Chapitre 3 - Malandrins

Errance. Après le désastre de la taverne, il n’y avait aucun mot pour mieux décrire l’état de Bubbline. La vue des flammes dévorant ce qui devait être un havre de paix, était un spectacle bien trop insoutenable. Elle préféra s’éclipser, laissant les habitants environnants s’occuper eux-mêmes de l’incendie. Qui sait les dégâts qu’elle aurait pu engendrer en aidant ceux qui subissaient déjà la conséquence de sa naïveté ?

Après quelques heures de marche sur la route qui menait à la grande ville la plus proche, elle était exténuée. Ses souliers, à l’origine d’un blanc immaculé, avaient la même couleur que la boue. Peu habituée à parcourir des distances importantes, elle ne préférait pas voir à quoi ressemblaient ses pieds meurtris. D’ailleurs, la vue du sang lui avait toujours été désagréable. Tout comme la vue des blessures en général, qu’elles soient physiques ou non. 

D’aussi loin qu’elle se souvenait, elle avait toujours fait le bonheur de sa famille. Rires, embrassades et danses festives comblaient parfaitement son quotidien. Un quotidien troublé par une et unique chose : une prise de conscience aussi soudaine que consternante. Lors de ses dix-sept ans, sous une pluie incessante de cadeaux provenant des nobles qui souhaitaient la remercier pour ses services, son sourire s’était effacé. Autour d’elle, tout le monde cherchait son bonheur, même les villageois les plus pauvres. Ceux qui vivaient de leur maigre récolte, en sacrifiaient une partie pour admirer son sourire sincère. Ceux qui lui tendaient de belles carottes à la couleur aussi vive que sa personnalité pétillante. Ceux qui avaient les mains abîmées et déformées par leur dur labeur. “C’est intolérable”, s’était-elle écriée, il y avait de ça une année. 

Pourquoi les autres ne profiteraient pas de mon pouvoir ? Suis-je la plus égoïste des jeunes femmes, qui plus est étant issue d’une noble ascendance ? Ses questionnements lui revinrent en tête pendant qu’elle commençait à ne plus sentir ses jambes. Elle ne voulait pas voir l’épisode de la taverne comme un échec, mais comme un signe de son destin. Ses bulles avaient une destinée, tout ce qu’elle avait à faire, c’est comprendre comment les utiliser à bon escient… de préférence sans le moindre incident. Autant dire que sa première intervention n’avait pas été couronnée de succès. Elle tentait alors de se rassurer en se disant que Raynaud et Henry auraient trouvé la mort dans tous les cas, et qu’elle avait pu au moins les apaiser avant leur délivrance, du moins…avant qu’ils ne s’entre-tuent.  Pour ce qui est de la taverne… Elle ne pouvait pas en rester là. Bubbline venait de se faire la promesse qu’elle reviendrait pour tout réparer. Oui, tout réparer ! “Je n’ai jamais fait de travaux manuels, mais je pourrais apporter de la bonne humeur aux ouvriers !” se promit-elle. Je pourrais aussi leur offrir…Des fleurs ? Oui, des fleurs ! Ça fait toujours plaisir ! Ou alors…

Plongée dans ses pensées florales, elle fut interrompue par des bruits d’hommes. Ils venaient de la forêt…et n’étaient pas rassurants comme ceux des oiseaux et autres petits animaux. 

- La bourse ou la vie, te dis-je ! Je ne vais pas le répéter encore une fois !

- Regardez-le, on dirait qu’il va mouiller ses braies…

À mesure qu’elle s’approchait, Bubbline parvenait à distinguer des sons étouffés d’un homme en proie à une forte panique. 

- Je…Je vous en prie, je meurs de faim et je me dirigais justement vers la Taverne.

- Eh bien tu vas nous payer une tournée, et peut-être qu’on te laissera un p’tit quelque chose ! fit l’un des malandrins en regardant son confrère avec un sourire goguenard. 

Inutile d’en voir davantage, Bubbline surgit du buisson derrière lequel elle s’était dissimulée. Ce qu’elle détestait par-dessus tout ? Les méchants. Et ce qu’elle venait de voir ne lui avait pas plu du tout. 

- Eh oh ! Laissez-le tranquille ! 

Son apparition fit sursauter les trois hommes. L’agressé lui décocha un regard d’une grande tristesse, comme s’il préférait se faire agresser plutôt que de voir ce qu’il adviendrait de cette jeune femme. Les deux autres se contentaient d’afficher une moue encore plus dédaigneuse avec un regard…Qu’elle avait du mal à déchiffrer. Comme s’ils n’avaient pas mangé pendant trois jours et qu’ils étaient en train d’admirer un poulet rôti aux herbes et au miel, baignant dans son jus au milieu des pommes de terre confites. 

“Peut-être qu’ils m’aiment bien ?... Non, ce n’est pas ça. Et puis…Hors de question d’être amie avec de vils personnages.” se dit-elle sous les regards insistants. Elle décida alors d’être plus incisive.  

- C’est méchant ce que vous faites ! C’est son argent et il veut juste aller manger !

- Nous aussi on a faim ! 

- Dans ce cas, payez votre nourriture avec votre propre argent ! Et… 

S’interrompa-t-elle lorsqu'elle prit conscience qu’ils étaient sûrement sans le sou après un coup d'œil à leur accoutrement terreux et troués. 

- …Peut-être que si vous vous excusez, il vous donnera à manger. La gentillesse paye toujours ! 

Après un silence déconcerté, les deux crapules s'esclaffent pendant que leur victime semblait complètement désespérée.  

- Je n’ai rien dit d'amusant, braves gens. 

Le visage de Bubbline était fermé. Mais difficile de prendre au sérieux ce bout de femme qui semblait très éloignée de son environnement habituel. 

- C’est d’un autre type de nourriture qu’on a faim maint’nant, ma mignonne…

La phrase du bandit s’acheva par un crachat au sol, pour le moins inélégant. Ils continuèrent de la regarder de la tête aux pieds, à la fois affamés et stupéfaits par ce cadeau inattendu qui se tenait à quelques pas d’eux. 

De son côté Bubbline ne comprenait pas ce qu’ils sous-entendaient. Peut-être avaient-ils soif, mais il existait de nombreuses façons plus directes de le formuler…Après, elle ne connaissait pas bien les mœurs des gens du peuple. Peut-être qu’il existe une certaine pudeur vis-à-vis de la soif ? Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir plus longtemps que le premier homme la saisit par les cheveux. Elle n’avait sous les yeux que ce gros nez rouge et cassé.

- Aïe ! Que faites-vous ? 

- J’sais pas d’où sort ce p’tit ange, mais j’vais lui donner un avant goût de l’enfer. 

- Regarde-moi ces tifs, ils ont la même couleur que quand y neige ! Pourtant l’est pas vieille la cruchonne. répondit l'autre qui s’était approché pour profiter de ce repas. 

Contrariée qu’on agrippe ses cheveux sans son autorisation, elle ne se rendit pas compte qu’elle avait fait apparaître ses bulles. Des bulles. Beaucoup trop de bulles.