Chapitre 3 - Le smartphone

Par Haunjan

- Je dois m’absenter, déclare soudain Saint Nicolas.

- Ah ! Enfin ! On va où cette fois ? se réjouit Adolf.

- Non, toi, tu restes ici, Kitty.

- Quoi ? Tu me laisses ici tout seul ?

- Aurais-tu peur ? ironise Saint Nicolas qui, sans attendre et en un clin d’œil, et sans qu’il soit besoin de se mouvoir physiquement, propulse leur duo dans le grenier où s’empilent sur un meuble à étagères des vivres que l’on tente de protéger contre les rats grâce à des moustiquaires.

Constatant avec effarement où ils se trouvent, Adolf s’exclame :

- Il est hors de question que tu me laisses ici tout seul ! Je te préviens !

- C’est ça ou le retour où tu sais !

- Je choisis le retour !

Saint Nicolas n’est pas surpris de cette réaction :

- Tu es sûr de ne pas vouloir y réfléchir un peu avant de…

- Non ! C’est tout réfléchi ! le coupe Adolf.

- Bon, comme tu voudras…

En bon spécialiste de la télétransportation, Saint Nicolas s’exécute et reconduit aussitôt Adolf dans l’infiniment blanc du début. Le changement de lieu est, là aussi, immédiat, ainsi que le changement de corps et de tenue vestimentaire. L’ancien dictateur retrouve avec plaisir son uniforme militaire qu’il se met aussitôt à caresser avec un tel contentement que Saint Nicolas ne peut s’empêcher d’en ressentir un sentiment d’amertume.

- Qu’est-ce que vous faites-là ? interroge brusquement Jésus au moment d’apparaître devant eux comme s’il épiait chacun de leurs va-et-vient.

- Ha ! Te voilà ! réagit Saint Nicolas. J’espérais justement que tu apparaisses car j’ai besoin de te parler de quelque chose.

- Pourquoi il est là, lui ? veut savoir Jésus en désignant Adolf du menton.

- Il avait peur de rester tout seul et a préféré me suivre…

- Pas du tout ! se défend Adolf l’air altier. Apprenez, Monsieur, qu’à aucun moment je n’ai eu peur de quoi que ce soit !

- Menteur ! s’étouffe presque Saint Nicolas.

Puis, s’adressant à Jésus en aparté comme s’il devait se justifier auprès de lui :

- On ne tirera rien de lui ! déplore-t-il. Faut laisser tomber ! Il est totalement étanche, ce type ! En plus, j’ai du boulot qui m’attend, moi !

- Ce n’est pas du tout ce qui était prévu, Nicolas ! réprouve Jésus. Ce n’est pourtant pas dans tes habitudes de vouloir renoncer de la sorte.

- Oui, je sais… s’excuse humblement Saint Nicolas. Mais là je sens que ça ne va pas être possible ! Il est hermétique, obtus et enfermé dans son système ! Et puis, je te le redis, j’ai ma tournée à préparer…

- Allons Nicolas ! Tu sais tout aussi bien que moi que tu n’as aucun souci à te faire à propos de ta tournée. Tout se passera comme prévu. La magie de Noël sera, comme à chaque fois, au rendez-vous, ne t’en fais pas.

Jésus sait que Saint Nicolas a foi en lui, aussi le presse-t-il :

- Que décides-tu ?

Après quelques secondes d’hésitation, Saint Nicolas lui fait un aveu :

- Il travaille mes nerfs, ce gars ! Avec lui, j’ai parfois la même envie qu’avec Arius et ça me fait un peu peur… confesse-t-il.

- C’est qui Arius ? intervient Adolf qui tendait l’oreille.

Saint Nicolas lance un regard exaspéré en direction de Jésus pour lui faire comprendre qu’il a vraiment du mal à rester zen avec l’ancien dictateur.

- C’est le théologien à l’origine de l’arianisme, lui précise sèchement Jésus sans un regard pour lui.

- Ah, mais je pense que tu fais erreur ! le corrige Adolf avec suffisance. Tu dois confondre avec Houston Steward Chamberlain !

- Non mais tu l’entends ? Tu comprends maintenant ? se plaint Saint Nicolas en prenant Jésus à témoin.

- Calme toi, s’il te plait, et explique lui ! tempère ce dernier.

Le visage de Saint Nicolas s’assombrit. Le souvenir d’Arius date de l’époque du Concile de Nicée et réveille en lui un regret ; un geste resté célèbre que Jésus a toujours désapprouvé, une gifle.

- Tu te trompes Adolf. Les disciples d’Arius ce sont les ariens et sa doctrine c’est l’arianisme. Ça n’a rien à voir avec ton concept de bons aryens, mauvais en tout !

Le jeu de mot amuse Jésus :

- Ton goût pour les bons mots me surprendra toujours, Nicolas !

- Ça te cloue, n’est-ce pas ? surenchérit spontanément Saint Nicolas l’air jovial.

Mais Jésus n’apprécie pas son second trait d’humour. Avec équanimité, il désigne Adolf auquel le calembour a échappé :

- Tu n’amuses même pas le chancelier.

Tandis qu’il se tourne vers Adolf pour constater son four, Saint Nicolas repense à ce qu’attend Jésus de lui. Dévoué, il demande à Adolf :

- Tu sais ce qui t’attend ici, n’est-ce pas ?

- Non. Qu’est-ce qui m’attend ? fait semblant de ne pas savoir Adolf.

- Tu le sais très bien. La même chose qu’avant. Rien si ce n’est le vide, l’absence, le silence, la solitude…

- Et ta mémoire ! ajoute Jésus.

Adolf fait mine de réfléchir, mais Saint Nicolas sait parfaitement bien qu’il cherche à gagner du temps :

- Bon, quel est ton choix ?

- Je ne l’ai pas beaucoup eu jusqu’à présent !

- Hé bien, désormais tu l’as ! Et ça fait précisément toute la différence ! le tance Jésus.

- Je veux garder mon uniforme !

- Je ne te garantis rien, lui répond Saint Nicolas.

Adolf hésite. Il est mis face à un choix qui ne lui convient pas, il aimerait être plus malin et imposer une alternative, mais rien ne lui vient à l’esprit.

- Tu resteras avec moi si on retourne là-bas ? demande-t-il en s’adressant à Saint Nicolas.

Aussitôt, Jésus affiche un sourire de satisfaction et disparaît sans prévenir.

- Quel malpoli ! s’indigne aussitôt Adolf qui voit là l’occasion de grappiller quelques secondes de polémique avant d’être obligé de repartir. Il aurait pu nous saluer avant de filer comme un malpropre !

- Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il allait s’éterniser, peut-être ? Ou bien c’est sa présence qui te manque déjà ? ironise Saint Nicolas.

Adolf ne répond pas et hausse machinalement les épaules avant de constater qu’il se trouve une nouvelle fois à l’intérieur de l’immeuble du 263 Prinsengracht, sur le palier où se trouvait la porte d’entrée grise de la cachette baptisée Annexe. Sauf que là, la porte grise a disparu et une bibliothèque pivotante la remplace. Elle est grande ouverte, comme figée depuis longtemps dans cette position. Une file de jeunes gens en âge d’être au collège termine de s’y engouffrer à la queue leu leu. Le dernier de la file, un jeune homme brun ayant l’allure d’un escogriffe blasé, le bas du visage recouvert d’un masque et vêtu de la tête aux pieds d’un large survêtement noir estampillé Hugo Boss à l’aide de lettres blanches et voyantes, aperçoit Adolf et le met aussitôt en joue avec son smartphone, sans se frapper de cette apparition soudaine. Tandis qu’il est filmé sans le savoir, Adolf, qui a remarqué le logo, s’adresse à lui :

- Vous êtes de la famille ?

- Quelle famille ?

- Le nom inscrit sur votre vêtement, vous êtes de la famille ?

- Ben non, c’est juste une marque ! précise avec évidence le jeune homme.

- Ah. Parce que je l’ai bien connu, moi, Monsieur Boss, vous savez ! Je constate avec plaisir qu’il habille autant qu’autrefois la jeunesse !

Le jeune homme ne répond pas et continue de filmer tandis qu’une voix féminine de l’autre côté de la porte s’approche de lui :

- Kévin, qu’est-ce que tu fais ? Je t’ai déjà dit de rester avec le groupe !

- Madame ! Y a un acteur en costume nazi ! lui explique le jeune homme sans s’émouvoir. En plus, il n’a pas de masque !

Intriguée, la dame en question, professeure d’histoire du jeune Kévin et proche de la retraite, fait un pas hors de l’Annexe et découvre avec stupéfaction Adolf. Elle échappe un cri derrière le masque en tissu qu’elle porte elle aussi :

- Oh mon dieu !

Adolf l’observe sans réagir. Contenant du mieux possible son trouble mâtiné de dégoût face à ce surprenant sosie du Führer, la petite dame s’interroge :

- Excusez-moi, monsieur, mais je viens chaque année ici avec mes élèves et c’est la première fois que la direction du musée décide de… Je ne comprends pas très bien la raison de votre déguisement et de votre présence ici !

De façon assez curieuse, Adolf s’inquiète de voir autant de gens visiter la cachette d’Anne. Il craint qu’ils ne l’aient fait fuir, aussi répond-il sèchement à la dame : 

- Vous êtes une ignorante, Madame ! Contrairement à vous, je ne suis pas déguisé. Ne savez-vous pas qui je suis ?

Interloquée, la professeure pose une main sur sa poitrine et balbutie :

- Mais, je ne comprends pas…

Satisfait de provoquer chez elle le malaise sur lequel il aimait autrefois fonder une grande partie de son autorité avec les gens, Adolf se montre cinglant :

- Je suis surpris de vous savoir enseignante, Madame ! Vous exercez en école juive ? Est-ce pour cela que vous et vos élèves cachez vos visages ?

La dame se met aussitôt à suffoquer en produisant d’inquiétants sifflements de bronches. Elle baisse son masque pour mieux respirer, recule d’un pas et butte contre son élève en survêtement qui s’était posté derrière elle pour mieux filmer les deux adultes. Elle sursaute à son contact, se retourne vers lui en poussant un second cri apeuré, avant de lui asséner par réflexe un coup de sac à main sur l’épaule comme s’il l’eut agressée. Adolf fait un pas vers elle pour la maîtriser et défendre le jeune ami d’Hugo Boss, mais elle s’en prend aussitôt à lui et lui assène à son tour plusieurs coups de sac, sans discernement. Touché à la tempe, Adolf lève un bras pour se protéger le visage et recule vers l’escalier qui débouche sur la petite plateforme où ils se trouvent. L’agitation a attiré d’autres élèves masqués qui ont rebroussé chemin et qui se mettent tous à filmer la scène, tandis qu’un gardien du musée à l’étage inférieur se précipite vers ce qui lui semble être un début de pugilat. Il aperçoit une dame qui, masque défait, fait reculer à coups de sac à main un homme en costume militaire d’époque sur le point de vaciller dans l’escalier. Il se précipite pour tenter de s’interposer, manque de recevoir lui aussi un coup de sac sur la tête au moment précis où la dame fait un malaise et se laisse choir dans ses bras, tandis qu’Adolf bascule et roule boule jusqu’en bas des marches, sous l’œil des smartphones voyeurs qui filment tout en direct pour les réseaux sociaux.

Sonné, Adolf, qu’une douleur vive au niveau des côtes fait grimacer, mets plusieurs secondes à reprendre ses esprits. Il gît sur le sol, prend conscience que son corps, contrairement à son séjour là-haut dans les limbes, ressent ici-bas et comme autrefois les déplaisants inconvénients d’être fait d’os et de chair, et se demande s’il ne s’est pas cassé quelque chose dans sa chute, tant est vive la douleur qu’il ressent dans son dos. Il tente tant bien que mal de se relever sous le regard voyeur des objectifs qui le filment depuis le palier, Saint Nicolas le rejoint précipitamment et s’interroge à voix haute ; comment tout cela a pu se produire ? pourquoi, au moment d’intervenir de concert avec le gardien pour empêcher les coups de sac à main de la dame, rien ne s’est passé ? etc.

- Je ne comprends pas ! Pourquoi ça n’a pas fonctionné comme prévu ? s’étonne-t-il.

Pour lui, en effet, le transfert s’est manifestement mal déroulé ; ils ne se sont pas correctement dématérialisés ni rematérialisés ; leur voyage dans le temps n’a pas été le bon, bref tout ceci n’aurait pas dû avoir lieu. Il tend un bras secourable vers Adolf pour l’aider à se relever, mais constate que si Adolf peut le voir, ils ne peuvent pas se toucher l’un l’autre. Déconcerté, il décide de prendre le taureau par les cornes et se concentre fermement quelques secondes pour tenter de renvoyer leur duo là où il devait initialement aller, afin de quitter au plus vite la mauvaise scène dans laquelle il a fourré tout le monde. Sans se rendre compte du voyage qui est en train de se passer, Adolf refuse la main que lui tend Saint Nicolas et, tout en grognant, termine de se relever avec milles difficultés. Mais cette fois encore, ils n’arrivent pas à bon port ! Tandis qu’Adolf époussette son costume et se plaint d’avoir mal aux côtes, un homme court et massif, le visage dissimulé lui aussi derrière un masque chirurgical, se précipite vers eux en hurlant. Le décor n’est ni celui du 263 Prinsengracht ni celui des limbes, mais celui d’un hangar sombre au milieu duquel trônent des caméras de cinéma, une rue factice éclairée par de puissants projecteurs et une bonne cinquantaine de personnes masquées elles aussi. L’homme les invective durement mais son propos est confus ; il hurle de toutes ses forces que ce que font Adolf et Saint Nicolas est inexcusable, qu’il s’agit d’un manquement coupable à la sécurité en ne portant pas de masque, que ses producteurs hollywoodiens mécontents vont mettre, à cause d’eux, des centaines de personnes au chômage si le film qu’il dirige n’est pas terminé à temps, et que pour éviter cela c’est eux deux qu’il va licencier personnellement !

Mais il n’a pas le temps d’aller plus loin. Après avoir proféré un juron, Saint Nicolas glisse à Adolf qu’il s’est encore trompé d’époque et de destination. Puis, il les propulse enfin tout deux dans le grenier où Adolf ne voulait pas rester seul.

- Ouf ! souffle Saint Nicolas. Quelle agitation ! Excuse-moi, Kitty, je me suis trompé coup sur coup ! Je ne sais pas ce qui m’a pris, je…

- Non mais c’était quoi tout ce cirque ?! se plaint Adolf qui ne s’est pas encore rendu compte qu’il est redevenu Kitty.

- Je ne sais pas ce qui s’est passé, je… balbutie Saint Nicolas.

- C’étaient qui tout ces agités ?!

- Je crois que je fais un burn-out ! veut se justifier Saint Nicolas. J’ai trop de trucs à gérer ! C’est une énorme charge mentale que de s’occuper de toi, en fait !

- C’est possible d’avoir un peu d’ordre ?! réclame Adolf avec autorité. Ou c’est trop demander ?

Saint Nicolas se fige aussitôt de consternation.

- De l’ordre ! répète Adolf. Ce n’est pas compliqué !

- De l’ordre, de l’ordre… Tu n’as décidément que ce mot à la bouche, toi !

- Exactement ! De l’ordre ! C’est comme ça que ça marche ! approuve Adolf. Des idées simples ! Des objectifs simples ! De la méthode et de la rigueur ! Voilà ce qu’il faut !

- Ça ! Pour ce qui est d’avoir des idées simples, on peut compter sur toi… le raille Saint Nicolas. Je dirais même simplistes ! Et on sait tous ce que ça a donné ! Le plus grand désordre mondial jamais connu sur Terre ! Tu devrais pourtant savoir que la vie n’a pas tant besoin de sérieux ! Que c’est une comédie !

Constatant qu’il est redevenu Kitty, Adolf s’exaspère :

- Encore cette robe ?! Je t’avais dit vouloir garder mon uniforme !

- Écoute-moi bien, Adolf ! Comme je te l’ai dit tout à l’heure, j’ai une tournée à préparer et ce n’est pas une mince affaire, tu peux me croire ! C’est même ma priorité. Et je ne peux pas t’emmener avec moi…

- Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? veut lui faire préciser Adolf.

- Peu importe ! Mais on va rester en contact, rassure-toi ! voudrait l’apaiser Saint Nicolas avant de lui tendre un objet plat et rectangulaire.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un smartphone.

- Un quoi ?

- Un objet similaire à ceux que tu as vu entre les mains des jeunes gens tout à l’heure. C’est très en vogue depuis quelques années, j’en ai d’ailleurs plusieurs milliers à livrer cette année encore. C’est beaucoup plus sophistiqué et beaucoup plus utile que ton Schwerer Gustav de chez Krupp, si tu veux savoir ! Si ça vibre ou si une musique retentit, tu touches la vitre avec ton doigt et tu observes, c’est assez intuitif, tu devrais t’en sortir.

Encore tout étourdi par la succession d’évènements, Adolf ausculte l’objet avec perplexité tandis que Saint Nicolas disparaît sans prévenir.

- « Quand Papa a commencé à parler d’entrer dans la clandestinité, il disait qu’il nous serait très difficile de vivre complètement coupés du monde. » intervient la voix dont Adolf connaît maintenant le prénom.

Il fait aussitôt mine de regretter son retour, lève brièvement les yeux au ciel en affichant une moue synonyme d’affliction pour lui-même et se plaint en secret de son mauvais karma passager. Mais il ne peut s’empêcher dans la foulée de contredire sa pensée ; en réalité, la présence de cette voix lui va bien. Elle l’aide à refouler son anxiété de se retrouver seul dans le grenier poussiéreux où vient de l’abandonner Saint Nicolas. Peu enclin à l’explorer, il préfère inspecter le smartphone qu’il lui a laissé, tout en se donnant de faux-airs d’abnégation, lui le répudié.

- « Le ton grave de Papa m’inquiétait. Je lui ai demandé pourquoi il parlait de nous cacher. » dit Anne.

Adolf a bien sûr la réponse, mais il préfère se tenir à distance de l’histoire qui est narrée en ne se replaçant pas comme personnage qui en a fait partie. Un déni avec lequel il sait pouvoir composer…

- « "Ne te tracasse pas, nous nous occuperons de tout, profite bien de ta vie insouciante pendant qu’il en est encore temps !" » dit encore Anne en rapportant les paroles rassurantes de son père.

L’anecdote réveille dans la mémoire d’Adolf d’anciens souvenirs de sa relation houleuse avec son propre père et regrette que le récit qu’il entend le rende cafardeux :

- Ça ne m’aide pas vraiment à supporter mon pauvre sort, tout ça ! gémit-il en se tâtant les côtes, au moment précis où Saint Nicolas reparaît devant lui de manière soudaine. Tu m’as fait peur ! sursaute-t-il.

Le regard plongé dans celui de l’ex-dictateur, Saint Nicolas n’est revenu que pour lui rappeler une de ses propres phrases :

- "La vie que j'avais menée jusqu'alors à la maison était sensiblement celle de tous les jeunes gens de mon âge : j'ignorais le souci du lendemain et il n'y avait pas pour moi de problème social." cite-t-il simplement.

- T’es revenu uniquement pour me dire ça ?

- Des parents qui cherchent à protéger l’enfance sacrée de leur rejeton, toi aussi tu en as fait l’expérience ! Souviens-toi de ça ! commente simplement Saint Nicolas avant de disparaître de nouveau.

Dehors, le vent se met à agiter les branches d’un arbre presque aussi haut que l’immeuble.

- « À quoi bon, oh à quoi bon cette guerre, pourquoi les gens ne peuvent-ils vivre en paix, pourquoi faut-il tout anéantir ? Pourquoi dépense-t-on chaque jour des millions pour la guerre et pas un sou pour la médecine, pour les artistes, pour les pauvres ? » se met à regretter Anne.

Le bruit des branches qui s’agitent vient d’une petite fenêtre dans le pignon de la toiture. L’intérêt que porte Anne aux artistes plaît à Adolf, mais le reste l’ennuie, aussi le bruit à l’extérieur emporte-t-il sa curiosité.

- « Pourquoi les hommes sont-ils si fous ? Il y a chez eux un besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d’assassiner et de s’enivrer de violence ! »

En s’approchant, Adolf remarque un châtaigner de grande taille dont la majestueuse apparition, de façon assez inattendue, réveille en lui des souvenirs plus heureux, comme sa première fois au théâtre où il vit, et aima, le révolutionnaire Guillaume Tell, de Schiller, qui tue le tyran Gessler et dont il se servit un temps pour les besoins de sa propagande, avant de tardivement prendre conscience de sa portée subversive et de l’effacer des programmes des théâtres et des écoles, puis ses premiers opéras, notamment Lohengrin, de Wagner, qu’il vit plusieurs fois au point d’en connaître par cœur le livret, durant lequel, chaque fois, il ressentit un enthousiasme sans limite. Des souvenirs plaisants qui suscitent en lui l’envie d’ouvrir la fenêtre et de s’envoler pour fuir ce grenier poussiéreux qui le retient prisonnier. Mais son corps de fillette, loin d’être celui d’un héros à son goût, lui paraît au contraire si frêle, si peu fiable ! Si seulement on lui avait laissé son corps d’origine, il aurait pu tenter une évasion…

Sa rêverie est soudainement interrompue par le smartphone que Saint Nicolas lui a confié. Il s’est mis à vibrer dans sa main et l’a surpris au point qu’il l’a lâché et l’a laissé tomber sur le plancher. Comme les vibrations résonnent maintenant bruyamment dans tout le grenier, il se penche pour l’observer. Sur la face qu’il présente, il y a le dessin d’une pomme dans laquelle on a croqué. Adolf présume alors que l’objet appartient à Jésus et que le logo est symbolique. L’autre face, celle contre le sol, semble s’être éclairée d’elle-même, mais au moment de retourner l’objet tout à fait bizarre à ses yeux, les vibrations cessent, tandis que sur l’écran vitré apparait une mention indiquant qu’un appel a été reçu. Adolf ne comprend pas ce que tout cela veut dire et se laisse fasciner par l’écran lumineux, fruit d’une technologie qu’il ne connaît pas et qui l’impressionne, quand soudain, accompagnée d’un tintement court de clochette, apparaît une nouvelle mention stipulant cette fois que c’est un message qui a été reçu. Adolf ne comprend pas davantage mais, se souvenant des consignes de Saint Nicolas, il effleure du bout du doigt l’écran qui, par une sorte de magie, transforme ladite mention en un texte court :

« Le père d’Anne a lui aussi servi dans l’armée allemande en tant qu’officier de réserve dans le 7e régiment d’artillerie durant la 1ère guerre mondiale. Appelé sur le front ouest, il se trouvait dans le secteur de Cambrai en nov. 1916, secteur que tu as quitté le mois précédent, après y avoir été blessé. »

Le tout est signé Saint Nicolas.

Adolf s’attarde sur le message. L’information qu’il contient le déroute autant que la technologie qui l’affiche. Le père d’Anne serait un ancien officier allemand qu’il aurait pu croiser sur le front à l’époque où il était jeune soldat ? Un compagnon d’infortune ?

Mais un autre message accompagné du même tintement de clochette le surprend une nouvelle fois :

« Promu lieutenant en 18 après qu’un obus adverse eut provoqué l’effondrement d’une galerie, il improvisa une équipe de sauvetage pour dégager les soldats ensevelis avant qu'ils ne meurent d'asphyxie et sauva dix-sept d’entre-eux. Pour cela, il fut décoré de la croix de fer, comme le père de Bernile et toi, et l’arborera ensuite fièrement sur sa nouvelle vareuse d'officier. »

Dehors, le vent fait de nouveau se balancer les branches du châtaigner, au moment où un troisième message s’affiche :

« À la fin de la guerre, après l’armistice et avant de rentrer chez lui, il se fit un devoir de reconduire chez leurs propriétaires certains chevaux que son régiment avait réquisitionnés. J’espère que tu apprécies le sens de l’honneur de cet officier à la fois allemand ET juif, et non l'inverse ! »

Puis, plusieurs autres messages s’enchainent en tintant :

« Car te souviens-tu de cette phrase ? "Un Juif n'est pas un Allemand, je le savais définitivement pour le repos de mon esprit". C’est de toi ! »

 « Dans ses lettres à sa famille, il ne s’est jamais plaint de ses conditions de soldat sur le terrible front, sauf une fois où il dit à propos de sa vie dans les tranchées : "Un homme seul ici n’est qu’une demi-vie. Mes pensées errent ici et là mais elles ne se fixent sur rien. Ici, on pense au passé et on planifie l'avenir, mais tout cela n’est qu’un jeu inutile qui procure un sentiment étrange." »

Fidèle à son habitude de feindre de ne pas s’intéresser aux choses quand elles ne lui plaisent pas, Adolf veut ignorer ces dernières remarques et préfère continuer de s’interroger et de s’émerveiller au sujet de l’objet qu’il tient dans sa main. Mais la vibration répétée de ce dernier et les notes de musique qui l’accompagnent le rappellent à l’ordre ; sur la vitre noire, le nom de Saint Nicolas apparaît en lettres blanches et surmonte un rond rouge et un rond vert qu’il examine avec attention sans réagir, jusqu’à ce que tout cesse. Une seconde plus tard, un nouveau message apparaît : « Utilise le bouton vert ! »

Adolf inspecte aussitôt l’objet sous toutes ses faces, le tourne et le retourne, mais ne trouve aucun bouton vert sur lequel appuyer, jusqu’à ce que tout se remette à vibrer et à tinter. Il suppose alors que c’est sur le rond vert qui vient d’apparaître sur l’écran qu’il faut appuyer, chose qu’à plusieurs reprises il fait avec rudesse, appuyant si fort qu’il manque de briser la vitre, sans que rien ne se passe pourtant, jusqu’à ce que tout cesse de nouveau. Adolf s’agace, peine à comprendre le fonctionnement de ce turbulent outil, quand, dans la seconde qui suit, s’affiche un nouveau message :

« N’appuie pas si fort, espèce de brute ! Un simple contact léger et rapide suffit ! »

Puis, tout se remet une nouvelle fois à vibrer en musique. Doublement agacé, Adolf effleure cette fois ledit bouton vert comme le ferait un gamin avec le cadavre d’un insecte repoussant pour vérifier qu’il est bien mort. Les ronds vert et rouge disparaissent au profit d’un chronomètre qui se met à égrener le temps, tandis que l’objet se met à parler tout seul :

- Approche le téléphone de ton oreille, bon sang ! crie la voix de Saint Nicolas dans l’invisible haut-parleur.

« Cette chose est un téléphone ? » s’étonne Adolf avant de le porter à son oreille.

- Les Juifs ne sont pas des Allemands, disais-tu ? Que penses-tu de tes préjugés nationalistes après ce que tu viens d’apprendre à propos du père d’Anne ?

Aussitôt, Adolf se renferme. Décidément, aux reproches que lui fait Saint Nicolas, il préfère le récit que fait Anne de sa vie, songe-t-il en contemplant le châtaigner dehors, laissant pendre au bout de son bras ce téléphone dont la voix, à l’autre bout de la ligne, le harcelle encore :

- "Un chef qui doit abandonner ses théories générales parce que reconnues fausses, n'agit avec dignité que s'il est prêt à en subir toutes les conséquences en répondant de ses décisions sur ses biens et sur sa vie !", raconte-t-elle en empruntant sa voix.

- Je pensais agir selon l'esprit du Tout-Puissant… se met à murmurer Adolf en réponse au passage de son propre livre qu’il a reconnu être cité.

Puis, se laissant fasciner par le vent qui forcit et qui agite plus durement les branches, il ajoute :

- En me défendant contre les Juifs, je combattais pour défendre son œuvre… Si un peuple succombe dans sa lutte pour les droits de l'Homme, c'est qu'il a été pesé sur la balance du sort et a été trouvé trop léger pour avoir droit au bonheur de l'existence ! Car celui qui n'est pas capable de lutter est prédestiné à sa perte par la Providence ! récite-t-il en se remémorant petit à petit les écrits de son manifeste.

- Ce sont des paroles d’illuminé, Adolf ! le coupe Saint Nicolas au téléphone en reprenant sa propre voix. La Providence n’avait absolument rien à voir là-dedans !

- La doctrine juive du marxisme rejette le principe aristocratique observé par la nature, continue de réciter Adolf, comme hypnotisé, et met à la place du privilège éternel de la force et de l'énergie, la prédominance du nombre et son poids mort ! Elle nie la valeur individuelle de l'homme, conteste l'importance de l'entité ethnique et de la race !

- Adolf ?!

- Si le Juif remporte la victoire sur les peuples de ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l'humanité ! scande maintenant l’ancien Führer dont l’esprit orateur, allant crescendo, s’est réactivé et commence à s’exalter. Alors notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait il y a des millions d'années : il n'y aura plus d'hommes à sa surface !

- Allo ? Adolf ?! Tu m’entends ? s’inquiète Saint Nicolas. C’était des conneries tout ça ! Reviens sur Terre !

Mais Adolf ne l’écoute pas. Le regard plongé dans le lointain et son corps de jeune fille raidi par le garde-à-vous exagéré qu’il lui impose, il récite ses anciens écrits, comme possédé :

- On ne doit pas oublier que le but suprême de l'existence des hommes n'est pas la conservation d'un État : c'est la conservation de la race ! Or, ce qui fait la race, ce n'est pas la langue, mais le sang ! Le christianisme n'est pas devenu si grand en faisant des compromis avec les opinions philosophiques de l'Antiquité à peu près semblables aux siennes, mais en proclamant et en défendant avec un fanatisme inflexible son propre enseignement ! Un maître illustre ne peut pas être remplacé ! Nul autre ne peut entreprendre de terminer son œuvre après sa mort ! Il en est de même d'un grand poète, d'un grand penseur, d'un grand homme d'État et d'un grand général ! Les plus grandes révolutions et les plus grandes conquêtes des hommes sur cette Terre, leurs plus grandes œuvres culturelles, les résultats immortels qu'ils ont obtenus comme chefs de gouvernements, tout cela est pour l'éternité indissolublement lié à un nom, et restera symbolisé par ce nom ! Heil Hitler ! conclut-il en exécutant un salut nazi spectaculaire.

- Adolf ! C’était une doctrine de malheur, tout ça ! crie Saint Nicolas dans le combiné. Ce n’était que pure folie ! Ressaisis-toi !

- « Hier soir, Papa a encore fait toute une comédie ! intervient Anne la voix enjouée. Il était abruti de sommeil et s’est écroulé sur son lit, là il a eu froid aux pieds, je lui ai mis mes chaussons de nuit. Cinq minutes plus tard, il les avait déjà reposés à côté de son lit. Puis, la lumière le dérangeait et il a enfoncé sa tête sous les couvertures. Quand on a éteint la lumière, il a montré tout doucement le bout de son nez, c’était trop comique. »

L’anecdote, pleine de douceur, a pour effet d’interrompre Adolf dans ses incantations délirantes et hallucinées. Un lourd silence règne maintenant dans le grenier. Étourdi, Adolf quitte peu à peu son état d’hypnose et remarque que le châtaigner ne bouge plus, comme écrasé par ce qu’il vient de dire.

Au bout d’un moment, la voix d’Anne revient et raconte cette fois que, pour la énième fois, Mme Van Daan est mal lunée et d’une humeur massacrante. Anne lui reproche de faire partie de ces personnes qui éprouvent un plaisir particulier à éduquer non seulement leurs propres enfants mais aussi ceux des autres :

- « Plus d’une fois, à table, c’est un feu croisé de réprimandes et de réponses insolentes. Papa et Maman prennent toujours ma défense avec vigueur, sans eux, je ne pourrais pas reprendre constamment la lutte avec autant d’assurance. Bien qu’ils me répètent sans cesse d’être moins bavarde, de ne pas me mêler des affaires des autres et d’être plus effacée, j’échoue plus souvent que je ne réussis et sans la patience de Papa, il y a longtemps que j’aurais abandonné tout espoir de satisfaire un jour aux exigences parentales, qui n’ont pourtant rien d’abusif. »

Encore un peu groggy, Adolf se laisse apprivoiser par le récit…

Anne précise les circonstances qui la font parler ainsi ; lors d’un repas pris en commun, alors qu’elle déclinait les légumes verts qu’elle n’aime pas et assurait préférer se contenter des pommes de terre, elle se voit plusieurs fois invitée avec insistance par Mme Van Daan pour en manger malgré ses refus polis, au point de provoquer l’ire de cette dernière qui, critiquant ouvertement son comportement et l’éducation qu’elle reçoit de ses parents, vante les vertus de celle qu’elle reçut elle-même étant enfant :

- « "Vous auriez dû voir comment ça se passait chez nous !" rapporte Anne. "Là au moins on savait élever les enfants, Anne est beaucoup trop gâtée, moi je ne le tolèrerais jamais si Anne était ma fille". Voilà par où commencent et finissent toutes ses tirades : "Si Anne était ma fille". Heureusement, ce n’est pas le cas. Puis Papa répondit : "Je trouve Anne très bien élevée ; au moins, elle a appris à ne pas répondre à vos longs sermons !" »

Adolf se désole de n’avoir pas connu pareil soutien de la part de son père. Au contraire, l’attitude de ce dernier se rapprochait plutôt de celle de l’antipathique Mme Van Daan. Les confidences qu’il entend le replongent dans sa propre enfance dont il regrette les heures de colère paternelle à la maison. Il se souvient avoir été lui aussi critiqué pour son manque de componction au moment d’être sermonné ; on lui reprochait de ne pas facilement baisser les yeux et de ne pas savoir garder une attitude de contrition en refusant de docilement s’effacer, aussi, l’attitude de Anne face à cette Mme Van Daan lui plaît-elle. Il réalise par ailleurs que son récit se révèle être d’assez bonne compagnie car il lui permet de ne pas penser aux limbes. Mais l’anecdote qui vient ensuite vient chambouler son petit moment de paix intérieure :

- « Hier, j’ai eu une peur bleue. À huit heures on a entendu un coup de sonnette retentissant ; j’ai tout de suite pensé que quelqu’un venait, tu devines qui. »

Aussitôt, une sorte de crispation nerveuse reprend possession d’Adolf.

- « Nos nombreux amis juifs sont emmenés par groupes entiers, explique Anne. La Gestapo ne prend vraiment pas de gants avec ces gens, on les transporte à Westerbork, le grand camp pour Juifs en Drenthe, dans des wagons à bestiaux. La radio anglaise parle d’asphyxie par les gaz ; c’est peut-être la méthode d’élimination la plus rapide. »

- Elle finira par y aller elle aussi, commente à voix basse Saint Nicolas dans le téléphone toujours allumé. Puis, ce sera Auschwitz et Bergen-Belsen…

Adolf jette un regard venimeux vers l’objet : « Comment est-ce qu’on éteint cette chose ? » se demande-t-il.

- « As-tu déjà entendu parler d’otages ? demande Anne de son côté. C’est leur dernière trouvaille en fait de punition pour les saboteurs. »

Puis, elle se met à décrire par le menu le sort réservé aux innocents dont elle parle, d’abord emprisonnés, puis injustement exécutés par la Gestapo en les alignant contre un mur si quelqu’un d’autre venait à commettre un acte de sabotage.

- « C’est la chose la plus atroce qu’on puisse imaginer, se révolte-t-elle en précisant que la mort de ces otages est ensuite cyniquement annoncée dans les journaux comme étant le résultat d’un accident fatal dont elle n’est pas dupe. Un peuple reluisant, ces Allemands, et dire que j’en fais partie ! », conclut-elle.

- Et moi, dire que je commençais à apprécier ton blabla ! maugrée Adolf qui ne tolère pas que l’on puisse porter atteinte à sa patrie chérie.

- "Transformer un peuple en nation présuppose la création d'un milieu social sain, plateforme nécessaire pour l'éducation de l'individu", intervient Saint Nicolas dans le haut parleur du téléphone. Tu te souviens de ça ? "Seul, celui qui aura appris, dans sa famille et à l'école, à apprécier la grandeur intellectuelle, économique et surtout politique de son pays, pourra ressentir l'orgueil de lui appartenir."

La mâchoire d’Adolf se crispe. Il résiste contre son envie de briser en mille morceaux sous le talon de sa chaussure de fillette ce portevoix qui l’irrite à chaque fois qu’il intervient.

Anne, qu’Adolf aimerait en ce moment précis ne plus être obligé d’entendre avec autant d’acuité, se met maintenant à raconter que son père veut l’obliger à lire les œuvres d’auteurs allemands célèbres, tels Hebbel, Goethe et Schiller. L’information surprend Adolf et le détourne de son envie de détruire son téléphone. Son esprit fait les montagnes russes. Il approuve en secret ce choix d’auteurs, mais dans le haut parleur Saint Nicolas se rappelle une nouvelle fois à lui :

- Toi et ton régime, vous avez tenté de vous approprier le prestige de ces auteurs, mais uniquement leur prestige, pas leurs pensées ! Car il s’agissait d’humanistes dont l’éthique n’avait rien à voir avec la folie de tes théories ! C’est cette éthique que le père d’Anne veut lui faire découvrir, pas la chose que tu as dénaturée pour mieux l’instrumentaliser !

- « Pour suivre le bon exemple de Papa, ajoute Anne, Maman m’a fourré dans les mains son livre de prières. Pour la forme, j’ai lu quelques prières en allemand, je les trouve belles mais cela ne me dit pas grand-chose. »

Un long moment de silence s’installe ensuite, où plus personne ne parle, ni au téléphone ni dans l’air. Seul le vent dehors agite une nouvelle fois les branches du châtaigner, conférant au grenier une atmosphère de confinement dont Adolf ressent douloureusement le pouvoir anxiogène ; il est seul dans un grenier, vêtu d’une robe qui ne suffirait pas à le garder suffisamment au chaud s’il devait affronter le vent capricieux qui, dehors, agite autant les branches du châtaigner que ses humeurs, et il y a ce téléphone qui, à tout bout de champ, cherche à le culpabiliser…

- « P.-S. J’oubliais de te donner une nouvelle capitale, déclare soudain Anne. Je vais probablement avoir bientôt mes règles. »

L’annonce déstabilise Adolf. Il ne s’attendait pas à pareil basculement de considération.

- «  Je m’en aperçois parce qu’il y a une sorte de semence gluante dans ma culotte et maman me l’a prédit. Je meurs d’impatience, ça a tellement d’importance, dommage seulement que je ne puisse pas mettre de serviettes hygiéniques car on n’en trouve plus non plus, et les tampons de Maman ne conviennent qu’aux femmes qui ont déjà eu un enfant. »

- Non mais je suis vraiment obligé d’écouter ça ! s’insurge Adolf à voix haute, davantage offusqué par le caractère prosaïque de ce qu’il vient d’entendre que par ce qui a été dit un peu plus tôt à propos des otages.

Puis, après quelques secondes de flottement, Anne, avec désinvolture, enchaine et relate maintenant l’anniversaire de Peter qui vient d’avoir seize ans. L’information déroute une nouvelle fois Adolf ; il ne comprend pas cette faculté qu’a la jeune Anne de passer d’un sujet à l’autre avec autant de légèreté.

- « La plus grande surprise, c’est M. Van Daan qui nous l’a faite en nous annonçant que les Anglais avaient débarqué à Tunis, à Alger, à Casablanca et à Oran. »

- Elle passe du coq à l’âne de manière si puérile ! s’irrite Adolf.

- C’est vrai ! commente Saint Nicolas. C’est tout le contraire de toi ! Son esprit est capable de gaiement papillonner, tandis que le tien s’est toujours montré obsessionnel et rigide !

- « C’est le commencement de la fin, se réjouit Anne, mais Churchill, le Premier ministre anglais, a dit : "Ce débarquement est un fait décisif, mais il ne faut pas croire que c’est le commencement de la fin. Je dirais plutôt que cela signifie la fin du commencement". Tu sens la nuance ? »

Évidemment, Adolf ne veut pas s’extasier comme le fait Anne à propos de cette nuance, et l’exaltation dont elle fait preuve ensuite l'afflige.

- « Il y a des raisons d’optimisme, Stalingrad, la ville russe qu’ils défendent depuis trois mois, n’est toujours pas tombée aux mains des Allemands. »

Pris dans le tourbillon de ses exaspérations teintées de paradoxe, Anne passant de Juive indigne d’être Allemande, à traitre de la nation coupable de sentiments favorables envers l’ennemi, l’esprit d’Adolf s’échauffe et se fixe finalement sur l’angoissante apparition des règles dans la culotte de cette gamine qui parle de guerre. Depuis qu’elle les a évoquées, il est saisi d’effroi à l’idée que quelque chose puisse se passer sous sa propre robe. De manière dénuée de tout bon sens, sous l’effet de ses pensées qui s’entrechoquent, il se rapproche de la fenêtre et se demande une nouvelle fois s’il ne pourrait pas échapper par là, pour de bon, à son sort ; mais non, décidément c’est impossible, dehors il fait trop froid et le châtaigner est bien trop loin, impossible à atteindre…

- « Je commence à me sentir très seule, dit Anne sans prévenir. Il y a un trop grand vide autour de moi. Autrefois, je n’y réfléchissais pas autant et mes petits plaisirs et mes amies occupaient toute ma pensée. Aujourd’hui, je pense soit à des choses tristes, soit à moi-même. Et en fin de compte j’ai découvert que Papa, malgré sa gentillesse, ne peut pas remplacer à lui seul tout mon petit monde d’autrefois. »

Adolf gémit :

- Mais pourquoi tu me racontes tout ça ? Pourquoi ?

- Ce n’est pas à toi qu’elle parle, mais à son amie Kitty, précise Saint Nicolas.

- « Mais pourquoi t’ennuyer avec de telles sottises, je suis terriblement ingrate, Kitty, je le sais, mais souvent la tête m’en tourne lorsque je ne cesse de penser à toutes ces choses sinistres ! »

Dans le haut-parleur du téléphone, résonne une fois de plus la voix de Saint Nicolas :

- Écoute bien ce qu’elle va dire maintenant, Adolf ! Écoute-la bien !

- Non ! J’en ai marre de l’entendre !

- « Quand j’écris, dit quand même Anne, je me débarrasse de tout, mon chagrin disparaît, mon courage renaît ! Mais voilà la question capitale, serai-je jamais capable d’écrire quelque chose de grand, deviendrai-je jamais une journaliste et un écrivain ? »

- Qu’est-ce que ça peut bien me faire à moi ? Qu’est-ce que j’y peux ? Pourquoi faut-il que j’écoute ça ?

- « Il m’arrive de me demander parfois si quelqu’un pourra jamais comprendre ce que je ressens, si quelqu’un pourra voir, au-delà du fait d’être juive ou non, la petite gamine qui a tant besoin de s’amuser comme une folle ? »

Tout à coup, l’esprit d’Adolf disjoncte et se fige, comme incapable de réfléchir. Seule sa mémoire se met à parcourir avec empressement les couloirs méandreux de ses souvenirs, soudainement en quête de quelque chose en particulier, sans qu’Adolf ne sache quoi ni où le trouver.

- « J’en suis arrivée au point où cela m’est à peu près égal de mourir ou de rester en vie. » dit Anne.

- Mourir n’est pas si intéressant que ça, n’est-ce pas Adolf ? murmure Saint Nicolas.

Mais Adolf, à moitié présent, demeure absorbé.

- « Parfois, le soir dans mon lit, il me prend une terrible envie de me palper les seins et d’écouter les battements tranquilles et réguliers de mon cœur. »

- C’est ce genre de chose que tu veux que j’entende ?! s’indigne aussitôt Adolf en rompant avec sa mémoire.

- Qu’est-ce qui te gêne ? Le désir qu’a cette jeune fille d’écouter son cœur ? Ou bien l’enveloppe charnelle qu’il y a autour dont elle ne sait plus si elle veut la garder en vie ou non ?

- « Lorsque je suis couchée, dit Anne, et que je termine ma prière par ces mots : « Je te remercie pour tout ce qui est bon, aimable et beau », alors je me sens emplie d’une jubilation intérieure, je pense à « ce qui est bon » dans la clandestinité, dans ma santé, dans tout mon être, à ce qui est beau. Le monde, la nature et l’ample beauté de tout, de toutes les belles choses ensemble. Alors, je ne pense pas à toute la détresse, mais à la beauté qui subsiste encore. »

- Que penses-tu de ce que lui font dire son cœur et son jeune esprit éthique, finalement ? interroge Saint Nicolas.

Mais l’esprit d’Adolf, qui continue de se sentir confusément menacé à l’idée d’avoir affaire à des menstruations, est si ankylosé par tout ce qui se trame dans son cerveau qu’il se montre sourd à l’envolée de la jeune Anne. L’envahissant sentiment d’insécurité qui est né en lui supplante tout le reste. C’est si aigu que ça retentit jusqu’au plus profond de son corps juvénile, et il n’a jamais rien ressenti de similaire auparavant. De manière assez troublante, la seule chose qui le réconforte c’est sa robe, à laquelle il prête au moins quelques vertus : elle cache ce corps dont il a honte, elle lui donne de la contenance et lui procure le sentiment d’être « à peu près » à l’abri du monde extérieur…

Soudain, sa mémoire trouve ce qu’elle cherchait depuis quelques minutes et projette immédiatement en lui les images mentales qu’elle a trouvées. Elles sont issues de l’époque où il était encore un jeune garçon adolescent, et elles lui font emprunter à Anne une de ses phrases pour tirer un commentaire sur cette période : « Il m’est arrivé de me demander parfois si quelqu’un pourrait jamais comprendre ce que je ressentais, si quelqu’un pourrait voir, au-delà du fait d’être Allemand ou non, le jeune homme qui avait tant besoin de s’amuser comme un fou… »

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