms sur vos copies ?!>>
Quelqu’un laissa échapper un oups, qu’elle attrapa au vol. Oups, c’est ça, toujours oups ! s’énervait-elle en bruit de fond, tandis que Cassiopée se laissait tomber contre le dossier de sa chaise. Elle était hébétée. Énergie débordante, repassait en boucle dans ses oreilles. Elle ? Fatiguer Claire ?
<<C’est une blague…>>, fulmina-t-elle. Elle était fulminante, fulminante d’avoir été rembarrée de la sorte lorsqu’elle était l’élève la plus calme de l’ensemble de la classe, la meilleure aussi, c’était un fait. Elle était fulminante, en outre, du comportement exécrable de Taylor, qui s’en sortait juste, comme ça. Ah, fulminait-elle donc dans sa barbe. Elle était calme d’habitude mais là, c’était fort de café.
Son sens de la justice venait de se prendre une taule. Elle le percevait, meurtri, bafoué au milieu de ses convictions encore chaudes. Tout était allé de mal en pis, et tout ça, c’était la faute de Taylor.
Sa prise sur son stylo se raffermit lorsqu’elle serra le poing, l’air sombre. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule sans y penser, toute prise qu’elle était avec ses pensées. Elle cligna des yeux lorsque les siens accrochèrent ceux de Chiara…Qui l’observait. Cette dernière sembla se réjouir qu’elle la regarde enfin, car un sourire matois, presque papelard de fierté, ourla ses lèvres. Elle n’attendait que l’attention de la malgache pour l’afficher. Son expression était l’antithèse de la personnalité studieuse qu’elle avait feinte, et feignait encore ne serait-ce qu’une seconde plus tôt.
Cassiopée se renfrogna. Elle leva un sourcil. Chiara, une main posées sur les documents de Claire du bout des doigts, cala de l’autre une mèche de cheveux ivoire derrière son oreille…Et lui tira la langue.
Cassiopée tiqua. Une exclamation s’arracha de sa gorge: une sorte de Ah !, jonction entre sa frustration indicible et les remous de sa colère.
Mais non, réalisa-t-elle. Ce n’était pas Taylor: en fait, tout était de la faute de Chiara. C’était depuis qu’elle avait vue Chiara roder près de la salle de musique, que tout allait de mal en pis. C’était elle qui dérangeait, depuis des jours, son univers orchestré et en perturbait l’harmonie en lui désaccordant sa Claire. C’était elle. La malgache ne comprenait pas d’où lui venait ce soudain engouement pour son amie, ni ce qu’il se passait; en revanche ce qu’elle savait, c’était qu’elle allait trouver. Par elle-même s’il le fallait, mais elle trouverait. Elle connaissait ce genre de filles, et elle connaissait Claire.
Rien de bon ne ressortirait de tout ça. Non, décidément. Mais Taylor, Taylor n’était pas toute blanche non plus. Ce qu’elle avait vu dans ses yeux, c’était réel; quoi que ça puisse être.
Si elle voulait la guerre, elle allait l’avoir.

<<Claire, réveille toi.>>
L’interpellée n’esquissa pas le moindre mouvement. Elle n’était pas endormie, mais pas réveillée non plus: plus qu’autre chose elle était engourdie. Des picotements étranges remontaient le long de sa colonne vertébrale et enlaçaient ses os. Ses paupières pesaient une tonne chacune. La chaleur de ses couvertures l’immergeaient dans une sorte de semi-conscience liquide. Elle n’avait aucune envie d’en sortir, et d’en sentir les gouttes visqueuses ruisseler le long de son corps lorsqu’elle se replongerait dans la réalité froide et sèche. Elle flottait. Elle aimait flotter, dans le liquide amniotique de son monde en-membrané. Au moins alors, elle ne pensait pas. Ses pensées au contraire, comme des méduses, surnageaient par elles-mêmes dans l’aquarium qu’était son crâne et duquel elle était l’unique visiteuse. Elle les regardait: elle regardait leurs ombrelles bombées, leurs tentacules, qui l’étranglaient lorsqu’elles s’emmêlaient autour de sa gorge (en vérité, elle était celle qui s’y empêtrait seule). Mais lorsqu’elles étaient au repos de la sorte, elles n’étaient qu’une traîne de rubans dans le sillage de ses idées. Dans sa solitude, Claire leur donnait des propriétés satinés et moires. Alors, Claire se disait qu’elles étaient belles. Elle se prenait au jeu de s’aimer, un peu. De l’imaginer, du moins.
Et puis elle se réveillait.
Au toucher des draps rêches sous sa joue, elle supposait qu’elle n’était plus dans la salle de classe. Où, toutefois, elle l’ignorait. Ses souvenirs étaient auprès des méduses et en gonflaient les rangs. Ils revenaient, doucement. Elle avait la vague impression d’être allongée. Dans quel sens, elle n’aurait su le dire. La voix s’effaçait déjà. Quelle voix ? Elle avait dû rêver, ça arrive, parfois.
Elle se réveillait.
Elle n’en avait pas envie. Chaque réveil était une déception. Elle ne voulait plus se réveiller. Si seulement cette fois…
<<Claire>>, insista-t-on.
Claire jura (mentalement). Raté.
Elle ouvrit les yeux, qu’elle laissa perdus dans le vide blanchâtre passé ses cils le temps de s’égoutter un peu. Sa belle métaphore s’écroula. La vitre de son inconscient percée, l’eau du bassin déferla en raz-de marée. Elle était sous l’eau, submergée par elle-même.
La guitariste resta inerte une minute encore, avant d’avoir réuni le courage nécessaire pour se redresser. Ses couvertures glissèrent dans un chuintement, délogée par son mouvement. Elles s’accumulèrent sur ses genoux tandis qu’elle s’asseyait, puis s’étirait le dos de ses bras tendus au-dessus d’elle. Son souffle de sursis, elle l’inspira. Lorsqu’elle expira, elle était réintégrée au monde…Envers et contre tout.
Claire balaya son environnement du regard. Ah, lâcha-t-elle lorsque celui-ci lui revint heurté du blanc agressif de la pièce. L’infirmerie. Bien sûr, ironisa-t-elle pour elle-même. Sa pièce de prédilection: celle témoin de son échec scolaire, même davantage que ses salles de cours où elle tuait le temps.
La brune se souvint qu’elle n’était pas seule, et tourna la tête vers la présence près d’elle, interdite.
Elle cligna des yeux. Elle se les frotta, les cligna encore, ah…
C’était Chiara. Claire contempla la nouvelle arrivante d’un air ahuri amplifié par sa fatigue.
<<Ah…>>
Claire pinça les lèvres pour s’empêcher de continuer sa liste d’onomatopées. Cela faisait déjà deux en moins de cinq minutes. Qu’est-ce qu’elle voulait ? se demanda-t-elle. Pourquoi elle était là ? Ses yeux jusqu’alors ronds comme des soucoupes se plissèrent avec méfiance. Pourquoi elle ? Elle avait été persuadée de trouver Cassiopée et sa moue réprobatrice. Si elle tombait des nues, elle en recouvrait son esprit; ce qui voulait dire, qu’elle recouvrait avec lui sa cacophonie cérébrale indicible.
Surtout lorsqu’il en venait de…
<<Chiara…>> dit-elle dans un murmure qui s’éteint.
Questions, questions, interrogations se déchaînèrent. Elle n’était pas venue la veille. Elle avait et l’avait attendue, tout ça pour rentrer avec un lapin dans les pattes. Une conviction finit par se détacher des autres: de façon indistincte, d’abord, puis avec de plus en plus de force.
Elle ne voulait pas la voir. Cette fille-soleil aux beaux yeux: elle la voulait loin d’elle.
Claire baissa les siens sans un mot. Elle se focalisa sur ses mains, et ses doigts qu’elle triturait sur ses cuisses. N’était-ce pas égoïste ? Sa manière de réfléchir. Ce n’était pas comme si elle pouvait lui dire de s’en aller. Va-t’en, s’essaya-t-elle dans sa tête. Ça ne sonnait pas juste. Elle ne pouvait pas lui reprocher de ne pas être venue, non plus.
Elle aurait pu, si elle avait été quelqu’un d’autre.
Quelqu’un qui en valait la peine. Or, elle n’était qu’elle.
Son temps n’était même pas précieux outre-mesure. C’était du temps d’échafaud, du gibier de potence, de proscription: c’était du temps à tuer. Elle l’avait tué. Mieux valait ça qu’autre chose.
La brune se mura dans le silence.
<<Tu es en colère pour hier.
Ce n’était pas une question. La voix de Chiara était assertive; elle avait énoncé un fait. Claire ne se sentait pas de la démentir. Elle ne réalisa qu’alors que sa camarade avait raison; peut-être qu’elle était en colère. Un peu. Elle n’aimait pas se le faire dire.
—…Pourquoi je serais en colère ?
La brune reporta son attention sur la fenêtre pour ne pas croiser les yeux de son interlocutrice. L’ampoule de l’infirmerie se réfléchissait sur le verre. Elle ne voyait plus que ça. Les vitres s’en illuminaient.
Le regard de Chiara lui brûlait la nuque. 
— Tu m’as attendue ? Questionna-t-elle, son intonation se faisant plus douce.
— Non.>>
La guitariste avait répondu bien trop vite pour être plausible. Elle se mordit la langue et leva la tête vers le plafond. Les dalles qui le constituaient étaient d’un motif zébré immonde. Elle était soulagée de les trouver. Lorsque d’habitude, elle fermait les paupières pour ne plus les voir, elle s’y concentra cette fois pour se changer les idées. Ses yeux la piquaient.
Leur motif imprimé sur la rétine, elle ajouta, plus pour elle-même que pour être entendue:
<<Ce n’est pas comme si on était amies de toute façon.>>
Chiara tiqua, pincée par ses mots. Claire la zyeuta avec une suspicion qui aggravait sa mauvaise humeur. Elle n’avait plus envie de se prendre la tête avec cette énigme humaine. Cette dernière était mutique: elle ne disait rien (pour une fois), ne se pavanait pas, ne se moquait pas non plus. Elle la fixait seulement, et soutenait le poids du miroir verdâtre de son âme. 
La brune passa sa main dans ses cheveux.
<<Qu'est-ce que tu veux, Chiara, en vrai ?>> La confronta-t-elle de but en blanc, sa voix égale.
Son interlocutrice marqua un temps de pause, surprise par son manque de tact. Elle se gratta la joue, gênée, et se concerta pour choisir une réponse appropriée. Claire ne la pressa pas; elle s’assit plutôt en tailleur, ce qui froissa les draps qui s’accumulèrent en des monts et vallées de tissu sous elle. Pourquoi prenait-elle si longtemps ? souffla-t-elle, une expiration muette. La tête de la brune bascula sur sa poitrine, qu’un peu, car elle la retint. Elle était gré du couvert des cheveux qui lui revinrent dans le visage et assombrirent sa vision; elle se sentit plus calme. Sa présence s’en altéra; elle s’effaça au profit de la géographie matérielle qui l’environnaient. Elle était trop grande pour ce monde-là.
<<J'aimerais...Qu'on passe plus de temps ensemble>>, hasarda enfin Chiara, sa voix un simple murmure dans la fracassante cacophonie de sa quiétude.
Et trop petite pour celui de Chiara. Claire releva la tête (qu’un peu, car elle la retint) vers cette dernière. Elle la contempla, impassible; avant de froncer les sourcils et le nez, sa suspicion dédoublée.
<<Je ne mens pas ! se justifia sa camarade en face de la tête qu’elle faisait. S’il te plaît, Claire ! Soyons amies ?! Je te jure que je te trouve juste cool !
Chiara se pencha vers elle, animée par sa demande. Elle rapprocha son visage du sien, ses grands yeux écarquillés comme pour mieux la convaincre. Terrifiant, se glaça Claire, pas convaincue du tout.
— Euh…Je…Balbutia-t-elle dans un geste de recul pavlovien.
—Attends ! Est-ce que je peux essayer de te faire accepter ?! J’ai une technique secrète !
— Quoi…
— Je peux ?!
— Euuuuuuh…Oui…? Mais…>>
Chiara leva une main pour l’interrompre, soudain sérieuse. L’autre était placée sur le matelas pour la soutenir tandis qu’elle était penchée vers elle; plus ça allait, et plus elle était penchée sur elle, réalisa la brune retranchée contre la tête de lit. 
Son dos s’enfonça dans l’oreiller lorsqu’elle se recula encore, en prévision. 
Elle était acculée.
Chiara inspira, une longue respiration posée pour remplir ses poumons d’air. Claire observa avec nervosité ce manège…Et s’écria lorsque cette première se laissa tomber sur ses jambes, les mains jointes dans une posture de supplication.
<<S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît s’il te plaît, s’il te plaît ! Scanda-t-elle. S’il te plaît, s’il te plaît…!
— Ah ?! Paniqua Claire (ou sûrement hurla-t-elle plutôt).
—…S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît… !
— Oui ! Oui, ok, d’accord, ok, tout ce que tu veux si tu te tais !>>
La brune plaqua sa main sur la bouche de son interlocutrice en plein délire pour la faire taire de force, pivoine de honte. Elle lança une œillade affolée en direction de la porte. Chiara avait débité sans la moindre once de gêne en elle, comme si vraiment, cette stratégie était une bonne idée. Claire avait eu peur que son boucan n’attire quelqu’un et qu’elles se retrouvent ensemble dans cette situation…Compromettante. Elle avait eu peur, point final: quel genre de lunatique se jetait au travers des cuisses de quelqu’un pour le supplier de la sorte ?! sua-t-elle, crispée de la tête aux pieds. La respiration de Chiara échoua contre sa paume. Cette dernière se tenait tranquille maintenant, et acceptait sans protester d’être bâillonnée. Claire la sentit sourire lorsque leurs regards se croisèrent.
La jeune fille retira sa main comme si elle s’était brûlée. Elle passa sa main derrière sa nuque dans un geste automatique, dérangeant les mèches brunes qui y foisonnaient. Sa paume était moite, nota-t-elle. Ses traits s’en décomposèrent, sans qu’elle ne s’explique pourquoi. Elle venait de fourrer ça; sa main; dans le nez de Chiara. Sa main moite.
Claire pensa simuler un malaise pour fuir la situation; mais la partie raisonnée d’elle le lui déconseilla. Alors, la lycéenne se contenta de se frotter la nuque.
Les cheveux de Chiara glissaient de ses épaules en un fluide qui inondait de ses arabesques liliales le territoire du lit et de ses draps. Cette dernière n’y prêtait aucune attention, toute occupée qu’elle était par l’examen scrupuleux de la guitariste, qu’elle scrutait de l’air le plus sincère qu’elle était capable d’avoir pour prouver sa bonne foi.
<<Oui ? s’assura-t-elle.
— Ouais…
— Vraiment ?! s’illumina Chiara, qui se redressa sur ses coudes.
Elle s’était laissée tombée en travers des cuisses de sa camarade (traumatisée). Son action rapprocha leurs visages. Claire malgré son rideau de mèches ne pouvait rien faire, puisque l’attaque venait d’en-dessous: elle se retrouva cernée par les yeux de son interlocutrice, qui pétillaient de joie.
Son cœur se serra. Bleu. C’en était fait de ses mots, qui devinrent fumée sur sa langue en coton.
—…Oui…Trouva-t-elle une syllabe pour répéter; une syllabe, qui pouvait compter comme une onomatopée. Pourquoi tu as l’air si heureuse ?>>
La guitariste voulut se décaler de nouveau, mais elle n’avait plus d’issue; derrière elle, se dressait le mur. Les pétillements des iris de Chiara lui rappelaient des étoiles; comment était-ce même physiquement possible ? Lorsqu’elle s’y faisait plonger, elle était prise entre deux infinis: l’infiniment petit du monde qu’elle écrasait de sa taille de géante, celui où elle n’avait pas sa place; et celui où elle n’avait pas sa place, l’infiniment grand, du monde des astres cosmiques comme…
Chiara s’enthousiasma, radieuse. Claire déglutit.
Elle se demandait ce que la blanche lui voulait pour lui être constamment pendue aux basques…Ce n’était pas comme si elle était intéressante, ou spéciale; ou quoique ce soit, pour commencer. Claire n’était pas grand-chose. Chose, était à peu près son seul qualificatif. Elle était une chose, à mi-chemin entre réification et déification: une chose en marge, qui n’avait pour elle que son essence primordiale. Celle qui venait avant l’existence. Elle n’avait pas d’existence, pas encore; probablement jamais; on s’humanisait en dépassant un stade auquel elle n’avait aucun accès. Elle était une chose. Elle était ce qui était, lorsqu’on n’existait pas, ou pas assez.
Mais Chiara continuait de rayonner sous ses yeux, si lumineuse que la brune alitée les plissa pour ne pas se faire éblouir. Un soleil anthropomorphe, voilà ce qu’elle était, cette idiote.
Ladite idiote, se répéta la brune pour palier à son trouble, soit Chiara ouvrait la bouche pour répondre lorsque la porte de l’infirmerie l’interrompit d’un bruit effroyable de son impact contre le mur de ses gonds. Elle l’avait percuté violemment tant elle avait été ouverte à la volée. Claire hurla de nouveau, sursautant de tout son être, tandis que Chiara sautait sur ses pieds d’un bond. De là où elle décédait d’une crise cardiaque, la brune la vit blêmir.
<<Ah—ah !>> Claironna ce qui devait être une lycéenne sur le pas de la porte.
Claire dût se pencher pour voir, puisque Chiara si proche d’elle le lui empêchait sans le vouloir de sa carrure. Elle s’étouffa presque lorsque ses soupçons, au vu de la voix, se confirmèrent. Son regard chamboulé tomba sur une Cassiopée en figure de Diane vengeresse dans le cadre de la porte, le doigt pointé vers Chiara, entre accusation et triomphe, comme une flèche. L’accusation l’emporta, et elle la décocha:
<<Je savais que tu serais là, vile créature ! Arrière !
C’était du premier degré.
— Cassie ?!>> s’interloqua Claire.
L’interpellée dirigea son attention ébène vers son amie. Elle se précipita sur elle pour la prendre dans ses bras. Dans sa volonté de faire vite, elle administra un magistral coup d’épaule dans le nez de la brune, qui lâcha une plainte sourde qui sonna comme une sorte de oof. Le pull de Cassiopée termina de l’étouffer, et elle avec, puisque dans son étreinte la malgache lui pressait son bras contre le bas du visage.
<<Je vais mou…
— Claire, comment tu vas ?
— Huh ?
— Je suis désolée, continua Cassiopée d’un ton lourd de sens qui lesta certains de ses mots, j’ai voulu prendre pour toi, et j’ai essayé ! Mais quelqu’un a eu l’indélicatesse de m’en empêcher…>>
Lourd de sens, certes, mais pas pour la brune qui ne comprenait pas. Ah, articula-t-elle donc, pour faire mine que si, ou lui faire plaisir. C’était déjà bien, compte tenu que son oxygène était limité, aussi s’en satisfit-elle. Claire attendit, éberluée. Elle faillit poser des questions pour éclaircir, mais s’en abstint; la contrariété de Cassiopée était évidente. Elle n’était pourtant pas du genre bilieux…En remettre une couche ne ferait que l’irriter davantage. Elles en discuteraient quand elle serait de meilleure humeur.
Claire se contenta de lui tapoter le dos pour la réconforter, maladroitement. 
Elle tenta de lancer un coup d’œil en direction de Chiara; elle ne la trouva pas. Sa camarade avait disparu, si discrètement qu’elle aurait douté qu’elle puisse même être venue en premier lieu s’il ne restait comme preuve de son passage, un tabouret près du lit.
Claire soupira. Encore un tour de passe-passe.

<<Alors ?
— Tu as vraiment laissé une trace sur le mur, Cassie, confirma Claire, presque admirative de la marque  que le choc de la poignée avait creusé dans le plâtre. Quelle force impressionnante ! Ce sont des femmes comme toi qui font battre mon cœur.
La brune se redressa vers Cassiopée, sa voix mielleuse et sirupeuse tandis qu’elle lui faisait des yeux doux exagérés. Son amie se massa les tempes, le nez froncé. Tout l’affect dans sa voix l’écœurait.
—…La prochaine fois, ne compte pas sur moi pour venir, maugréa-t-elle, frustrée.
— Un jour, ma Cassie viendra…Un jour, elle cassera un mur, pour moi…Chantonna suavement la musicienne, très amusée de sa honte. Le système métrique n’est pas bon. Cassera…Cass’ra…
— Vas-tu cesser ?!
— Un jour…Susurra au contraire Claire; tout ça pour s’arrêter brutalement. Ah ! Voilà l'infirmière !
— Quoi, vraiment ?!>>
Cassiopée se braqua de tout son être. Son cœur cessa de battre. C’était la fin, paniqua-t-elle, livide. Elle était en train de s’imaginer non sans sueur en conseil de discipline, une caution sur les bras, lorsque la voix de son amie la ramena sur Terre:
<<Non, ricana Claire dans un clin d’œil. J’ai menti.>>
Elle lui tira la langue, railleuse. Son sarcasme transparaissait sur ses traits.
Cassiopée la fixa, interdite. La violence n’était pas une solution…se martelait-elle en son for intérieur alors qu’elle la dévisageait, ses prunelles tassées sur elles-mêmes dans le fond de ses iris comme pour lui bondir dessus. La Patience est vertu…Son exaspération alourdit la noirceur de son regard, qui en devint meurtrier. Cassiopée leva la main…Et asséna une tape sévère derrière la tête de la brune, qui en partit en avant dans une plainte de sa victime.
Cassiopée dût reconnaître que ça lui mit du baume au cœur. Mérité, cingla-t-elle.
<<Tu lèves la main sur moi…Râla Claire, faussement dépitée. Désolée, je ne voulais pas, te…Faire sortir de tes gonds. Compris ? Parce que la porte…Donc les gonds…
Sa façade de pathos était tombée en moins d’une seconde; elle n’avait même pas eu le temps d’essayer d’être plausible qu’un rictus penchait ses lèvres de travers. Son mauvais jeu de mot était si mauvais, que Cassiopée s’en affligea. Par réflexe, elle leva les mains, cette fois vers ses oreilles; mais trop tard. Le mal était fait, puisque la blague avait été lâchée et pire, entendue.
C’était fort regrettable.
— Claire, bon Dieu ! s’exaspéra la malgache, sa voix sourde quoique chargée de sa contrariété. C’était nul. C’était même malheureux.
Pour Cassiopée, qui aimait la langue française, ce mot lorsqu’employé de cette manière consistait en la pire critique qu’elle se permettait d’adresser.
— Hé. Pas cool.
— Félix aurait pu la faire, c’est pour dire !
— Hé ! s’exclama derechef son amie. Il s’agirait de ne pas pousser le bouchon trop loin non plus !>>
Plus que le propos (elle n’était pas drôle, c’était un fait), c’était la comparaison avec Félix (sa voix intérieure l’avait prononcé comme le nom d’une maladie contagieuse: Félix, aux sonorités de peste ou de tuberculose donc) qui l’avait offusquée.
Cassiopée leva les yeux au ciel. Claire comprit qu’elle était en train d’implorer une aide divine. Avant qu’elle ne puisse protester contre ces mesures tout de même extrêmes, son amie finissait sa prière et l’attrapait par la manche. Elle la tira à sa suite.
<<Tu es, ahh…
— Fascinante. Inspirante. Attachante ?
— Insupportable, tonna Cassiopée, consternée. Pour ne pas continuer sur les adjectifs en ante. Partons avant que tu ne nous portes la poisse.
— Cheffe. Oui, cheffe.>>
Cassiopée souffla de sa réponse. Une ombre de sourire plana néanmoins sur ses lèvres.
Elle n’était plus en colère.
Dans son dos, les épaules de la guitariste s'affaissèrent.

<<Bybye, Cassie.
— À toute, Claire.>>
Les deux jeunes filles se tapèrent dans la main et se séparèrent.
Claire emprunta le chemin du parking pour deux roues en tirant sur les lanières de son sac. Une silhouette s’y détachait, en transparence, allait-elle penser, mais cela n’avait aucun sens. C’est juste que Chiara (car c’était elle, reconnut-elle aux cheveux blancs), lorsqu’elle détonnait de la sorte sur le monde derrière elle lui donnait l’impression d’être un spectre. Ce devait être dû, peut-être, enfin c’était, peut-être, parce qu’elle ne voyait qu’elle, dans ce sens qu’elle était pâle et que cette pâleur éclairait l’obscurité des tons d’asphalte et de béton des alentours. Elle ne s’y intégrait pas.
Claire ne s’arrêta pas. Elle se contenta de ralentir son allure. Elle se planta avec moins d’assurance que prévu près de son vélo, sur lequel sa camarade s’était perchée. Elle était assise sur sa selle, une jambe dans le vide et l’autre repliée sous celle-ci. Jusqu’alors occupée par son portable, elle cessa de faire défiler son écran du pouce pour lever la tête au son des graviers qui crissèrent sous les semelles de la brune.
Les nuages étaient des volutes épars et agités. Ils défilaient au-dessus d’elle, se fractionnaient en précipité de fumée blanchâtre qui étaient soufflés, et qui disparaissaient, sans bruit. Une ombre de contre-jour était portée sur le visage de Chiara lorsqu’elle le tourna vers Claire. Ses yeux clairs, sur le reste de ses traits bleuâtres, en étaient rendus presque luminescents. Il n’y avait pas un souffle de vent, et pourtant, au-dessus d’elles tout allait si vite. C’était vertigineux; tout ce mouvement, lorsqu’elle était inerte. Tout ce mouvement; Chiara était un concentré d’énergie. Elle la sentait vibrer de ciel.
Aussi n’osa-t-elle pas la toucher, de peur qu’elle ne se désagrège entre ses doigts.
Claire ancra ses pieds dans le sol.
<<Qu’est-ce que tu fais là ?>> Demanda-t-elle.
Sa voix avait été impassible, désintéressée. Son interlocutrice éteignit son téléphone, qu’elle laissa choir dans son sac, ouvert contre la béquille du vélo. Son pied était balloté près de là, finalité d’une jambe nue sous une guêtre affaissée sur elle-même et une jupe mi-longue. Dans l’autre main, elle tenait un paquet de feuilles mortes de différentes nuances reliées par un ruban.
Elle se redressa; sa position précaire défiait la gravité (par laquelle elle ne semblait pas affectée). Elle lui offrit dans un sourire enjôleur.
<<On rentre ensemble ?>>
Claire regarda ce qu’elle lui tendait, perplexe. Ses yeux coulèrent vers ses mains, couvertes de mitaines de laine de la même couleur que les guêtres. En constatant que le silence s’éternisait, la jeune fille finit par l’accepter, quoiqu’avec une hésitation évidente. Elle le tint précautionneusement entre ses paumes. C’était une sorte de bouquet. Les feuilles avaient été choisies, visiblement avec soin: aucune n’était humide ou abîmée. De fait, toutes se maintenaient plutôt dignement dans ses mains, comme enorgueillies de l’attention. Le ruban, constata-t-elle lorsqu’elle le passa en revue au même titre que le reste, était plus dentelle que véritable ruban. De la dentelle rouge, d’une vingtaine de centimètres nouée plusieurs fois autour des tiges et serrée en un nœud aux larges boucles.
Le coin des lèvres de la guitariste se releva en un sourire en coin. C’était pour le moins loufoque, mais son humeur s’en allégea. Elle n’était plus surprise par les lubies de Chiara.
<<Tout dépend de la pertinence de ta réponse. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un bouquet, expliqua Chiara sans se démonter. C'est moi qui l'ai composé.>>
Le sourire de Claire s'élargit.
— C’est bizarre.>>
Son interlocutrice ne répondit rien. Elle ne fit que la fixer, si pesamment que la brune le sentit et, après avoir croisé son regard qu’elle comprit comme vexé, crut nécessaire de se justifier:
<<Enfin, je ne voulais pas dire bizarre, bizarre, mais bizarre, dans le sens positif ! Comme, c’est, ah…Original !>>
Chiara plissa les yeux. Elle resta silencieuse, tandis que Claire paniquait. Celle-ci continua dans son monologue, désespérée d’éclaircir ce qu’elle voyait bien, était désormais un malentendu entre elles; mais malgré tous ses efforts pour redresser le tir, tout ce qu’elle faisait était s’éloigner de plus en plus de ce qu’elle voulait dire de base. Plus elle s’en rendait compte, et plus elle butait sur ses mots, qu’elle ne prononçait plus que d’une voix qui devenait de plus en plus basse et inarticulée jusqu’au moment où elle ne fit plus que marmonner.
<<…Enfin, je n’utilise pas original comme terme de substitution pour critiquer, je dis pas que je ne trouve pas ça beau, hein, car c’est pas le cas. Attends ! C’est pas le cas car c’est beau, ce n’est pas, pas beau, en fait…En fait merci ?! Merci. C’est cool. Je crois; non, c’est cool tout court ! J’aime>>, finit-elle par déclarer dans un souffle comme une capitulation, puisqu’elle ne faisait qu’empirer les choses.
La musicienne esquissa un sourire nerveux et baissa la tête. Elle passa l’une de ses mains dans sa nuque pour se la frotter, honteuse de sa logorrhée verbale. Elle se mura dans le silence, et trouva refuge de son mieux derrière ses mèches de cheveux.
<<Tu aimes ? C’est vrai ?
—…Ouais.>>
Le visage de Chiara s’éclaira. La brune la zyeuta par en-dessous, hébétée; et puis, elle se crispa, les commissures de ses lèvres se renversant dans ses joues en une moue crispée. Ah, exhala-t-elle, aussi bien de soulagement que d’incompréhension: est-ce qu’elle l’avait même écoutée ? 
Le grand sourire de son interlocutrice ne lui en donnait pas l’impression. Ou alors, seulement la dernière ‘’phrase’’ (marmonnement).
Claire ne se rendait pas compte que de tout ce qu’elle avait vomi comme propos, seul cette dernière phrase monosyllabique avait été d’abord, audible, puis, intelligible. Même avec la meilleure foi du monde, personne n’aurait été en capacité de comprendre le bouillon de voyelles et de consonnes sans queue ni tête qui avait précédé, pas même Chiara, qui s’était de toute façon satisfaite, avec la simplicité qui la caractérisait, de ce qu’elle avait entendu.
<<Tant mieux, car je l’ai composé pour toi ! J’ai pris les feuilles les plus rouges, car c’est ta couleur préférée, s’égaya d’ailleurs cette dernière, ravie.
Claire ne savait plus quelle était sa couleur préférée, mais pendant longtemps, d’aussi loin qu’elle s’en souvenait, cela avait été le rouge. Elle cligna des yeux, intriguée.
— Comment tu sais ?
Sa camarade se gratta la joue. Elle délogea sa deuxième jambe pour la laisser pendre aux côtés de l’autre. Son genou était rouge d’avoir été pressé contre la selle; Claire eut juste le temps de l’apercevoir avant qu’il ne soit recouverte par sa jupe, qui glissa contre ses mollets et le recouvra.
C’était une éclosion, une fleur, de la peinture sur la toile de son épiderme. Cela devait vouloir dire qu’elle était bel et bien vivante. N’est-ce pas ?
— Ah, euh…Rit Chiara, d’un air léger qui sonnait un peu faux. Tu…En portes souvent !
Chiara était donc un corps sublunaire. Claire n’écouta son raisonnement que d’une oreille, songeuse.
— Ah bon…Ah, peut-être, ça doit être vrai. Bien vu.
— Bref !>>
Sa camarade sauta sur ses pieds dans un bond souple. Le vélo grinça pour protester. Claire l’ignora, toute occupée qu’elle était par la surveillance de Chiara (des fois qu’elle essaie de lui sauter dessus comme elle aimait le faire; mais, ça avait l’air d’aller).
<<Je prends ta réaction pour un oui, donc, allons-y !>> s’exclama celle-ci.
Elle posa son casque sur sa tête d’un geste dynamique qui aplatit ses mèches sur son visage. La guitariste se détendit inconsciemment, touchée par sa bonne humeur communicative. Elle observa sa camarade chasser lesdites mèches de ses cils, puis se débattre avec l’attache de son casque, laquelle lui donna de la peine: d’abord pour l’attraper, puis pour l’accrocher, et ce sans la prendre dans ses cheveux, qu’elle-même avait repoussé contre sa mâchoire et qui maintenant lui compliquait la tâche. Après une minute de ce spectacle, Claire renifla, et ricana sans bruit dans le col de sa veste. Elle plaça le ‘’bouquet’’ dans le panier cabossé de son vélo pour garder contenance.
<<Saperlipopette>>, s’agaça Chiara.
La brune plaqua son poing contre ses lèvres et toussa pour réprimer l’hilarité que lui avait déclenché son juron suranné. Pff, s’efforça-t-elle de se contenir, et elle souffla du nez. Tout ce manège se révéla vain, car après la troisième tentative de Chiara pour accrocher son casque, la musicienne éclata de rire.
C’était trop.
<<Hé !
Claire ne pouvait plus arrêter de rire. Elle était pliée en deux lorsqu’elle essaya de s’excuser, sa voix saccadée et serrée:
— Saperlipopette…Bahahaha…! Pouffait-elle avec encore une certaine réserve, qu’elle abandonna par la suite, prise d’un fou rire qui la secouait toute entière. Bahahaha ! Désolée, désolée…C’est…! Je suis fatiguée, et tu…Tu…Saperlipopette ?! Bahaha !>>
Elle avait été sous pression trop longtemps. C’était sûrement ça: lorsqu’elle était avec Chiara, elle était tendue, sur ses gardes (et sur les nerfs). Les plongeurs lorsqu’ils remontaient devaient s’arrêter, par paliers, pour décompresser et habituer leurs organismes aux différences dans les niveaux de pression.
Le décalage entre les affres de son imagination et la réalité était chaque fois si abyssal, qu’il en devenait grotesque: et elle, elle avait été propulsée de l’un dans l’autre sans temps d’adaptation.
Elle n’avait pas pu décompresser. C’était la pression, c’était les nerfs qui lâchaient: tout s’évacuait. 
<<Excuse-moi. C’est bon ! Promis, j’arrête, s’excusa Claire en levant les mains en signe d’honnêteté, gênée par son soudain élan de bon humeur. Désolée, oublie.
Elle n’était pas aussi ouverte, normalement. C’est qu’elle se sentirait presque vulnérable. Maintenant qu’elle était calmée, son embarras redoubla. Elle avait même un peu honte, en fait, de son rire surtout, qu’elle avait toujours trouvé nasillard: sans pouvoir s’en empêcher, elle riait toujours comme si elle avait le nez bouché. Elle venait d’en faire une magnifique démonstration.
Elle creusait sa tombe seule, tiqua-t-elle.
— J‘sais pas, bouda son interlocutrice.
— Ah ?>>
Claire releva son regard sur Chiara, qu’elle dévisagea d’un air alarmé. Celle-ci inclina la tête, les lanières de son casque échouée contre sa mâchoire, au milieu des flots de ses mèches inégales. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine.
<<Je rigole ! Bien fait, lui tira-t-elle la langue. Fais pas cette tête, on dirait que j’ai tué ta mère.>>
Son interlocutrice lâcha un râle de frustration. Qu’est-ce que ça voulait même dire ?!, se frustra-t-elle, et faute de l’exprimer de vive voix, elle lui décocha une œillade que sa consternation rendait noire. Claire était contrariée. Chiara s’en amusa.
<<Mais, ne t’inquiètes pas, susurra cette dernière dans un air de conspiration, ses lèvres barrées d’un doigt. Je garderai pour moi que tu es super mignonne quand tu rigo…
— Aaah ?! Cria la brune, tétanisée. Il est temps que je te ramène chez toi !>>
Claire délogea son vélo de sa béquille d’un coup et l’empoigna par le guidon. Elle s’éloigna d’une démarche vive en direction de la sortie du parking. Sa poigne était aussi raide qu’elle était gênée: ses jointures avaient pâlies.
Chiara riait dans son dos. Le son cristallin se diffusait dans l’air, lui parvenait bien trop fort. Ses oreilles changèrent de couleur; elles s’accordèrent avec celle des feuilles qui subissaient dans le panier les déformations de la route et les graviers, et en tressautaient. Rouge. Son allure s’intensifia.
Rouge, rouge, rouge.
Elle brûlait. C’était l’arroseur-arrosé, ou: l’effet Chiara.
<<Claire…Claire ! Tu pars sans moi, là !
— Non, jure ? ironisa l’interpellée; sa honte lui donnait des ailes.
— Quoi ?! Tu me laisserais vraiment là, seule, dans le froid, à la merci de...entreprit de déclamer Chiara, seulement pour s’interrompre lorsque la brune, bien loin de s’arrêter, enjamba sa selle. Non non non ! Attends ! Attends-moi !>>
Claire poussa un gros soupir. Elle s’arma d’une façade bourrue, et s’efforça de respirer pour relâcher la pression.

Chiara la rattrapa en quelques foulées athlétiques.
<<Tu n’as toujours pas attaché ton casque…
— J’ai été distraite car quelqu’un se fendait la poire.
—…Touché.
— Un partout. Alors ?
— C’est bon, je vais le faire…Ne bouge pas.>>
Les doigts de Claire effleurèrent ses joues. Chiara baissa les yeux.
Clic.
Son cœur battait jusque dans ses ongles.


<<Bienvenue !>> 
Les portes coulissantes se refermèrent derrière Claire, immobile sur le seuil du magasin. Ses semelles dépassaient de la limitation du carreau noir sur lequel elle se tenait, pièce du carrelage qui constituait le sol de la supérette et s'étendait autour d'elle comme un échiquier.
La lycéenne se demanda brièvement quelle pièce elle serait, sur un terrain taille réelle. Peut-être un pion; un soldat insignifiant, combattant de son mieux avec son cœur et son épée. Une épopée en un acte, qui verrait son apogée et son déclin tragique; car, pourquoi être un soldat, si ce n'était  pour mourir sous l'adversité ? Danser avec la mort sur un champ de bataille, au centre de terre piétinée par les semelles des armures et de fleurs écrasées qui, comme de nombreux autres soldats, ne se relèveraient jamais.
Mais elle savait très bien, qu'elle serait le fou. Elle l'était déjà, parce qu'en voyant que la dame qui l'avait accueillie n'était pas Chiara, elle n'avait pu s'empêcher de se sentir déçue. 
Ce qui était stupide, bien sûr.
Elle n'était pas là pour elle.
<<Bonjour, madame.>> 
La guitariste sortit de ses pensées pour saluer en retour la caissière, et s’aventura dans les rayons prestement pour sortir de son champ de vision. Elle s'y était enfoncée si loin qu'elle avait eu l'impression de percevoir le mouvement des autres pièces autour d'elle. Elles glissaient sur le carrelage comme des fantômes dans un chuintement, bougées par mains invisibles qui, dans un autre univers que le sien, devaient être en pleine partie.
Elle se sentait presque coupable de ne pas suivre les lignes noires en diagonale.
Elle pensait vraiment que Chiara vivait ici. Elle avait été bête. Juste parce qu'elle descendait là, cela ne signifiait pas que sa famille tenait le magasin.
Peut-être travaillait-elle en intérim ? Songea la musicienne en saisissant distraitement un produit. Elle ne serait même pas surprise. Dès qu'elle pensait avoir fait le tour de la jeune fille, et l’avoir assez cernée pour la comprendre, cette dernière sortait une nouveauté qui faisait voler en éclat tout son travail. Elle la laissait perdue au milieu de copeaux de certitudes, et de confusion, chaque fois. Tout ce qu’elle pouvait faire était de tout recommencer, et de réassembler les morceaux.
Claire poussa un soupir, ses épaules s'affaissant quelque peu. 
Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, de toute façon ? Elle n'aurait certainement pas le temps de s'habituer plus que ça avant qu'elle ne se lasse d'elle, et ne tourne sa bienveillance vers quelqu'un d'autre. Quelqu'un de plus sociable, de plus drôle, de plus talentueux qu'elle. C’était l’ordre des choses. Elle comprenait, mais elle était quand même un peu jalouse...
Elle, elle ne pouvait pas se délaisser de la sorte.
Elle reporta son attention sur le produit qu'elle tenait dans sa main, et le contempla d'un air interdit puis hébété, comme ne se rappelant qu'alors de sa présence. Elle esquissa après coup une moue frustrée en fronçant les sourcils, et chercha du regard sa place dans le rayonnage pour le reposer. Fichue Chiara, qui la déconcentrait même quand elle n'était pas là. Ce n'était pas du tout ce qu'elle voulait.
Un rapide coup d'œil sur le reste des étalages lui fit pousser un nouveau soupir, plus profond. Claire passa sa main dans ses cheveux en secouant la tête, emmêlant ses doigts avec ses mèches en pagaille, qu’elle finit de déranger.
Ce n'était même pas son rayon.
La guitariste enjamba un carreau blanc et reprit son errance dans le magasin. Ses yeux coulaient sur les articles, sans vraiment les voir; elle ne discernait vraiment que des nuances de couleur sans queue ni tête qui défilaient au fil de ses pas. Plus vite elle trouverait, et plus vite elle partirait d'ici; seulement ce n'était pas aussi simple. Elle devait être très fatiguée, voire même malade, car elle n'arrivait pas à se concentrer.
<<Ah, bah voilà>>, souffla-t-elle lorsqu'elle déboucha enfin sur le bon rayon.
Son regard se verrouilla sur sa cible: un paquet de farine. 
Elle en avait besoin. Sur la liste laissée sur le frigo par sa mère le matin-même, le produit avait été entouré trois fois. Ce qui signifiait, que c’était important. Ce n'était pas une excuse pour venir dans ce magasin (qui n'était pourtant pas sur son chemin). C'était, juste, le plus près dans un rayon périphérique autour de chez elle, propos validé par son application de géolocalisation. Elle allait au plus rapide. Au plus simple. Chiara, dans tout ça, n'était qu'un contretemps, se disait-elle, puisque ses pensées retournaient papillonner vers sa camarade sans qu’elle ne puisse les retenir.
Le sourcil de Claire tiqua. Aah, s’agaça-t-elle dans un râle. La jeune fille releva la tête, ennuyée. Elle reporta sa frustration sur autre chose pour se changer les idées.
<<Bien sûr, c'est tout en haut...>> Maugréa-t-elle dans sa barbe.
Elle tendit la main, mais capitula avant même de réellement essayer en voyant que sa taille ne suffirait pas. La lycéenne fusilla du regard l'objet hors d'atteinte. Elle était relativement sur les nerfs, maintenant. Rien n'allait, ce matin-là. Le paquet de farine la regardait de haut, depuis sa position de supériorité. Elle se sentait toisée. Oh, comme il devait se croire en sécurité, fulmina-t-elle en pinçant les lèvres. Plus pour longtemps. 
Claire balaya les alentours des yeux, à la recherche attentive d'un tabouret ou d'un objet assez solide pour lui servir de support. C'était ridicule, évidemment. Elle s'en rendait compte: c'était un caprice idiot, étant donné que d'autres paquets de différentes marques étaient disposés sur des étagères plus accessibles, renfermant le même contenu que celui qu'elle visait avec tant d'acharnement et des prix restant globalement les mêmes. Mais...Elle avait besoin de sentir qu'elle avait encore un peu de contrôle sur le monde autour d'elle; lequel depuis quelques temps se retournait contre elle, du moins, c’était son ressenti. Tout lui échappait. Elle n’avait plus de prise. Alors, juste cette fois, elle voulait obtenir ce qu’elle voulait; juste, cette fois, et puis elle prendrait son mal en patience.
La guitariste quitta le rayon d'un pas vif et motivé. Après quelques minutes, elle revint cependant, bredouille. Sa quête avait été infructueuse. Elle semblait être ce qu'on appelait couramment, coincée: car, à part des conserves de petits pois pouvant éventuellement lui servir à bâtir un escalier de fortune elle n'avait rien trouvé. Le magasin était visiblement spécialisé dans l'alimentation; à part des brosses à dents, quasiment tous les produits étaient consommables. Bien sûr, elle ne comptait pas vraiment empiler des cylindres de fer pour atteindre son objectif. Elle n'avait pas besoin d'un diplôme en architecture pour deviner que ce serait un carnage.
<<Aaaaaaah...Rouspéta la jeune fille, non sans une œillade torve pour le fameux paquet de farine. Tu te crois tellement fort, hein ?>>
Elle tendit la main une énième fois, cette fois, en prenant appui sur les étagères métalliques et en s’élevant sur la pointe des pieds pour optimiser sa taille. La fraîcheur de ces premières lui mordit le bout des doigts. Presque, se réjouit-elle. Soulagée, un sourire en coin décrispa la ligne fine de ses lèvres. La brune retomba sur ses talons. Encore un peu, se motiva-t-elle elle-même dans un souffle. Elle réitéra l'opération, et s’efforça de se grandir davantage en s'étirant au maximum possible. Elle aperçut entre ses doigts la couleur de l'objet, qu'elle frôla du bout des doigts. L'un de ses pieds décolla du sol.
<<Allez…>>
Une main se posa sur son épaule alors qu'elle était pressée contre le rayon. Claire sursauta par réflexe, et par réflexe, recula; son dos heurta le torse du nouvel arrivant, sur les pieds duquel elle marcha; elle perdit l’équilibre, se retrouva affalée contre lui, et manqua de se tordre la cheville dans son mouvement brusque pour se décaler; lequel par conséquent, échoua, et elle ne se décala pas, au contraire, elle s’affaissa davantage malgré elle, coincée contre le rayonnage. Claire se dévissa la nuque pour relever la tête; elle ne pût que considérer avec impuissance une main pâle attraper, non, s’emparer du paquet contre lequel elle combattait depuis (trop) longtemps, alors même qu’elle était sur le point de remporter la victoire.
<<Mais ?! Se récria-t-elle, piquée au vif dans sa fierté comme dans sa misanthropie. J’étais en train de…!>>
Claire se retourna comme elle put. Sa voix coupante et courroucée se coinça dans sa gorge lorsqu’elle y parvint. Ce n’était pas un homme derrière elle (sinon, elle lui aurait démonté la tête). Elle s’arrêta, sur le point de se battre.
<<De…De…Ah, putain.>>
La guitariste bégaya, ses yeux fixés sur la personne en face d’elle. Ou plutôt, d’abord, sur les couleurs: blanc, blanc, blanc. Il lui semblait que son cerveau s’était déconnecté, car tout ce qu’elle pouvait faire était ouvrir et refermer la bouche comme…Un poisson hors de l’eau. Et puis, ses yeux rencontrèrent d’autres, bleus, bleus, bleus, qui lui firent comme un électrochoc.
<<Chiara…!>>
Pas un bon électrochoc. Un électrochoc, comme après une crise cardiaque, pour ranimer quelqu’un; sauf que là, l’électrochoc était ce qui lui donnait la crise cardiaque. Oh, non, retint-elle in extremis, les yeux écarquillés tandis qu’elle dévisageait sa camarade. Claire voulut reculer. Dans son empressement, elle en oublia le rayonnage derrière elle, qu’elle percuta de toute la force de sa volonté de fuite (elle était lâche). Les barres métalliques grincèrent et s’enfoncèrent dans ses omoplates. Claire s’exclama, et se braqua de la douleur passagère autant que du son désagréablement aigüe, crissant, et dissonant qui lui vrilla les tympans. Elle s’exclama de nouveau lorsque du choc de son corps contre le meuble, des produits chutèrent de ses étagères. Avec chaque paf, paf, et paf d’accusé de réception de la gravité, s’élevait du sol où ils s’étaient écrasés une poudre âcre. Claire en toussota, en se disant que 
c’était une catastrophe.
<<Ouhla, ça va ?>> S’écria Chiara, qui plutôt que se reculer s’était avancée davantage lors de l’incident, une main au-dessus de sa tête comme pour les protéger toutes les deux.
Elle regarda la guitariste avec des yeux ronds d’inquiétude, le paquet toujours dans l’autre main. 
<<…>>
Claire resta silencieuse. La voix coincée en travers de la gorge comme une mauvaise blague, elle baissa les yeux, et lança un regard coupable aux produits qui jonchaient désormais le carrelage. Ce n’était que des paquets de farine, ceux qu’elle avait dédaignée. L’un d’eux s’était ouvert lors de l’impact; la brume blanchâtre s’était épaissie, elle était opaque au niveau de leurs pieds, et en se déposant graduellement sur le sol s’amassait en une pellicule qui faisait déborder les carreaux blancs sur les noirs et recolorait leurs chaussures.
Claire s'empourpra, aberrée, et baissa la tête. Elle bredouilla une phrase incompréhensible, mais courageuse, mais pas téméraire, et coincée de toute façon après ce désastre, elle se laissa glisser accroupie pour se prendre la tête entre les mains dans un dépit si marqué qu’il paraissait en suinter des pores de sa peau. L’adrénaline qui l’avait électrisée faisait encore battre son cœur, qui martelait dans ses tympans son rythme erratique. Comble du comble, son épaule gauche (gauche, comme un fait exprès) la lançait, rappel sournois de sa maladresse. Elle était gauche; elle avait compris; tout le lui rabâchait. Si elle bougeait ne serait-ce que d’un centimètre ses pieds, ses semelles glissaient sur la farine qu’elles écrasaient. L'air avait adopté l'odeur irritante et amère du produit, laquelle lui irritait la gorge et lui piquait les yeux. C’était pire, dans sa position, mais elle avait trop honte pour se relever.
Elle ne reviendrait jamais, jamais dans ce magasin.
<<Tu ne pouvais pas attendre que je me décale…? S’accabla-t-elle après une minute, sa voix contrariée étouffée par ses paumes. Si tu ne m'avais pas surprise, je n'aurais pas...!>>
Claire se coupa dans un claquement de langue comme toute fin de phrase. Fichue Chiara.
Cette dernière gloussa, pas le moins du monde affectée par ses états d'âme. De toute évidence elle s'amusait même au contraire beaucoup de la situation, qu'elle trouvait fort distrayante.
<<Tu n'aurais jamais abandonné, je voulais seulement t'aider ! S'excusa-t-elle avec sa légèreté habituelle, le visage fendu d’un large sourire culotté.
— Je n'avais pas besoin de toi !>> S'offusqua fougueusement son interlocutrice.
Elle tiqua de nouveau. Sa voix avait été d’une agressivité acerbe malgré elle. La jeune fille se mordit l’intérieur de la joue et ramena ses genoux contre sa poitrine dans une position défensive. Elle grommela:
<<J'y étais presque...
Qui fit pouffer son interlocutrice.
— Mm...Bien sûr !>> Acquiesça celle-ci.
Elle hocha la tête, mais son expression moqueuse contrebalançait totalement ses propos. L’ironie était palpable. Chiara observa Claire, laquelle fixait toujours un point aléatoire du magasin avec une moue dépitée. La jeune fille esquissa un sourire en coin. Elle déposa le paquet de farine aux pieds de la brune comme une offrande avant de reculer d'un pas pour s'agenouiller devant elle, sans s’inquiéter de la couche de farine par terre. La musicienne lui lança une œillade méfiante. Chiara la scrutait comme elle l’aurait fait d’un animal sauvage effarouché, qu’elle aurait tenté d’amadouer d’amadouer avec des friandises et des bruits de bouche en psps à outrance. La guitariste se jura de mordre si elle entendait le moindre psps venir d’elle. Heureusement (pour elle), Chiara trouva sage de s’en passer.
Claire renifla, et dévisagea la blanche encore un peu avant de prudemment tendre le bras vers le produit pour le saisir.
Sa camarade riota en la voyant faire; elle se releva souplement après coup, et se détourna avec énergie pour aller s’occuper de nettoyer le bazar qu’elles avaient provoqué. Claire en profita pour respirer (plus ou moins, avec l’atmosphère chargée de poudre), surveillant sa camarade sans s’en donner l’air. Elle vit cette dernière partir avec les paquets de farine éventrés dans les bras dans une pièce réservée au staff, et en revenir avec un balais. Le temps que la guitariste ne se relève, il ne restait plus qu’à passer un coup sur le sol pour rétablir le bon état du damier où le blanc l’avait emporté sur le noir. Claire épousseta son pantalon, mal à l’aise de ne rien pouvoir faire. Le cuir de ses chaussures s’accordait avec ce dernier, enfin, là où il n’était pas recouvert de poudre…
Est-ce que cela signifiait qu'elle avait été mangée par le camp ennemi ? L'échiquier n'était plus que des nuances de couleur se mêlant les unes aux autres. Si elle était le fou noir, Chiara était la reine blanche.
Comme entendant son prénom dans ses pensées, cette dernière leva la tête. Elle avait fini avec le balais. Le travail avait été fait; partiellement…Et délaissés contre le rayonnage, le manche et le petit tas de bourri au bout. Ses iris bleutés se posèrent sur Claire, alors qu'elle se frottait les mains entre elles pour en chasser les restes de farine, lesquels s’évanouirent dans l’air.
La volleyeuse lui adressa un sourire complice.
<<Tout va bien ? S'enquit une voix lointaine, que la lycéenne attribua à la caissière qu'elle avait déjà aperçue.
— Oui ! T'inquiètes pas Victor, mon amie est juste maladroite !>> Chantonna gaiement Chiara en se penchant au bout du rayon, tournant le dos à l'amie en question pour répondre à son interlocutrice.
Claire remonta la fermeture de sa veste jusque sur son nez, pivoine de gêne. Elle récupéra son sac de course pour y fourrer prestement le paquet si durement récupéré: tout ça pour ça.
<<Pardon...>> S'excusa-t-elle platement dans un murmure en dépassant la volleyeuse, avant de sortir du rayon à pas rapides pour entreprendre de payer son article.
Elle avait dans l’esprit de s’enfuir au plus vite; ainsi, elle bredouilla un bonsoir et un merci de circonstance une fois son paquet récupéré, et se précipita quasiment dehors, la tête basse et les oreilles en feu. Plus jamais elle ne parlerait à Chiara, décréta-t-elle, son échange avec elle l’ayant vidée de ses forces.
C'était sans compter Chiara, bien sûr, qui la rattrapa sur le parking. 
<<Claire ! L'appela-t-elle en la rejoignant d'une démarche enjouée, un sourire lumineux sur le visage.
— Chiara...Qu'est-ce qu'il y a ?
Sa résolution avait tenu une seconde trente.
— Tu ne m'as pas remerciée.
—...Pardon ?
— Tu ne m'as pas remerciée, répéta la jeune fille. Pour la farine, tu sais ?
Claire cligna des yeux. En un moment, la facétie qu’elle lui connaissait s’était estompée. Maintenant, elle avait juste l’air…Sage, calme, avec cette manière qu’elle avait d’incliner la tête, peinée, aussi, par celle avec laquelle elle avait calé d’un geste si délicat l’une de ses mèches de cheveux derrière son oreille. La culpabilité de la brune ressurgit.
— Ah…Souffla-t-elle, avant de transférer son poids sur son autre jambe pour se tourner vers elle et lui faire face, plus alerte. C'est vrai...Désolée. Merci.>>
Elle ne pouvait même pas la regarder en face après toute cette histoire. Chiara secoua la tête de gauche à droite pour toute réponse. Son attitude réservée s’effaça lorsqu’elle se prit à sourire de malice. Elle posa l’une de ses mains sur sa hanche, et de l’autre, elle la pointa soudain du doigt.
<<Ah, trop tard ! s’exclama-t-elle, tout air attristé remplacé par une certaine satisfaction. Maintenant, tu dois te racheter !
— Quoi.>>
Claire fronça les sourcils.
Pourquoi avait-elle la désagréable impression de s’être faite avoir ? Les yeux de son interlocutrice pétillaient. La brune se tendit. Oh, non, pensa-t-elle, car Chiara était dans une de ses lubies, et elle était déjà bien assez au fait que lorsque c’était le cas, elle n’en démordait jamais sans avoir obtenu ce qu’elle voulait. Claire passa en revue son environnement, à la recherche de quelque chose, quoique ce soit, qui puisse l’aider à se sortir de ce qu’elle devinait était un plan foireux. Aide, qu’elle ne trouva pas, évidemment, ça aurait été trop simple…stressa-t-elle, la mâchoire serrée.
Le seul être vivant à la ronde était un chat grassouillet qui tourna au coin de la rue au moment où elle le remarquait, vaquant à ses propres affaires de gros chat. Il n’y avait pas un chat, pouvait-on désormais dire; la brune ricana jaune.
<<Ahahah…>>
Chiara n’en démordit pas.
<<…Ok. Je dois faire quoi ?>> abdiqua-t-elle dans un soupir.
Son interlocutrice était trop décidée pour qu’elle se sente la force de la contredire. Elle l’aurait eue à l’usure de toute façon…Autant s’épargner la peine d’une joute verbale vaine. Chiara s’éclaira (pas littéralement) de manière très suspecte. La guitariste se mit sur ses gardes.
Joute corporelle, donc, se résigna-t-elle lorsque la blanche esquissa un pas léger vers elle. 
Cette dernière eut la bonne idée de ne pas s’aventurer plus loin. Claire expira, soulagée.
<<Je veux…>> réfléchissait pendant ce temps sa camarade.
Cette dernière simula une réflexion complexe, un doigt sur son menton, qu’elle tapotait théâtralement. Elle lâcha un mmm traînant en longueur tandis qu’elle inclinait la tête de l’autre côté, tout son corps suivant dans un mouvement de balancier presque comique. Chiara darda ses yeux sur la pauvre guitariste, laquelle était plantée là, les bras ballants alors qu’elle en était réduite à attendre (malgré elle), (malgré elle) spectatrice du spectacle de Chiara songeuse.
Cette dernière la contempla, insondable. Elle réfléchissait donc bel et bien malgré ses airs de troubadour; de fait, elle avait l’air de peser le pour et le contre de quelque chose. Le décalage entre son comportement et le sérieux terré dans le fond de ses yeux rendait Claire nerveuse. Elle patienta en triturant la hanse de son sac de course. Elle ne comprenait pas.
Enfin, Chiara se décida.
<<Je sais ! Clama-t-elle, plus naturelle. Je veux un...!>>
Une voiture passa à toute allure sur la route derrière le parking. Les pneus vrombirent dans les nids de poule comblés de gravier et les irrégularités de l’asphalte. Claire suivit le véhicule du regard, avant de secouer la tête, certaine d’avoir mal entendu à cause de lui. Sa fatigue lui jouait des tours. Il était temps de rentrer…soupirait-elle, alors qu’elle portait ses yeux vers sa camarade.
Les siens étaient toujours sur elle.
<<Tu veux quoi ?
— Je veux un baiser.>> Répéta Chiara le plus sérieusement du monde.
Chiara tapota sur ses lèvres pour appuyer sa phrase, des fois que celle-ci seule ne suffise pas.
Claire la fixa. Chiara la fixa en retour. Les deux jeunes filles se dévisagèrent.
<<…>>
Elle avait bien entendu. Le regard de Claire était torve et appuyé tandis qu’elle cherchait sur la figure de son interlocutrice le moindre signe qui indiquerait qu’elle était en train de se payer sa tête. Elle ne trouva rien; pas un souffle déplacé, pas un sourire, pas même un tic de la commissure des lèvres. Chiara était de marbre. Elle attendit alors que cette dernière lui annonce que c’était une blague, qu’elle plaisantait, et qu’elle pose ses vraies conditions: aides moi en math, ou passe moi cinq balles, n’importe quoi. La guitariste demeura obstinément mutique. Chiara la dévisageait du même air déterminé. Elle la dévisageait de tout son bleu.
Le silence s’étira entre elles. Il devint si pesant que la brune finit par en sentit physiquement le poids sur ses épaules, qui se raidirent, et elle se redressa pour se dresser contre lui et ne pas en être compressée. Avec lui, c’était une mer de non-dits qui léchait leurs chaussures et les menaçait de la quiétude angoissante de ses profondeurs. Elles s’y enfonçaient avec chaque seconde qui gouttait entre elles. Elle attendait. Elles attendaient toutes les deux. La marée gagnait du terrain.
Claire se râcla la gorge. Sa prise sur son sac se resserra. Elle se garda ancrée par là.
<<…Un quoi ?>>
Chiara la regarda faire, et puis s’empourpra comme si l’écho de sa demande ne lui parvenait qu’alors. Elle papillonna des paupières et bomba le torse, tout cela pour cacher son hésitation. La jeune fille s’efforça de conserver son sérieux assuré, se faisant violence pour ne pas baisser les yeux la première. Elle releva le menton pour maintenir sa prestance; ce qui fonctionna, mais qu’en partie, principalement parce que ses joues avaient virées au rose, une couleur pâle qui pourtant détonnait sur son teint qui l’était d’autant plus.
<<…Un b…Bisous, reformula-t-elle, sa voix moins ferme et même timide. Sur…La bouche.
—…Euh…
Un rictus crispé releva le coin des lèvres de Claire, lesquelles basculèrent, déséquilibrées par cette grimace qu’elle osait appeler un sourire. Ses traits s’en tirèrent. Sa confusion était ineffable, et c’était écrit en travers de son visage tordu et crispé. Elle avait souri pour faire bonne figure; elle avait aussi bonne figure qu’elle souriait. Chiara s’agita de sa mine ahurie.
— Ou alors deuxième option ! enchaîna-t-elle, et elle leva un deuxième doigt. Tu m’aides avec ma liste !
— Quelle liste…>> articula la brune par-dessus le tapage que faisait son cœur.
C’était idiot, mais elle espérait que de là où elle se tenait Chiara ne pouvait pas l’entendre. 
Cela ne lui arrivait pas souvent de se manifester aussi fortement: parfois, Claire se demandait s’il battait, si elle était encore vivante. Dans ces moments elle pressait sa main au centre de sa poitrine et essayait d’en sentir les pulsations: bo, bom, bo, bom. 
Parfois, ça tardait: mais éventuellement, ça arrivait. Parfois, ça tardait, mais ça n’arrivait pas car elle abandonnait. C’était toujours ténu toutefois.
Inconsciemment sa respiration s’y accorda, devint moins profonde, effacée par ce son inaudible. Bo, bom, bo, bom, comme une phrase malgré l’humidité du silence: je suis là, je bats. Pour combien de temps encore ? Ces pulsations étaient ce qui faisaient la différence entre un corps mort un corps vivant: l’âme, dans tout cela...
Bo, bom, bo, bobom: je bats, ne m’oublies pas. Ne l’oublies pas: tu es en vie.
Claire tira sur ses manches pour se couvrir les mains, dans lesquelles elle passa son sac. Il n’était pas lourd, puisqu’il n’y avait que la farine dedans; ce qui lui donnait l’impression d’oublier quelque chose.
Sa concentration était toutefois requise ailleurs.
<<Ma liste de choses à faire avant de mourir.>>
La voix claire de Chiara la ramena sur terre.
Claire crut y discerner une nuance de solitude, mais n’en trouva aucune trace dans l’expression qu’avait sa camarade. Un frisson lui descendit la colonne vertébrale. Une impression étrange la troubla.
L’impression qu’un voile était tombé entre elles. Plus que sa membrane, qui ne lui faisait pas cet effet: c’était, comme si elle avait été projetée dans l’espace, quelques milliards d’années-lumière de là.
Comme si, soudain, toute la distance entre deux planètes s’étaient lovées entre elles, deux entités en flottaison au même titre qu’elles, deux corps célestes. L’air s’était déchiré. Un gouffre invisible et infranchissable s’était creusé devant ses pieds.
Chiara avait dressé un mur en même temps qu’elle en avait cassé un. Elle souriait toujours, pourtant.
Elle ne se l’expliquait pas. Claire ne s’expliquait pas Chiara, ni le vertige éphémère qui avait suivi cet anacoluthe d’espace-temps. Elle se sentait aspirée. Chiara se défilait; elle remettait de la distance, car la mention de cette liste l’avait rendu vulnérable.
C’était donc quelque chose d’important ? s’intrigua la brune, qui ne pensait pas qu’une personne comme Chiara puisse jamais être vulnérable. Ni seule.
Car elle brillait, comme un soleil. Peut-être que l’astre se sentait seul.
<<T’aider…Tu as besoin d’aide ? Tu veux mourir ?
— Quoi ?! Non ! C’est une liste pour vivre ! Le temps est précieux.
— Pas le mien…
— N’importe quoi. Mais si tu n’en veux pas, donne-le-moi.>>
Claire se frotta la nuque dans un soupir de désarroi.
Elle n’était pas emballée, mais en même temps, ce n’était pas comme si elle faisait bon usage de son temps, qui l’encombrait plus qu’autre chose. Pour peu qu’il soit utilisé à bon escient (quelle hypocrisie, soupira-t-elle derechef) cela ne la dérangeait pas de le donner. Une liste de choses à faire avant de mourir…C’était presque drôle, ironisa-t-elle au gré de ses réflexions imprégnées d’un sarcasme sinistre, comme ça tombait à pic. Pour elle, elle serait une liste pour mourir.
<<…Je t'aiderai.>>
Elle avait fini par accepter sans y prendre garde, toute happée qu’elle était par, quoi ? La mélancolie ? Lorsqu’elle percuta sa bêtise, il était trop tard.
<<Vraiment ?>>
Chiara s’était allumée de l’intérieur, ravie, son sourire chaleureux comme…Un soleil. Claire se gratta la nuque, déjà rouge d’avoir été frottée, et rougie de ses états d’âme. Elle gagna encore en couleur.
<<Je…Ah…Ouais…D’accord.>>
Elle ne pouvait plus refuser. Elle ne pouvait pas dire que sa langue avait fourché: elle n’y arrivait pas. C’était au-dessus de ses forces, lorsque Chiara la regardait comme ça, avec ses satanés beaux yeux…Cela aurait été lui donner de faux espoirs, ce qui aurait été odieux; cela aurait été jouer avec ses sentiments, ce qui l’aurait rendue, elle, malade. Elle ne voulait pas être une mauvaise personne.
C’était absurde; fichue Chiara. Cette dernière avala de ses jambes les pas qui les séparaient, et l’effraya sans le vouloir. 
<<Pour la liste ! s’exclama-t-elle, la voix serrée. Pour la liste, pas pour…! Je t’aide pour ta liste !>>
Chiara s’arrêta près d’elle. Elle pouffa, mais opina sagement d’un signe de tête. 
Elle lui tendit la main. Elle était…Claire l’étudia, le regard vague. Le terme lui échappait.
<<Marché conclu, alors ?
—…Marché conclu.>>
Elle y glissa la sienne (avec réticence). Chiara s’en amusa, mais se passa de commentaires et se garda bien de la brusquer, des fois qu’il ne lui prenne l’envie de se rétracter.
Une fois leurs mains jointes, elle la lui serra et la pressa de ses doigts…Diaphanes.
C’était le qualificatif que la brune cherchait: diaphanes, ses doigts, ses mains, sa peau, comme de la porcelaine, en contraste avec la sienne, brunâtre et épaisse. Translucide, presque.
Mais ses paumes étaient si chaudes, qu’elle brûlait de leur contact.
Échec et mat, se résigna la jeune fille.
Alea jacta est.

<<Claire.
Il était tard, mais l’heure ? Rien n’était moins sûr.
Claire somnolait lorsque sa mère passa la tête par la porte de sa chambre. La lumière du couloir traça un trait au-travers de l’obscurité ambiante. Ses sens s’éveillèrent.
— Mm, exprima-t-elle, un son grave venu du fond de sa gorge.
— Tu es allée faire les courses ?
— Mm…
— Est-ce qu’il y a une raison pour laquelle tu n’as ramené, de toute la liste, que la farine ?>>
Silence. Claire rassembla sa conscience parcellaire. La liste…lui évoqua Chiara. Elle se frotta les yeux pour se concentrer (et chasser son image). Mauvaise liste; non, la liste de course…Ah.
La liste de course.
<<J’ai…Oublié, marmonna la jeune fille qui, bien que plus que consciente de ladite raison, la passa sous silence, tout comme le râle de frustration qu’elle ravala in extremis.
Chiara. Avec tout ce qu’il s’était passé, elle avait essayé (et échoué) de quitter la scène de crime, la farine dans le sac: le fait que celle-ci était accompagnée d’autres choses sur la liste lui était sorti de la tête, alors préoccupée d’autres priorités comme la fuite, ou l’opprobre jetée sur son honneur (le terme n’était pas assez dramatique encore).
— C’est pour ça que tu avais une liste.
— Désolée. J’avais l’esprit ailleurs.
— Et moi donc; sauf que moi, je reviens du travail. Si tu pouvais faire un effort, ça me rendrait la vie beaucoup plus simple.
—…Mm.
—…Bonne nuit.>>

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Caribou
Posté le 23/05/2024
Hey !
Ce chapitre était très intéressant.
Taylor est vraiment insupportable, comment Chiara peut-elle être amie avec elle ?
On découvre Cassiopée sous un nouveau jour, j'ai beaucoup aimé ça.
Tes descriptions sont très bien écrites, j'ai apprécié la métaphore avec le jeu d'échecs, mais parfois il y a quelques pléonasmes, ou répétitions, comme:
"-Non, jure ? ironisa sarcastiquement ..."
Sur ce, je vais lire le prochain chapitre !
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