Chapitre 2 - La taverne

Attablés au milieu de la taverne, ils ne passaient pas inaperçus. L’un produisait un bruit métallique régulier en boitant, l’autre semait quelques gouttes de sang sur son passage. Aucun doute sur le fait qu’ils étaient en train de lutter pour leur survie peu de temps avant de s’accorder une pause bien méritée. Toutefois, il aurait été difficile d’imaginer que c’était l’un contre l’autre qu’ils combattaient, et qu’une irrésistible sensation de sérénité réglerait ce conflit. 

Assis en face de leur bienfaitrice, si tant est qu’ils puissent la surnommer ainsi,  ils affichaient une mine déboussolée. À aucun moment l’un d’eux ne s’était imaginé rompre le pain autour d’une chope de bière dans une taverne. Troublés par ce changement d’humeur, ils n’y avaient qu’une explication possible : ils avaient succombé tous les deux à leurs blessures et La Lumière, dans sa bonté éternelle, leur avait accordé un moment de tranquillité. Persistait nonobstant la douleur physique de leur affrontement, leur rappelant leur condition de mortel.

- Ce gruau ne vaut en rien les mets raffinés de chez moi, mais je sens les forces me revenir ! Il faut dire que je vagabonde depuis bien trop longtemps, l'estomac vide… J’ai bien cru que je n’arrêterai jamais votre combat !

Elle avait beau s'adresser à eux, ils la regardaient sans la voir. Les bulles les avaient certes pacifiés, mais nul ne savait comment réagir dans cette situation. Dominés par la rage de vaincre leur propre ennemi, ils s’étaient retrouvés à ne plus ressentir la moindre once de colère en eux. Ils n’étaient que des coquilles vides dans l’attente qu’on leur retire souffrance physique et sensation intense de désorientation afin d’atteindre les portes des Cieux en toute dignité. 

- Vous en faites une drôle de tête…

Elle les examina brièvement avant de pousser un soupir. 

- Je vais vous faire une confession, c’est la première fois que j'utilise mon pouvoir dans de telles circonstances. D’habitude, mes bulles atteignent des membres de ma famille qui se disputent un peu trop fort ou des domestiques angoissés…

Commençant peu à peu à revenir à lui, l’ensanglanté prit enfin la parole pour abréger les babillages enfantins de la jeune femme.

- Êtes-vous une sorcière ? Car ce que j’ai vu n’est que l'œuvre du malin.

Ces paroles eurent le mérite de réveiller son compagnon de combat qui affichait un visage devenu sévère. Malgré le ton calme de sa voix, la raison avait pris les devants face à cette situation hors norme. 

- Appelez-vous une sorcière une femme qui aide les bonnes gens ? Appelez-vous une sorcière une femme qui croit en la vie et l’amour ? Dites-moi plutôt comment vous vous appelez, j’aimerais en savoir davantage sur votre lutte acharnée. répondit Bubbline. 

Le boiteux se décida enfin à prendre la parole : “Henry”, suivi de celui qui avait sali le sol de la Taverne : “Reynaud”. 

- J’en déduis que vous êtes une guérisseuse. Dans ce cas, la priorité serait de panser nos blessures.

 Des sages paroles qui furent approuvées d’un hochement de tête par Henry. 

- Hélas, je ne soigne que les maux de l’esprit. Mais quel bonheur d’avoir la tête dépourvue de nuages. Elle termina sa phrase les bras levés vers le ciel avec un sourire niais. 

- Jeune demoiselle, pensez-vous que nous nous battions bêtement pour le plaisir de mourir ? 

- Je pense que la violence attise la violence, voilà tout. 

- Je défendais mon village, ma famille, ma vie… Ces gens-là… 

Il désigna son partenaire de combat d’un ton morne.

- … m’ont tout pris.

Le visage de Bubbline se décomposa. Son sourire béat et ses yeux pétillants avaient fait place à un masque de douleur.

- Nous n’avons infligé qu’une infime partie de ce qu’ils nous ont fait par le passé. Reprit Reynaud. Mes grand-parents portent encore les traces des terribles assauts dont ils se sont sortis miraculeusement… Notre combat aurait pu mettre fin à cette querelle. Nous sommes les derniers représentants de nos villages respectifs.

Malgré son cœur qui se serrait dans sa poitrine, elle fit ce qu’elle faisait le mieux : voir le positif, du moins, essayer…

- Attendez, attendez… je pense qu’avec un esprit plus apaisé et une longue discussion, tous vos soucis seront réglés ! Je vais demander à la gentille tavernière de nous apporter de l’eau chaude. Avec les plantes que j’ai ramassé sur le chemin, je vais vous concocter un breuvage réconfortant. Et rien de tel que…

Quelque chose qu’elle jugea alarmant la fit arrêter de parler. Elle vit la mâchoire d’Henry se contracter. Ses yeux dérivèrent ensuite vers le poing de Reynaud qui se resserrait jusqu’à entendre le son de la peau qui se contracte. Comme si le temps se ralentissait au rythme de son angoisse montante, elle prenait conscience que quelque chose d'inattendu était en train de se produire. Au milieu d’une taverne joviale où honnêtes gens riaient et s'amusaient,  Bubbline ne vit que trop tard que la main de Raynaud s’approchait de son épée. Les sourcils d’Henry se froncèrent. Une lueur mauvaise traversa son regard. L'effet des bulles...s'était estompé. La haine s’emparait à nouveau de ces pauvres âmes. 

- Je ne comprends pas… mes bulles sont pourtant irrésistibles. Mon oncle avait bel et bien arrêté de se disputer avec sa femme après mes bulles, et mon ami d’enfance n’a plus jamais pleuré grâce à elles. Votre haine ne peut pas être si…

À peine eut-elle le temps de terminer sa phrase qu’elle vit Reynaud se jeter sur Henry. Ce dernier avait déjà saisi une lame secrète cachée dans sa botte. Il bondit. Le choc fut brutal. La table vola. Le sang jaillit.

Le choc projeta Bubbline au sol. Hébétée, elle mit un instant à comprendre ce qu'il se passait. Située derrière la table dont le flanc dissimulait la lutte acharnée, elle ne réalisait pas ce qu’il était en train de se passer. Ses bulles avaient toujours propagé amour et sérénité. Alors pourquoi, cette fois, échouaient-elles ? Pas question d’abandonner son objectif. Le renoncement ne faisait pas partie de sa vie, et ce n’est pas maintenant qu’elle reculerait devant la moindre résistance.

Elle pouvait encore les sauver avec de nouvelles bulles et un dialogue plus profond sur cette querelle éternelle. Elle s’appuya alors sur le sol pour se relever, quand elle sentit quelque chose de chaud et humide contre sa paume… Du sang. Bubbline ne s’était pas aperçue que les bruits de lutte avaient cessé et qu’ils avaient laissé place à un râle humide et étranglé.

Elle voulut s'approcher... mais une femme la bouscula. Un geste accidentel qui lui permit de prendre conscience que cet affrontement avait provoqué un vent de panique. Quelques tables s’étaient renversées, de la bière et du gruau jonchaient le sol, et il ne restait plus qu’elle dans la taverne. Elle, et cette petite flamme d’une bougie renversée, qui commençait à dévorer la poutre à proximité. Ses éclats de quartz fixaient la scène. Comme si son propre corps refusait de comprendre. Plantée debout dans cette salle vide, elle regardait le feu consumer le bois à une vitesse impressionnante. Son regard tomba sur Henry et Reynaud. Immobiles. Silencieux. Bubbline avait chaud et sa respiration se faisait de plus en plus difficile. En un rien de temps, la chaleureuse taverne qui devait leur faire office de sanctuaire était en feu. 

Elle resta figée, le souffle court. Puis, enfin, elle se jeta par la fenêtre. Ce fut une fois dehors qu’elle se retourna incrédule devant le résultat de sa bienfaisance.

Elle déglutit, sa gorge brûlée par la fumée.

- Non… Ce n’était pas censé se passer ainsi…