Chapitre 2, La sueur sur ta peau

— Voyez-vous… il semblerait que mon cœur, ignorant ma raison, s’enflamme pour vous.

Intérieurement, Annabeth s’esclaffa. Ce jeune homme était peut-être savant mais il faisait un bien piètre acteur. Sa tentative de rapprochement manquait cruellement de subtilité et de patience.

— Vous ne perdez pas de temps.

— Ce que je veux dire, madame, c’est que, parfois, on éprouve une passion soudaine pour certains êtres…

Il s’enfonçait, cela en devenait irritant.

— Cessez de jouer la comédie.

Voulait-il seulement son corps pour assouvir ses pulsions ou y avait-il derrière ces feintes ardeurs un dessein caché ?

— Vous pouvez avouer que vous êtes tombé sous le charme de mon corps. Ce n’est pas la peine de vous faire passer pour un de ces idiots romantiques. 

C’était peut-être l’occasion pour elle d’en tirer profit. De plus, elle devait avouer que ce précepteur était plutôt à son goût. Mais elle devait rester prudente, pour Dorothy. Elle déposa un chaste baiser sur ses lèvres, et recula. Elle fixa le regard de son interlocuteur, fouillant, creusant, sans jamais en tirer une seule information si ce n’est l’impatience de ce soupirant.

— Il se peut que je partage vos pensées, déclara-t-elle.

Il sourit d’un air satisfait et gourmand. Elle ressentit l’envie immédiate de faire disparaître cette expression victorieuse.

— Mais il vous faudra d’abord me séduire dans les règles de l’art.

Elle ne put s’empêcher de ricaner devant sa mine déçue.

— Un peu de patience, souffla-t-elle avant de le pousser dehors et de refermer la porte.

Elle retint un léger gloussement. Elle s’amusait plus qu’elle ne l’aurait pensé avec ce nouveau professeur.

 

***

 

Annabeth sirotait son thé dans son patio garni de roses. Elle observait de loin l’entraînement de sa fille. Dorothy semblait réellement investie dans cet enseignement. Elle en gagnerait sans nul doute force et confiance en elle, tout ce qu’Irène Bathory n’avait daigné accorder à sa fille. La voir sourire, rire, puis se remettre en garde d’un air déterminée mettait du baume au cœur de l’observatrice silencieuse. Quant à M. Cunningham, il faisait montre de patience, d’espièglerie et de pédagogie. Sans compter que sa combinaison d’escrime épousait son corps svelte avec une délicatesse délicieuse.

Il ferait mieux de se hâter de la séduire. La veille, il lui avait offert des fleurs. C’était une faute. Elle avait beau en être entourée, elle détestait les fleurs.

 

***

 

Le roulement des sabots des chevaux et celui des roues du carrosse berçait Annabeth. Elle avait fermé les yeux, suspendue dans cette attente à la fois courte et longue, priant pour que ce voyage ne s’arrête jamais. Là, la tête reposant contre le rideau de velours, elle pouvait imaginer que ce moment durait une éternité, qu’elle était en réalité sur un chemin de terre serpentant dans le ciel. Qu’on l’amenait dans les étoiles où des anges l’accueilleraient avec un sourire de lumière. Bien sûr, c’était sans compter la voix rude de sa mère qui rompit l’illusion.

— Réveillez-vous. Et tenez-vous droite, nous arrivons.

Annabeth obéit, gardant les yeux baissés sur le sol pour éviter le visage effilé de sa génitrice.

— Je ne veux plus de cette attitude indolente. C’est votre premier bal, vous devez faire bonne impression. Et j’attends de vous un rapport complet sur les secrets d’au moins douze personnalités de la noblesse d’ici demain.

La jeune fille ne répondit rien, se contentant d’hocher la tête. Le carrosse s’arrêta devant le hall d’un somptueux manoir. Des escaliers garnis de centaines de fleurs y menaient. Le Marquis Pumbleton et sa femme, en cette chaude soirée d’été, accueillaient le gratin de la société londonienne. Ils étaient loin des anges dont Annabeth avait rêvé. Dès qu’elle croisa leur regard, alors qu’ils se fendaient en formules de bienvenue, elle y vit leur nature pernicieuse. Ils jugeaient avec application chaque personne qui franchissait leurs portes, mesquins et avides. Il n’y avait aucune sympathie ni bienveillance dans leurs pensées. Ils se considéraient supérieurs à tout le monde de part leur statut. Annabeth préféra fuir leur compagnie pour se diriger vers une personne de son âge qu’elle avait aperçue.

— Bonsoir, je m’appelle Annabeth, se présenta-t-elle. Toi aussi, c’est ton premier bal ?

L’autre jeune fille, Vivienne, la salua. Son enthousiasme débordait de ses iris verts. Elle rêvait de rencontrer le prince charmant, mais elle adorerait aussi échanger des commérages avec chaque personne présente dans cette grande salle de bal. Son énergie fit sourire Annabeth.

— C’est ta mère, là-bas ? questionna Vivienne.

— Oui.

— Elle fait peur !

— Je ne te le fais pas dire.

— Sa robe est sobre mais… elle a une certaine élégance.

Elle la complimentait mais n’en pensait pas moins. Elle la trouvait laide avec son nez droit proéminent et ses sourcils arqués. Tout le contraire de sa fille qui avait déjà l’admiration de la petite Vivienne.

— J’adore ta toilette !

C’était sincère, ce qui rassura Annabeth.

Soudain, elle sursauta, une main venait de lui agripper fermement le bras. Elle fut heurtée par l’air sévère de sa mère.

— Venez, je vais vous présenter à des gens importants.

Annabeth jeta un regard de regret en direction de sa nouvelle amie. C’était une des rares fois qu’elle parlait à quelqu’un de son âge.

— Levez les yeux, souffla Irène tout en la trainant dans la salle croulant sous les boulets de fleurs. Profitez de la multitude de prunelles pour utiliser votre pouvoir à son plein potentiel.

La jeune fille eut envie d’arracher son bras à la main de sa mère. De garder les yeux rivés sur le sol. Mais cette impulsion passa vite.

Alors, elle releva le regard. Elle le fit bondir d’un œil à l’autre.

Allez, bois, tu n’en seras que plus facile à attraper.

Ouf ! Mon pet était silencieux.

Quelle insupportable petite garce, celle-là.

Et voilà le gros porc qui se radine.

J’imagine bien sa tête entre mes cuisses, la bouche grande ouverte sur ma…

Annabeth tremblait. La migraine pointait. Chaque pair d’yeux ouvrait la porte des Enfers. Ils l’entouraient, l’aspiraient, l’étouffaient. Des images qu’elle ne comprenait même pas vraiment l’envahirent. Des corps, des gestes qui lui donnèrent la nausée. Et cette malveillance crasse qui s’infiltrait partout, d’ordinaire bien cachée sous les broderies et les bijoux.

— Voici ma fille, Annabeth. Annabeth, voici le Vicomte de Midford.

Elle eut du mal à sourire, à faire semblant. Le jeune vicomte évalua son visage, sa toilette, et la forme de son corps. Il la trouva chétive et ridicule, mais pas vilaine.

Irène continua la conversation, tandis que sa fille peinait à garder la face. La mère du vicomte la jugeait encore plus durement.

On dirait une empotée, elle peine à articuler quelques mots. De toute façon, son père n’est pas assez riche pour nous intéresser.

Annabeth sentit alors un objet longiligne se glisser dans ses cheveux. Elle sursauta et s’en saisit, découvrant qu’il s’agissait de la tige d’une rose arrachée à son vase. Elle découvrit alors le visage d’un vieil homme bouffi aux yeux bleu ciel.

— J’ai pensé que vous serez encore plus ravissante ainsi, souffla-t-il.

— Comte Adamson ! Quel plaisir ! s’exclama Irène.

Annabeth était restée figée. Ce qu’elle avait vu dans ces yeux-là était indescriptible. Ses jambes flageolèrent, la sueur imprégnait ses dessous. Elle prit congé sans un mot, courant presque jusqu’aux commodités. Là, elle rendit le contenu de son estomac sur le sol. Elle s’effondra, se recroquevilla. Les sanglots la secouèrent, jusqu’à ce qu’elle entende des pas secs résonner dans sa direction, de plus en plus rapides, de plus en plus fort. Implacables.

Elle ferma les yeux.

 

***

 

Comme M. Cunningham ne paraissait pas trouver d’angle d’approche, Annabeth décida de lui donner un petit coup de pouce. D’ailleurs, il avait montré à sa fille un objet interdit, un parchemin chinois. Quand elle le convoqua, elle ne sut elle-même si c’était pour le reprendre sur ce qu’il avait partagé à Dorothy du monde extérieur, ou pour lui tendre une perche.

Elle devait la jouer fine. Plutôt que de lui imposer encore plus de règles, elle devait essayer de l’amadouer, de concentrer l’attention du jeune homme sur elle.

L’écriture chinoise était d’une délicatesse et d’une complexité rare. Elle n’en avait jamais vue. Elle parcourut ces traits élégants, ces dessins tracés au bout d’un pinceau.

— Que signifient ces mots ?

— « Dragon » et « rat », ce sont des animaux du zodiaque chinois.

Elle ignorait même qu’il existait un zodiaque chinois.

— Comment êtes-vous arrivés en possession de ces ouvrages ?

— Mon père était à la tête d’une armada de navires marchands. Je l’accompagnais souvent dans ces voyages. J’ai vécu une partie de ma vie en Asie, en particulier en Chine. J’y garde de nombreux amis et tout un tas de précieuses connaissances.

— Mmmmh.

Elle en apprenait plus sur le précepteur, au passage. Ce dernier parut repérer son intérêt.

— Vous plairait-il que je vous amène d’autres objets provenant d’Orient ?

Enfin, il prenait une initiative qu’elle appréciait.

— Pas que l’Orient, de tous les pays où vous avez voyagé.

— Je n’ai pas beaucoup d’objets avec moi, mais si vous me laissez le temps et quelques envois de lettres et de colis, je peux vous constituer une véritable collection.

— Faites donc, et je saurai vous récompenser.

Il s’inclina, satisfait et quelque peu excité. Elle le laissa partir après une dernière remontrance. Elle caressa le parchemin, distraite.

Elle ne voulait pas que ces objets viennent à elle.

Elle voulait partir à leur recherche.

Mais elle devait rester ici. Pour Dorothy.

Alors, elle accepta les cadeaux du précepteur.

 

***

 

M. Cunningham prenait plaisir à parler de lui et de ses voyages, et Annabeth, malgré elle, prenait plaisir à l’écouter. Grâce à ces bavardages, elle pu reconstituer son parcours de vie. Il avait passé trois ans à Pondichéry et ses alentours, deux ans aux Japon, deux ans également en Italie et en France, ainsi que cinq ans en Chine, en particulier à Hong-Kong. Il avait tout vu, tout entendu, tout exploré, tout appris. Elle comprenait désormais pourquoi il parlait tant de langues, pourquoi il savait tant de choses. Les objets qu’ils lui apportaient étaient tous plus exotiques les uns que les autres. Annabeth se plaisait à imaginer à quoi ressemblait ces contrés lointaines et la vie de leurs occupants. Ses rêves, ces derniers temps, s’étaient égayés d’images ésotériques, enrichies d’épopées digne des grands explorateurs. Elle avait cependant remarqué quelque chose de curieux, il ne parlait jamais de son enfance. Apparemment, il n’avait pas voyagé avant ses onze ans. Annabeth sentait qu’il y avait quelque chose à découvrir, et ce sentiment la rendait d’autant plus enthousiaste.

C’est donc tout naturellement qu’elle finit par accepter que le professeur partage sa couche. Elle était confiante, même si cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu d’amant. Ce premier ébat dépassa ses attentes. Elle avait oublié à quel point la chair pouvait procurer du plaisir. Ou était-ce son partenaire qui était particulièrement doué ? Après tout, il devait avoir connu bien des femmes de milieux et culture différents, cela devait forger l’expérience. À quoi ressemblait l’amour en Chine ? En Inde ?

Bercée par ses interrogations, Annabeth se laissa glisser dans les draps, indolente. Elle n’aurait pas besoin de sa fumée pour s’endormir, ce soir. La chaleur d’Alexander, près d’elle, diffusait une sensation douce dans son corps.

Elle fut brusquement réveillée par un bruit inhabituel. Une clé qui se tournait, un tiroir qui coulissait. Les brumes du sommeil s’évaporèrent bien vite. Elle se redressa d’un bon pour surprendre son nouvel amant en train de fouiller dans sa commode.

Elle sentit son cœur bondir. La rage et la déception parcoururent son corps comme des vagues dévastatrices. Elle chassa le fouineur, tremblante de fureur. Contre lui, mais surtout contre elle-même. C’était elle qui l’avait invité dans cette chambre. C’était elle qui s’était crue maitresse, qui avait cru qu’il ne la trompait pas. Quelle naïveté misérable.

La main plaquée sur son visage se crispa jusqu’à lui griffer la peau. Elle ne pouvait pas le laisser s’en sortir comme ça. Mais elle ne voulait pas qu’il parte. Le manoir n’était plus le même depuis qu’il était là. Il devait encore lui raconter son passage du Cap de Bonne Espérance, son aventure dans la jungle indienne… Il fallait qu’elle le maitrise, qu’elle le dompte. Il allait apprendre qu’on ne la défiait pas impunément. Mais comment le punir sans le faire fuir ?

Elle eut une idée, mais elle se le refusa d’abord. D’ordinaire, elle n’était jamais violente volontairement. C’était… des impulsions passagères, rien de plus. Rien de prémédité. Et Will n’y était pour rien mais… Elle avait remarqué l’intérêt et l’empathie que nourrissait Alexander envers lui.  C’était le seul moyen de pression qu’elle avait contre lui.

Elle essuya ses larmes. Il fallait qu’il comprenne. Il devait lui appartenir.

Ce soir là, finalement, elle eut besoin de sa fumée et de quelques verres de vins pour s’endormir.

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Elly
Posté le 30/10/2024
C'est intéressant de comprendre le cheminement de pensée d'Annabeth, comment elle a été amenée à devenir ce qu'elle est. Le monde dans lequel elle a grandi est abject et ses pouvoirs le rendent d'autant plus cruel.
Je lui en veux toujours pour Will, rien ne justifie cette violence alors qu'il n'ait pour rien. Mais on comprend mieux son cheminement de pensée.

J'ai juste eu un moment de confusion lors de l'évocation d'un souvenir du passé, car on ne comprend pas tout de suite que ce moment se passe quand elle a 16 ans. Peut-être qu'il faudrait préciser d'une façon ou d'une autre que c'est un flashback ?

Bon bah maintenant, plus qu'à attendre la suite !
AudreyLys
Posté le 31/10/2024
Tu veux dire qu'on ne comprend pas bien que le flashback en est un ? Même quand on mentionne la mère d'Annabeth ?

Sinon, merci pour ce marathon de lecture et cette avalanche de commentaires <3 Je poste un chapitre tous les vendredis donc le prochain est demain !
Elly
Posté le 02/11/2024
Oui. On fini par le comprendre mais, personnellement, j'ai ressenti une petite confusion au début. Après c'est mon avis personnel, peut-être que c'est très clair pour d'autres !

De rien, ça me fait plaisir <3 Top, je le lirai dès que possible !
Raza
Posté le 30/10/2024
Hello!
Je trouve le passage sur l'enfance très intriguant. En fait, je trouve que j'ai très envie de savoir et suivre cet arc, un peu moins la même histoire du second pdv. Je me demande comment tu pourrais équilibrer pour que la nouveauté et le suspense que tu distilles ne mangent pas l'effet que tu donnes de l'autre côté.
Mais sinon c'est chouette, je pense que tu pourrais encore plus prendre le temps peut-être, rester dans les pensées, lui faire avoir des états d'âme. A bientôt!
AudreyLys
Posté le 30/10/2024
Hello ! Tu veux dire que tu trouves plus intéressante la Annabeth du passé plutôt que la Annabeth du présent ?
À bientôt, merci comme toujours !
Raza
Posté le 01/11/2024
Oui c'est tout à fait ça !
blairelle
Posté le 26/10/2024
Chaque pair d’yeux ouvrait la porte des Enfers => paire
Annabeth se plaisait à imaginer à quoi ressemblait ces contrés lointaines => à quoi ressemblaient ces contrées lointaines

"il ne parlait jamais de son enfance. Apparemment, il n’avait pas voyagé avant ses onze ans." Je trouve ça bizarre qu'elle relève ce point. C'est pas complètement aberrant qu'il n'ait pas beaucoup de souvenirs de son enfance, ou tout simplement qu'il n'ait pas voyagé jeune.
Mais je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit vraiment amoureuse d'Alexander. On la comprend mieux.

P.S. La scène de jeune-Annabeth au bal me fait penser à la surcharge sensorielle (et les pensées graveleuses des mecs c'est immonde)
AudreyLys
Posté le 28/10/2024
Je comprends que tu trouves bizarre qu'elle le remarque, parce que je n'ai pas mis le dialogue où elle le questionne sur son enfance avant ses 11 ans, et où il élude, ce qui rend la chose plus visible. Je me suis dit que ça risquait d'alourdir le chapitre, tu penses que je devrais l'insérer ?
Oui c'est vrai il y a un peu de ça^^
Merci pour ton com' et ton relevage de coquilles !
blairelle
Posté le 28/10/2024
Peut-être pas mettre le dialogue, mais au moins mentionner explicitement qu'il a éludé la question
AudreyLys
Posté le 29/10/2024
D’accord je me note ça merci !
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