Le soleil traversait les lourds rideaux, venant tracer des ondulations inégales sur la lettre qu’Annabeth faisait glisser entre ses mains. L’écriture élégante du nouveau précepteur s’y pavanait, énumérant une longue liste de compétence et de qualités. Une amie lui avait recommandé ce jeune homme qui avait apparemment réussi à dompter un enfant difficile. Annabeth n’avait pas grand espoir, elle espérait seulement que le nouveau venu soit au moins à moitié aussi doué qu’il le prétendait. Peut-être Dorothy le supporterait-elle trois mois.
L’heure du rendez-vous approchait. Elle traversa le couleur de l’aile centrale, apercevant au bout de l’allée un fiacre qui s’arrêtait devant le portail. Il était ponctuel, le minimum pour officier dans une maison telle que le manoir Adamson. Elle se remit dans son bureau et se servit un verre de vin en attendant son invité. Dorothy jouait dans la cour intérieure en compagnie de Becky. Annabeth leur fit signe de loin de remonter dans la chambre pour y attendre le précepteur. Comme toujours lorsqu’elle s’apprêtait à rencontrer une nouvelle personne, Dorothy était toute excitée. Ça ne durerait qu’un temps. Elle se laisserait vite et commencerait à rendre la vie impossible à son professeur.
On toqua à la porte, dans son dos.
— Entrez, lança-t-elle.
Le battant s’ouvrit et elle se retourna. La vision d’un jeune homme fort agréable à regarder s’offrit à elle, accentuant son sourire.
— Vous devez être le nouveau précepteur, Alexander Lewis Cunningham.
Les yeux d’Annabeth partirent sonder les yeux du nouvelle arrivant. Elle se figea brièvement. Ses iris étaient aussi noirs que la nuit, à peine discernables de la pupille.
***
Annabeth balançait ses jambes dans le vide sur cette chaise trop haute pour elle. Ses mains pressaient les pans de son jupon sur ses genoux. En face d’elle, un garçon de son âge tremblait. Ses haillons ne pouvaient cacher sa maigreur, tandis que sa pâleur soulignait les piqures de puces et autres parasites qui se nourrissaient de son sang. Il était attaché au cadre de son siège, aux mains et aux pieds. Il avait pour seule consigne de regarder celle qui lui faisait face.
Le son d’une éventail frappant une paume, pourtant feutré, fit sursauter la petite fille. Elle sentit la présence de sa mère dans son dos. Irène Bathory décrivit un lent cercle autour des deux enfants, ses talons claquaient sur le parquet vernis. Hormis elle, ils étaient seuls dans la bibliothèque. Tout le monde était occupé à une grande fête dans le bâtiment central.
— Je m’impatiente, siffla Irène.
Annabeth fit de son mieux pour retenir ses larmes, tout comme le garçon. Il ne devait pas comprendre à quoi rimait cette mise en scène.
— Je n’y arrive pas, gémit la fillette.
— Je vous donne encore cinq minutes. Au-delà, c’est la vie de ce garçon qui en pâtira.
Elle fit claquer le couvercle de sa montre à gousset. Annabeth ferma les yeux. Elle voulait être partout sauf ici.
— Annabeth !
Elle sursauta.
Irène se positionna derrière la chaise du garçon, lui agrippant les épaules de ses longs doigts gantés.
— Quelles sont les trois phrases que j’ai apprises à ce garçon avant de l’amener devant vous ?
Sa fille déglutit et tenta de se concentrer. Les yeux du prisonnier en face d’elle étaient dorés, comme les siens. Elle devrait y arriver. Elle prit une inspiration saccadée et planta son regard dans le sien. Elle sentit quelque chose. Comme si elle plongeait. Soudain, une autre peur que la sienne la frappa. Des images, des mots se succédèrent.
— La souris doit être changée en limace, énonça-t-elle d’une voix chevrotante. Le chat a mangé le fromage. La maison de papier s’est effondrée.
Irène se redressa, arborant un sourire de satisfaction. Annabeth rompit le contact et relevant son regard plein d’espoir vers sa mère. Elle ne vit que son chignon noir serré alors qu’elle se détournait.
— C’est bien, ma fille, vous progressez vite. Vous serez bientôt capable de lire dans tous les yeux. Sauf les yeux noirs. On ne peut plonger dans des yeux noirs. Éloignez-vous des personnes avec de telles prunelles. Ah, et…
Elle se retourna, aussi vive qu’un serpent. Elle enroula un bandeau autour de la tête du garçon qui commença à se débattre. Elle lui couvrit les yeux, le nez, et la bouche.
— Je vais me débarrasser le lui.
— Mais… Mère… il a fait ce que vous lui demandiez…
— Il en sait déjà trop. Ne vous en faites pas, je vous trouverai d’autres cobayes.
Annabeth sauta de chaise, pressée de quitter cette scène infernale.
— Reste ici, gronda sa mère. Regardez-moi faire, c’est aussi une leçon que vous devez retenir.
***
— Lui-même Je suis venu suite à votre proposition d’emploi.
Annabeth reçu son baise-main, tentant de calmer son cœur.
— Asseyez-vous je vous prie. Voulez-vous du thé ?
— De l’Earl Grey, avec plaisir.
Ils s’installèrent l’un en face de l’autre. Elle avait beau fouiller ses prunelles, elle n’arrivait pas à les percer.
— Lors de notre échange épistolaire, j’ai cru comprendre que vous êtes versé dans les arts martiaux d’Orient.
Elle comptait voir s’il mentait, mais cela s’avérait plus difficile que prévu.
— Effectivement, j’ai voyagé partout et surtout en Orient et en Extrême-Orient, où j’ai appris les techniques de combat locales. Mais je ne vois pas en quoi ces compétence-là pourraient vous être utiles puisque vous n’avez qu’une fille.
Il restait sur la version qu’il lui avait donné dans ses lettres, en tout cas. Il pourrait donc bien lui être utile.
— Êtes-vous aussi instruit en escrime ?
— Bien sûr, je maîtrise également l’escrime japonaise, l’art des samouraïs.
Elle aurait bien le temps d’évaluer la véracité de toutes ces compétences.
— C’est parfait ! Si vous le voulez bien, je vous engage dès maintenant pour enseigner tout cela à ma fille.
Le nouveau précepteur parut surpris de cette demande. Il n’y avait rien d’étonnant à cela, d’ailleurs. Il allait devoir s’habituer aux coutumes du manoir.
— Je pense que c’est parfaitement envisageable. Cependant je peux également lui apprendre la poésie et la chanson, l’Histoire, la géographie, le français…
— Oh diable non ! Les arts martiaux, c’est tout ce dont elle a besoin.
Elle tentait de cacher son malaise derrière des expressions exagérées. Elle devait être ridicule. Il ne devait pas penser qu’elle était ridicule.
— Sachez, monsieur, qu’il y a deux conditions primordiales à votre travail ici, reprit la Comtesse.
Il haussa un sourcil.
— C’est-à-dire ?
— Jamais au grand jamais vous ne parlerez du monde à ma fille, sous aucun prétexte. Ne lui dites surtout pas où vous avez appris à vous battre, ni d’où vous venez. Jamais non plus vous n’évoquerez le garçon qui se trouve à mes côtés, Will. Respectez cela et tout se passera bien.
Le nouveau venu prit un air féroce qu’elle ne sut interpréter.
— Cela me va.
Annabeth trempa ses lèvres dans l’infusion, mais reposa bien vite la tasse. Will avait encore des progrès à faire en préparation de thé.
— Bien, je vais laisser Will vous mener à vos appartements et vous faire une petite visite. Le souper est servi à dix-neuf heures pile. À ce soir.
— À ce soir, Madame.
Elle le regarda sortir en compagnie de Will. Elle s’enfonça un peu plus dans son sofa. Elle aurait dû le renvoyer aussi vite qu’elle avait vu son regard. Elle ne pouvait pas le contrôler. Mais pourquoi écouterait-elle encore les sermons d’une vieille carne déjà enterrée ?
Elle devait réfléchir à ce qu’elle comptait faire de ce jeune homme.
***
Le fiacre ne tarderait pas à rentrer du manoir. Annabeth regardait la nuit défiler, l’esprit occupé par le nouveau précepteur à qui elle avait confié sa fille. Il avait gagné sa confiance en lui promettant de lui faire découvrir le monde extérieur. Elle ne savait s’il s’agissait seulement d’un stratagème ou s’il était sérieux. Il semblait prendre ses aises. Il semblait curieux, peut-être un peu trop.
Annabeth pensa à le renvoyer sitôt qu’elle serait rentrée. Elle ressentit immédiatement une immense déception. Pourquoi ? Ce serai la solution la plus sûre. Elle soupira. Elle en avait assez de la sûreté. Elle vivait pour protéger Dorothy, mais elle pouvait bien s’accorder un peu de distraction de temps en temps. Le personnage qu’elle avait fait entrer dans son manoir lui en procurerait sans doute.
Que comptait-il faire ? Que pensait-il d’elle et de la situation ? Avait-il vraiment accompli tous les voyages dont il se vantait ?
Elle n’était pas habituée à avoir tant de questions. Elle ne le laisserait pas partir tant qu’elle n’en aurait pas les réponses.
Annabeth descendit du fiacre devant le parvis du manoir. Elle salua son cochet et marcha jusqu’à Will qui l’attendait, une chandelle à la main.
— Votre soirée s’est bien passée, Madame ? s’enquit-il.
Elle allait répondre quand elle croisa son regard. Elle se tendit. De rage, elle gifla son valet. Ainsi, le précepteur prenait la liberté de fouiller les recoins interdits du manoir ? Avec Dorothy en plus ?! Quelle affront !
— Et tu les as laissés faire ?!
Will baissa les yeux, gémissant des excuses.
Annabeth se passa une main sur le visage. Elle avait introduit un loup dans la bergerie. La sagesse voudrait qu’elle tire à vue, mais désormais, son orgueil était piqué. Il voulait découvrir ses secrets ? Dans ce cas, elle aussi allait découvrir les siens. L’excitation la saisit.
— Ce n’est pas grave. Sois attentif à tout ce qu’il fait, désormais.
Elle pénétra dans l’ombre lourde de son manoir. C’était son territoire. Elle aussi était une louve.
La première partie du chapitre avec la mère me fait froid dans le dos. C'est terrible d'infliger ça à des enfants ! J'avais mal au cœur pour Annabeth (et le garçon) (et ma colère envers la Comtesse cruelle ? Ah... passons...).
Une chance qu'Alexander ait des yeux noirs, il n'aurait pas fait long feu sinon.
J'avais bien raison quant à un éventuel pouvoir pour Dorothy ! J'imagine que la Comtesse s'est débrouillée pour retarder le développement de ces pouvoirs chez sa fille.
Merci pour ta lecture et tes retours <3
Intéressant d'avoir le double point de vue... on espère avoir les pièces manquantes du puzzle. Attention cependant aux redites, je pense que tu peux éviter certains passages trop similaires. Super la backstory aussi <3
A bientôt!
Quelle partie tu trouves redondantes ? Tu parles du dialogue ?
Merci pour ton com’ :3
Je ne m'attendais pas à voir du paranormal dans l'affaire... Mais ça éclaircit pas mal de choses. Dorothy aurait elle aussi le don de lire dans les pensées, et en croisant le regard de Will, elle a tout de suite su ce que ses parents avaient fait. Par contre, comment a-t-elle appris ? Est-ce naturel chez elle ? Ou bien sa mère lui a-t-elle enseigné ? Mais dans ce cas, quid des précédents professeurs ? Pourquoi Dorothy n'a-t-elle pas pu lire leurs pensées pour connaître le monde extérieur ? Ou bien est-il tout simplement beaucoup plus facile de lire les pensées des enfants que celles des adultes ?
D'autre part, la voyante du cirque aurait effectivement ce même pouvoir ? En plus puissant, puisqu'elle peut lire aussi les pensées d'Alexander ? Ou juste une variante, qui lui permet de lire uniquement les pensées des gens aux yeux noirs ? Et comment a-t-elle fait pour faire apparaître les cartes ?
Coquilles :
les yeux du nouvelle arrivant => nouvel
Annabeth reçu son baise-main => reçut
Ce serai la solution la plus sûre => serait
Contente de voir que tout cela stimule des questions et des théories ! Les éclaircissements vont venir, je l'espère, au fur et à mesure des chapitres.
Merci pour ta lecture et ton commentaire (et pour les coquilles) !