Le message était passé, semblait-il, au vu que la crispation qu’Alexander afficha vis-à-vis de son amante. Elle savait par Will qu’il avait bien découvert le mot qu’elle lui avait laissé. La pitié qu’il ressentait peut-être pour cet enfant ne l’empêcha pas, cependant, de revenir dans sa couche sitôt qu’elle l’y invita.
Elle commença à lui proposer d’autres moments que ceux du lit. Ils prirent vite l’habitude de jouer une partie d’échecs chaque matin.
Annabeth perdit toutes ces parties. C’était bien la première fois que ça lui arrivait.
— On m’a pourtant vanté vos prouesses aux échecs, s’étonna son adversaire après la cinquième défaite.
Il cachait mal le soulagement et la satisfaction d’avoir gagné. Cela donna envie à la jeune femme de le vaincre.
— Je prends le temps de vous connaître, voilà tout, répondit-elle d’une voix plus désagréable qu’elle ne l’aurait voulu.
Jouer aux échecs était en fait intéressant. La réflexion que ce jeu nécessitait était importante et fatiguait beaucoup Annabeth. D’ordinaire, elle n’avait qu’à lire dans les yeux de son opposants les tactiques qu’il envisageait. Elle n’avait jamais vraiment joué. Elle découvrait qu’elle aimait ça. En revanche, elle n’aimait pas perdre.
Là, devant ce plateau noir et blanc, tout était à la fin si simple et si compliqué. Un cheval, une reine, une tour. Des figures qui la transportaient dans une bataille épique dont elle était maitresse.
— Échec et mat, déclara Alexander en positionnant son fou.
Annabeth ne put s’empêcher d’afficher une moue déçue. Elle y était presque, cette fois-ci. La victoire avait été à portée de main.
— Vous progressez vite, admit Alexander.
Il avait pris son ton de professeur, elle ne savait pas si elle s’en amusait ou s’en irritait.
— Il est l’heure que vous vous rendiez à votre leçon, n’est-ce pas ? coupa-t-elle un peu sèchement.
— C’est exact. Je vous laisse, Madame.
— À tout à l’heure.
Depuis la fenêtre, elle attendit qu’il sorte du bâtiment pour l’observer mener son cours avec Dorothy. Elle quitta alors son bureau pour se rendre prestement aux cuisines. Tandis qu’elle apprenait les échecs, le précepteur avait appris le langage par signes de Becky. Il se montrait très intéressé par les domestiques. Trop intéressé.
— M. Meyer, salua-t-elle en pénétrant dans ce temple de la nourriture.
De délicieuses odeurs flottaient déjà dans l’air. Le Français interrompit son œuvre avec empressement pour s’incliner bien bas.
— Mes hommages, Madame.
— Alors, pas la peine d’être si cérémonial. Que préparez-vous ?
— Du veau au citron, Madame.
— Parfait, je m’en remets à vos talents de chef.
Elle sonda son regard. Comme elle le redoutait, Alexander avait tenté un rapprochement avec le cuisinier. Il lui avait posé bien des questions. Des questions pertinentes.
— Merci pour votre travail, comme toujours.
— Merci à vous, Madame, de m’offrir cette maison et ce travail.
Meyer avait perdu toute sa famille dans la guerre franco-prussienne. Quand elle l’avait recueilli, peu après la mort de son mari, il ne savait rien faire d’autres que boire et se battre. Elle l’avait jugé à même de protéger Dorothy, et lui avait trouvé un rôle. Il avait appris à cuisiner très vite, il travaillait dur. Mais surtout, elle avait vu naître sa dévotion infaillible envers elle. Tant qu’elle l’entretenait, il serait prêt à mourir pour elle. Ce n’était pas les pitoyables tentatives du précepteur indiscret qui y changeraient quelque chose.
Dans son tour, elle passa voir Bill. Lui, elle l’avait récupéré dans un bagne. Elle avait vu dans ses yeux le profond désir de vivre une vie paisible entouré de nature.
Elle le trouva, coupant avec délicatesse et patience les roses flétries du patio. Ses gestes doux portaient une beauté étonnante de la part de cet homme fort au crâne rasé. Il adorait les roses, alors elle le laissait en garnir le parc du manoir malgré son dégoût personnel. Dorothy les aimait aussi, depuis qu’il lui avait appris à les entretenir.
Heureusement, la petite fille ne connaissait pas le passé de son jardinier. Sa langue, il l’avait perdue en même temps qu’un pari équestre malheureux. Ils lui avaient brûlé au fer rouge avant de le livrer à la police. Toutes ces horreurs, Dorothy ne pouvait pas les voir, et Annabeth voulait que cela reste ainsi.
***
— Échec au roi.
Le cœur battant, Annabeth eut du mal à retenir un sourire. Elle avait acculé les pièces de son adversaire. Elle y était presque. Elle souffla, elle devait rester calme. En face d’elle, un pli barrait le front d’Alexandre qui disséquait le plateau du regard. Elle-même se concentra pour anticiper ses prochains mouvements. Malheureusement, elle en avait oublié un.
— Échec et mat, répliqua-t-il en bougeant une simple tour.
Elle se figea. Le précepteur se fendit d’un sourire de connivence.
— J’ai eu chaud, avoua-t-il.
— Allez à votre cours, répondit-elle sèchement.
Il sembla amusé par sa réaction, ce qui ne l’aida pas à faire taire sa frustration. Il sortit du bureau. Elle se leva, serrant les poings. Il était un adversaire coriace, et pas qu'aux échecs. Il avait interrogé Becky, il avait Dorothy dans sa poche. Il gagnait.
Elle sonna Will, rageuse. Ce précepteur, il avait tout. Il avait tout eu. Des connaissances, des compétences, un parent aimant, une enfance riche d’expérience. Il se pavanait dans cette chance avec un mépris qu’elle détestait.
Le petit valet arriva.
— Que souhaitez-vous, Madame ? demanda-t-il d’une toute petite voix.
Il avait tout de suite remarqué son énervement et rentrait la tête dans les épaules. Cette attitude mit de l’huile sur le feu qui brûlait dans le cœur de la Comtesse.
— Va préparer du thé ! jeta-t-elle.
Il hocha la tête et se détourna. À cet instant, elle voulait le laisser partir. Mais au lieu de ça, elle bondit en avant et l'attrapa par le bras.
— Mada…
De son autre main, elle le gifla. Il tomba au sol. Elle s’immobilisa un instant, essoufflée. Il tourna alors un regard terrifié vers elle. Avec ses grandes prunelles bleues. Annabeth eut un hoquet et recula d’un pas. Non. Pas lui.
***
— Tu es un peu vieille. Heureusement, tu as un petit visage de poupée très appétissant.
C’était ce qu’avait déclaré le Comte lorsqu’ils avaient atteint leur chambre pour leur première nuit de noces. Annabeth avait gardé le visage tourné vers le sol pour ne pas voir dans ses iris ce qu’il s’apprêtait à lui faire subir.
Ce sourire. Ce regard. Ces grognements rauques et satisfaits.
Le grincements du lit. L’ondulation des voiles.
Le frottement des draps contre son dos.
La poigne qui serrait ses poignets.
La sueur qui perlait sur sa peau grasse.
Le claquement régulier.
La douleur.
La douleur qui montait toujours plus haut. La douleur qui déchirait tout à l’intérieur.
Et puis parfois, les coups. De poings. De pied. De cravache. Les cheveux tirés sans ménagement. Les doigts qui ouvraient sa bouche de force.
— T’as pas intérêt à mordre, sinon tu vas découvrir ce que c’est que le fouet.
***
Annabeth hurlait, la tête dans les mains. Elle ne distinguait plus bien la pièce autour d’elle. Elle ne voyait plus que le visage plein de larmes et de peur de cet enfant. Et derrière lui, celui du Comte.
Elle attrapa un chandelier qu’elle abattit sur les épaules de Will. Il se recroquevilla en criant.
— T’as pas le droit de crier ! C’est ta faute si je revis ça ! C’est ta faute si je le vois, lui, à chaque fois que je te regarde !
Elle hurlait, elle le frappait, jusqu’à ce que son bras et que son souffle ne fatiguent. Elle laissa tombé le chandelier. Les bougies éteintes avaient volé de partout, brisés et écrasées par la cohue. Il y avait du sang, aussi.
— Nettoie ça, ordonna-t-elle d’une voix faible en quittant le bureau.
Elle marcha dans le couloir, de plus en plus rapidement. Il lui fallait sa fumée, vite, ou elle risquait de retourner achever ce pauvre enfant.
Je trouve enfin le temps de reprendre ma lecture avec un chapitre qui m'a parut au départ doux avec les parties d'échecs et la relation qui se tisse avec Alexander, puis à la fin glaçant. Comme toujours, je suis partagée entre la peine et la colère envers Annabeth qui s'en prend à Will, mais en lisant les commentaires, ça m'a fait réfléchir sur ce processus de victime qui devient bourreau. Je n'y avais pas pensé, mais c'est un intéressant de lire une histoire qui aborde ce thème.
Une remarque sur les échecs, il est très peu probable que après avoir mis en échec le roi adverse, on soit soi même mat. Il faudrait au moins 1 coup entre les deux.
Coquilles:
Pb avec "que" surblan1ére phrase.
"à la fin" -> à la fois
Merci pour ton commentaire et ton relevage de coquilles <3
Ma théorie pour le moment : Dorothy est moins télépathe que sa mère, elle ne peut lire que dans les yeux bleus (Will, mais pas Bill, Becky et Meyer)
Tu es toujours aussi perspicace ^^
Merci pour ta lecture et ton com' !