Chapitre 2 : Le cauchemar

 

 

Ce n’était plus une bruine, mais lourde une pluie qui s’abattait sur le paysage. La terre croulait sous une masse d’eau fracassante qui s’insinuait partout. Mais le grondement de la pluie ne parvenait pas à atténuer les furieux battements qui agitaient le cœur d’Asha. À l’image des nuages, elle s’était mise à pleurer.

On le lui avait répété, elle en était certaine, la Marque n’apparaissait qu’à la puberté, aucun nourrisson ne pouvait la porter. Pourtant, il était là, ce serpent sombre roulé en boule autour du nombril de sa fille.

Soudain, prise de frénésie, elle tenta de l’effacer. Elle frotta le ventre frémissant avec une peau mouillé, essaya de gratter jusqu’à ce qu’Eryn gémisse. Là, elle stoppa son geste. Elle caressa les joues de sa fille qui se calma, mais elle sentait sous ses doigts son propre pouls qui ne ralentissait pas. C’était trop irréel, trop malvenu. Une réalité aux allures de cauchemar.

Asha nettoya son bébé avant de l’emmitoufler de nouveau. Elle le cala contre sa poitrine et s’allongea. Elle ne parvint pas à dormir. Le rugissement de la pluie la tenait éveillée, sans doute. Elle soulevait régulièrement la fourrure pour toujours faire ce constat implacable. La Marque était là, semblant la narguer. Finalement, la jeune mère réussit à s’endormir. Lorsqu’elle se réveilla, elle fut prise d’un espoir vain. Elle déshabilla sa fille, empressée. Mais le serpent était toujours là. Asha eut un sanglot et serra Eryn contre elle. Elle se balança d’avant en arrière en tentant de conjurer la Marque par la pensée. Mais malgré ses pouvoirs, cette malédiction échappait à ses sens. Elle ne pouvait rien faire. Son enfant porterait, indélébile, cette spirale qui lui empêcherait une vie paisible.

Eryn se mit à pleurer, percevant sans doute l’angoisse de sa mère. Asha la berça comme elle put. Elle aurait aimé se blottir dans des bras maternels, elle-aussi.

Avec la Marque, il n’était plus question de retourner chez elle. Quel que soit leur âge ou leur filiation, les Sylviens ne toléraient les Maudits que d’une seule manière : morts.

Asha tenta de se convaincre que ce n’était pas si grave. Elle n’y parvint pas.

 

Lorsque la pluie se tut enfin, elle reprit la route. Une route qui la ramenait en arrière.

 

*

 

Kurtis fixa Keira avec des yeux ronds quand elle revint au village, portant fièrement sa couronne de fleurs.

— C’est… c’est Oèn ? s’enquit-il en rougissant.

Elle hocha la tête le menton haut.

— … Père est au courant?

— Je vais lui en parler, justement, dit-elle en haussant les épaules.

— Bah… heu… félicitations.

Le sourire éclatant de Keira s’agrandit encore.

— Merci !

Elle s’éloigna en sautillant. Ceux qu’elle croisait sur sa route avait la même réaction de son frère. Normalement, l’union servait à l’éducation des enfants et la décision devait être prise si l’on tombait enceinte. Mais la jeune fille savait qu’Oèn serait le père de ses enfants, c’était le seul à même de les élever.

Aedan était en train de répartir les patrouilles quand elle le rejoignit. Il s’arrêta en plein de milieu de sa phrase et fronça les sourcils.

— On peut parler seuls à seuls ? demanda-t-elle en ignorant son air réprobateur.

— Aelig, je te confie la suite, déclara-t-il d’une voix lourde.

La Hekaour hocha la tête.

— Bonne chance, glissa-t-elle à son ancienne disciple quand elle passa devant elle.

Aedan l’entraina à l’écart, son expression semblait plus acérée qu’à l’ordinaire.

— Oèn ? siffla-t-il.

— Oui ! On s’est dit qu’on allait faire la cérémonie pendant le Sabbah, comme ça on sera bénis par l’Élue et…

— Tu es enceinte ?

Keira se figea, elle se pinça les lèvres. Son père n’avait pas, comme Kurtis, une perception suffisante du Silh pour savoir si elle portait la vie. Il était tentant de lui mentir pour faciliter les choses.

— Non…

— Alors tu attendras.

— Mais, je suis sûre de moi !

— Keira.

Elle frémit, elle connaissait ce ton.

— Si tu t’unis à cet homme, ce sera pour la vie. Tu n’as connu que lui, il est trop tôt pour décider.

La rage afflua sous forme de petites larmes. Elle serra les poings.

— Non ! J’en suis sûre, et lui aussi ! De toute façon tu ne peux pas décider pour moi, je suis adulte maintenant !

Les muscles de la mâchoire d’Aedan se dessinèrent sur sa peau. Il jeta son regard dur vers sa fille, qui le soutint non sans difficulté. Au bout d’un moment qui parut durer un jour entier, il rompit la joute silencieuse et soupira.

— Tu commets une erreur, dit-il d’une voix plus lasse qu’énervée, mais je vais décider de te faire confiance.

Keira s’autorisa un sourire tremblant.

— Je te prouverai que j’ai raison, déclara-t-elle d’une voix moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu. Je m’unirai et aussi… je deviendrai Grande Cavalière.

Il haussa les sourcils.

— Grande Cavalière ?

— Oui.

Elle se détourna.

— Tu verras que je vaux autant que toi, acheva-t-elle à demi-voix.

 

*

 

Il était gangréné par son angoisse.

Il n’était pas sorti du confessionnel, il n’en avait pas le courage. Tant qu’il restait caché, il pouvait se dire que ce n’était qu’un cauchemar. Que la moitié de ses amis n’était pas morte à cause de lui. Que son rêve ne s’était pas effondré.

Qu’Amaya n’avait pas été blessée.

Pourtant, plus il tentait de s’en convaincre, moins il y croyait. Il ne pouvait ignorer les gémissements qui émanaient de la grande salle du temple, ni les rappels constants de Clervie. Quand il entendait cette voix sévère, il était partagé entre colère et gratitude. Il savait qu’elle avait sauvé ce qu’il restait des colons. Il aurait voulu la remercier. Mais là, encore, il n’en avait pas le courage. Ni la force.

Jusqu’au jour où il entendit des pas faibles mais familiers dans le couloir qui menait à lui.

— Angelus…

Il eut un frisson. Il sut dès lors qu’il ne pourrait lui résister.

— Parle-moi, s’il te plaît, implora Amaya.

Il ne répondit pas et se tassa sur lui-même. Elle allait l’attirer au dehors, lui faire affronter le désastre. Il ne voulait pas. Mais ce qu’il voulait encore moins, c’était encore entendre cette inflexion  désespérée dans la voix de sa femme.

— Regarde-moi, au moins, souffla-t-elle.

Il n’y tint plus, il ne pouvait tout simplement pas. Raide et lent, il déplia son corps sale et se dressa pour faire face à sa bien-aimée. Même dans la pénombre, elle était étincelante. La cicatrice encore fraîche qui lui barrait le visage n’en était que plus voyante. Le regard que lançait son œil mort était insoutenable.

Le visage d’Amaya frémit, mais ne laissa pas paraître plus de trouble. Elle tendit ses mains à travers le maillage du confessionnel.

— Touche-moi, murmura-t-elle.

Il s’y refusa d’abord, ses mains étaient crasseuses. Mais Amaya l’attirait, c’était irrésistible. Il effleura ses doigts. De nouveau, un frisson le parcourut. La prison dans laquelle il s’était lui-même enfermé parut soudain plus petite, trop petite. Étroite et malodorante.

— Angelus… dis-moi quelque chose…

Ses doigts fins cherchèrent encore le contact, il fut électrisé. Il s’approcha de la grille, sentit le souffle d’Amaya et son parfum à peine altéré par l’odeur des plantes médicinales. Il voulait parler, mais il ne savait pas quoi dire.  Une fois prononcés, les mots s’échappaient trop loin pour qu’on puisse les rattraper. Il craignait de prendre ce risque.

Mais encore une fois, sa femme le délivra.

— Angelus… répéta-t-elle. Quel est ton nom ?

Il prit une inspiration tremblante. Son cœur avait bondi, lui. Ce nom ne pouvait être faux ou mal dit. C’était une vérité absolue. Une vérité qu’il chérissait.

— Angelus… commença-t-il d’une voix rauque… Angelus Amayus…

Un dernier effort. Amaya parvenait à serrer sa main du bout de ses doigts, lui transmettant le courage qu’il lui manquait.

— Angelus Amayus Pusilla.

Elle eut un soupir, comme un cri muet de soulagement. Sa cicatrice sembla s’effacer.

— Je sais que tu es fort, dit-elle d’une voix chargée d’espoir, que tu sauras surmonter ça.

— Je… je ne peux pas…

— Je suis là.

Cette phrase murmurée l’emporta. D’un geste difficile, il alla chercher les clés du confessionnel qu’il avait cachées et les amena à la serrure. Le cliquetis du mécanisme fit encore accélérer son pouls.

Il se retrouva face à elle, sans barrière. Alors elle ouvrit ses bras. Il s’y lova sans retenir ses larmes. C’était le seul endroit au monde où se sentait à sa place.

Après cette étreinte vibrante, elle se détacha doucement et lui prit la main.

Elle l’emmena vers la lumière.

 

*

 

Toute la tribu s’était rassemblée pour assister au départ d’une trentaine de ses membres. L’ambiance était calme mais teintée de mélancolie. Kurtis, le cœur serré, ne pouvait que comprendre ceux qui embrassaient leurs proches d’un air triste. Après tout, ils ne seraient de retour qu’à la fin de la saison chaude. Il n’avait jamais quitté la forêt si longtemps, et les souvenirs qu’il gardait de l’extérieur étaient teintés d’amertume. La Frontière arracherait une partie de son âme s’il s’en éloignait trop.

Mais il se força à sourire. Il avait la chance de participer au Sabbah, il ne ferait pas son enfant apeuré. Près de lui, ses sœurs semblaient partager ce sentiment et affichaient des mines enthousiastes bien qu’un peu crispées.

Tous ceux qui partaient se placèrent en rangs serrés afin d’accueillir selon le rituel la bénédiction de Moïa. Bien que cheffe des Arsalaïs, elle ne serait pas du voyage, épreuve trop dure pour son corps âgé. Elle déléguait donc son rôle à Isbail. Aedan, qui dirigeait le convoi en sa qualité de meneur des Hekaours, laissait la sécurité de la tribu entre les mains de sa lieutenante, Aelig. Yonys, le chef des Teacs, avait décidé de ne pas venir, c’était Thiten qui le représenterait.

Moïa passa autour de chaque voyageur un collier de mailles serrées qui permettrait malgré la distance de garder une connexion avec leur terre ancestrale et leur tribu.

— Maintenant, allez, mes enfants. Portez au-delà les montagnes les vœux et l’âme de toute notre tribu.

Ils s’inclinèrent légèrement devant la vieille femme avant de rompre le rang. Kurtis, fébrile, s’élança vers sa jument qui l’attendait sagement, imité par le reste de la troupe. Mais il entendit Moïa l’appeler et se retourna.

L’Arsalaï s’avança vers lui de sa démarche rouillée. Son sourire bienveillant soulevait haut ses rides halées.

— Je dois te dire un mot, j’ai le pressentiment que je ne pourrai pas le faire à l’avenir.

— Ne dis pas n’importe quoi, Ma, on se reverra à mon retour.

Elle hocha la tête, mais son sourire sembla se fragiliser. Elle saisit les mains du jeune garçon entre ses doigts parcheminés.

— Kurtis, tu manques cruellement de confiance en toi. Alors je vais t’ordonner de croire en toi. Je sais que tu peux accomplir de grandes choses, je sais que tu auras un totem puissant. Cela ne fait aucun doute.

— Mais…

Les mains de la vieille femme devinrent plus fermes.

— Regarde-moi bien, Kurtis. Remets-tu en cause mes capacités ? As-tu déjà douté de moi ? Penses-tu que je te mente ?

— Bien sûr que non, Ma.

— Alors retiens-bien ce que je vais te dire : tu es grand, Kurtis, grand par l’âme et par le destin. Ne doute pas de ta force, saisis-la. Et tu feras de grandes choses.

Le jeune garçon sentit ses yeux s’embuer.

— M… merci Ma.

La vieille femme avait retrouvé tout son sourire.

— Va, maintenant. Adieu…

— Non, Ma…

— Adieu, Kurtis.

Il renifla.

— A… adieu… bégaya-t-il.

Il sentit les bras maigres de la vieille femme l’entourer en une étreinte brève mais puissante. Il enfourcha son cheval en sanglotant, baigné du regard chaleureux de son arrière-grand-mère.

Devant lui, le convoi s’ébranla. Il se retourna pour voir la silhouette de Moïa, déjà minuscule, se tasser pour n’être plus qu’un point bientôt caché par la forêt.

Il pleura tout son saoul, mais ne fit pas marche arrière.

Il serait grand.

 

*

 

Un jour après avoir quitté Asha, Lohan sentit un tiraillement dans sa poitrine. Il sut immédiatement que c’était lié à elle. Il fixa le soleil de son Sanctuaire, tentant d’envoyer une question. Mais il ne parvint pas à atteindre la Sylvienne malgré tous ses efforts. Il fut tenté de revenir sur ses pas, mais comme la douleur s’atténuait, il décida de continuer son voyage, guettant néanmoins tout autre signe.

Il atteignit Rivola après deux semaines de chevauchée. La cité était restée la même depuis sa dernière visite, deux ans auparavant. À cette époque, il avait accompagné Adhara à une réunion censée aboutir à une alliance entre la Faction Étoilée et la Faction Argentée. Si en surface l’alliance avait bien été promulguée, les deux dirigeants rebelles s’étaient profondément détestés. En particulier Claudius qui était indigné qu’une gamine, femme de surcroît, se soit érigée comme son égal. Un mépris qui l’avait mené à envisager une guerre, et qui allait le mener à la tombe.

Avant de passer les portes des hauts remparts, Lohan réfléchit sur la manière d’exécuter sa mission. S’il se présentait d’abord comme un messager, on le soupçonnerait immédiatement du meurtre, ce qui déclencherait la guerre qu’Adhara voulait éviter. Mais atteindre Claudius était très difficile. Le jeune homme opta pour une approche différente : se faire passer pour un ennemi digne d’être exécuté face au chef. Le seul problème était que le Claudius connaissait son visage.

L’exécuteur mis pieds à terre non loin des quartiers pauvres tassés sous les remparts. Il piétinait l’herbe jaunie, absorbé par ses réflexions. Le bon sens voulait qu’il ait réfléchi sur le chemin, mais il était alors trop occupé par la pensée d’Asha. Il ne pouvait prendre le risque de pénétrer dans la ville sans avoir conçu un plan, car il serait immédiatement repéré. Il finit par s’asseoir en contemplant l’agglomération d’un regard assassin.

Quand il eut fini de déterminer son plan d’action, il n’entra pas dans la cité. Au contraire, il enfourcha de nouveau Nuit et repartit vers un village plus à l’est, s’éloignant du fleuve Scilicet. Il dépassa plusieurs hameaux avant d’opter pour une petite bourgade qui lui paraissait suffisamment éloignée de Rivola.

L’aube paraissait quand il toqua à la porte de la seule auberge du lieu. Un homme dont les lèvres croulaient sous une énorme moustache lui ouvrit.

— J’aimerais passer quelques jours ici, dit Lohan en empruntant un accent sudiste caractéristique.

Le tenancier hocha une tête fatiguée et l’invita à entrer, il ne semblait pas avoir identifié les intonations de son interlocuteur. Quelques bougies éclairaient une salle déserte, aussi l’aubergiste ne vit-il pas tout de suite la couleur de peau de son client. Ce dernier redoutait qu’il ne le remarque pas, mais quand il s’accouda au comptoir, le moustachu se tendit.

— Vous êtes un étranger ? fit-il d’une voix glacée.

— Je suis marchand, je viens de Busnital pour décharger une cargaison d’épices à Rivola. De nouvelles routes commerciales ont été ouvertes récemment.

Le tenancier lui offrit un regard suspicieux.

— Dans ce cas pourquoi n’allez-vous pas coucher à Rivola ?

— J’ai… j’ai eu un différend avec des pèlerins en partance pour Triliance, je veux me faire discret.

L’homme en face de lui se montra soudain très curieux.

— Comment ça ?

— Vu qu’ils portaient des chaînes, j’ai cru qu’ils étaient des esclaves comme il y en a dans mon pays. J’étais énervé alors j’en ai frappé un pour me défouler. J’ai compris trop tard mon erreur.

— Pour sûr, les pèlerins ne sont pas des esclaves ! Mais, entre nous…

L’aubergiste se pencha sur Lohan pour lui souffler une haleine nauséabonde sur le nez.

— À part ces tarés de rebelles, personne ne prend vraiment ombrage d’un petit lynchage.

Le jeune homme afficha un demi-sourire.

— C’est vrai, mais j’ai entendu dire qu’ils avaient étendu leur influence à Rivola, alors je n’ai pas voulu jouer les malins.

Le patron de l’auberge hocha la tête.

— Pour sûr, mieux vaut ne pas les fâcher, dit-il en tendant les clés d’une chambre.

Lohan paya et monta se reposer, retenant un air satisfait. Il était bien tombé, ce genre d’homme était bavard. Il allait rester ici quelques jours, le temps que la rumeur atteigne Rivola. Après ça, en y remettant les pieds, il serait attaqué par la Faction Argentée.

Parfait.

 

*

 

Il avait suffi qu’Angelus marche et parle pour voir Amaya se remplir de bonheur. Les jours précédents, elle guérissait mal et pleurait souvent. Mais depuis qu’elle s’était rendue au confessionnel, depuis qu’elle en avait ramené son mari, la cicatrice de son œil s’état déjà presque refermée.

Clervie aurait voulu contempler ce changement avec espoir et bienveillance. Être heureuse du travail accompli par elle et les époux.

Mais elle ne pouvait pas.

Elle les observait nerveusement, jalousement. Et tristement.

 

Un jour, elle osa enfin poser à Amaya une question qui la taraudait depuis des semaines. Elle avait besoin de vérifier, d’être sûre. Elle en avait besoin pour justifier ce qu’elle allait faire.

— Dis-moi, est-ce… que tu pourrais décrire la Maudite que vous avez sacrifiée… s’il te plaît ? demanda-t-elle alors qu’elles lavaient les draps des malades dans l’eau d’un torrent.

La jeune femme lui lança un regard étonné et un peu troublé.

— Je me demande juste qui c’est… je pensais être seule ici…

Afin d’être sûre qu’Amaya ne se pose pas de questions, elle plongea dans ses pensées et y injecta du désintérêt et du réconfort. Cela produisit son effet sur son interlocutrice qui se détendit.

— C’était la nuit, je n’ai pas très bien vu mais… je me souviens qu’elle avait des cheveux noirs…

Clervie sentit un pincement au cœur.

— Ébouriffés et bouclés…

Elle se retint de grimacer et s’appliqua à conserver un visage lisse.

— Je me souviens aussi de ses yeux… parce qu’elle les avait grands ouverts…

Amaya fit une pause pour déglutir. Elle avait désormais le souvenir en tête. La guérisseuse se glissa de nouveau dans son esprit.

Elle s’immergea dans la vision d’un visage horriblement familier qui lançait sur elle des yeux emplis de supplications. Un hoquet secoua sa poitrine, elle réintégra le présent en se mordant les lèvres.

— Ça ne va pas ? s’enquit Amaya.

— J’ai un peu mal au ventre… répondit Clervie en s’efforçant de chasser l’inquiétude de son interlocutrice.

La prêtresse, peu convaincue, hocha néanmoins la tête.

— Tu sais… murmura-t-elle… je me souviens beaucoup trop de ce moment…

Elle se mit à triturer le drap qu’elle était censée battre.

— J’ai toujours trouvé ça affreux, le Sacrifice. Mais là, c’était pire… je me suis imaginée à la place de cette pauvre femme — je veux dire, de la Maudite — …

L’ombre emplit les prunelles d’Amaya.

— C’est à cause de sa grossesse…

La soigneuse se tendit.

— En fait, avant l’exécution… ça faisait plus d’un mois que je n’avais pas saigné… Angelus n’était pas au courant… je n’arrêtais pas d’y penser et…

Elle essuya une larme qui perlait au coin de son œil.

— Et après avoir été blessée, je me suis réveillé ensanglantée… et pas seulement à cause de mes blessures…

Clervie, malgré sa haine, posa une main rassurante sur l’épaule de la jeune femme. Amaya gardait son regard fixé sur les reflets mouvants de l’eau.

— J’ai l’impression que c’est une punition… que les dieux m’ont arrachée cet enfant pour avoir empêché celui d’une autre de naître…

Elle sembla soudain prendre conscience de ses paroles et releva vivement la tête.

— Je ne sais pas pourquoi je dis ça… c’est complètement stupide… et indigne d’une trion… oublie ça.

— Ne t’inquiète pas, je comprends que tu te poses de telles questions. Je suis désolée pour ton bébé.

Amaya eut un sourire fade.

— N’en parle pas à Angelus, s’il te plaît, il a déjà assez de peine comme ça.

Clervie hocha la tête tandis que sa compagne ramassait un panier de linge pour le ramener au village.

Ce fut seulement quand la silhouette d’Amaya disparut derrière un battant que la guérisseuse s’accorda un sanglot.

Elle ne pouvait pas laisser ce crime impuni. Elle devait tuer Angelus.

 

*

 

Asha rentra, cet endroit si chaleureux mais si dangereux l’accueillit comme s’ils ne s’étaient pas quittés.

En traversant la Frontière qu’elle avait elle-même mis en place, la jeune femme eut l’impression de plonger dans un bain chaud. Ces sensations furent brouillées, et elle dut se concentrer pour retrouver son chemin, malgré la douceur qui se répandait en elle. C’était inscrit dans son sang, les Sylviens ne se sentaient en sécurité qu’à l’abri d’un enchantement.

Eryn pleura un peu quand elles franchirent la Frontière, et sa mère se demanda comment elle percevait cette magie. En tant que Porteuse de la Marque, elle était prédestinée à la haïr.

Cette pensée serra le cœur d’Asha.

La maison était toujours là et aucune trace d’intrusion n’était visible. La jeune femme aurait voulu se déplacer, mais pour cela elle devait tout reconstruire. Elle n’en avait ni le temps, ni l’énergie. Elle aurait aimé porter son foyer sur son dos comme l’escargot qu’elle trouva sur sa porte d’entrée.

Flaé fut content d’être débarrassé des sacs de voyage et partit galoper joyeusement dans la forêt. Asha le regarda partir avec un léger sourire. Pour sa part, elle devait encore ranger et nettoyer.

La nuit était tombée quand elle eut fini. Eryn s’était plongée dans un sommeil profond, la jeune mère profita de cette occasion pour aller chasser, enfermant sa fille dans la maison. Elle détestait devoir la laisser ainsi, mais elle n’avait pas le choix. Elle se jura d’être de retour au plus vite.

Elle se glissa dans la nuit avec un frisson. Le soleil jetait ses derniers rayons par-delà les montagnes, mais ceux-ci avaient déjà été vaincus par la pénombre rampante. La mélodie nocturne avait remplacé celle du jour, offrant un concert de hululements et bruissements mélodieux.

Asha, armée de son arc de fortune, arpenta la forêt, les sens aux aguets. Elle marchait silencieusement sur l’humus frais laissé par la pluie, scrutant l’obscurité à la lumière de la lune.

En passant devant un saule, elle repéra les bruits caractéristiques d’oisillons qui se reposaient. Elle pouvait les cueillir aussi aisément que des fruits sans que les parents ne puissent rien faire. Mais elle ne le fit pas. Elle passa son chemin, la gorge serrée.

Enfin, elle repéra une chouette sur une branche. L’oiseau l’avait sans doute déjà remarquée, mais il ne sentait pas le danger. Asha aimait beaucoup la grâce discrète de ces animaux, mais elle ne pouvait pas retarder plus son retour. Elle banda son arc. Malgré la pénombre, la chouette immobile dont la silhouette se découpait sur la voûte céleste offrait une cible facile.

La flèche traversa presque entièrement le corps du rapace, lui arrachant un bref cri. Il battit des ailes, mais il était déjà mort avant d’avoir pris son envol. La jeune femme récupéra le cadavre en prononçant les formules rituelles. La chouette était lourde dans sa main.

Elle revint, la tête basse. Eryn pleurait à l’intérieur, et ses cris avaient attiré quelques petits prédateurs curieux autour de la maison, ils s’éparpillèrent à l’approche d’Asha.

La jeune mère s’empressa de reprendre son enfant dans ses bras.

— Je suis désolée de t’avoir laissée seule… désolée…

Elle la berça jusqu’à ce qu’elle s’endorme de nouveau. Après quoi elle cuisina la chouette et la mangea. Il n’y avait pas beaucoup viande, mais elle était fraiche et nourrissante.

Lorsqu’Asha put enfin trouver le repos, l’aube avait déjà rosé l’horizon.

 

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Bleumer
Posté le 13/06/2024
La Marque qui n'apparait qu'à la puberté? Je peux me tromper, mais il me semblait que Mona était une petite fille au tout début de l'histoire, non?
D'autre part, je trouve un peu triste qu'Asha n'ait l'air de voir sa fille que comme une porteuse de la Marque qui va la haïr et non comme une Sylvienne, même si ce n'est qu'à moitié, après tout les métis Sylviens-Porteurs sont exceptionnels et elle peut difficilement présumer de la façon dont elle va évoluer.
En parlant de ça, question purement théorique: est-ce que l'accouplement Sylvien-Porteur est normalement faisable, comme entre deux êtres de la même race? Ou est-ce un "miracle" que l'union de ces deux êtres puisse mener à une grossesse?
Enfin, Asha retourne à sa maison au sein de la Frontière et ne rencontre personne? Même si beaucoup de Sylviens sont partis pour le Sabbah, il devrait rester encore beaucoup de monde au village, à moins que sa maison ne soit isolée...

Coquilles:
- On peut se parler seule à seul (et non "seuls à seuls")
- Portez au-delà des montagnes (et non "les" montagnes)
AudreyLys
Posté le 15/06/2024
Mona a 11 ans quand elle se fait tuer dans le tout premier prologue, elle a eu une puberté un peu précoce ^^' Je fais référence à elle comme une petite fille pour souligner le fait que ce n'est encore qu'une enfant, même si elle est aux portes de l'adolescence.
Étant donné que les Sylviens et les humains sont tous des homo sapiens, "l'accouplement" est le même que l'acte entre deux personnes d'ethnies très différentes. La génétique moderne a prouvé que les personnes très différentes génétiquement avaient un peu plus de mal à concevoir un enfant, mais on est loin du miracle pour autant.
Merci pour le relevage de coquilles et pour ton com' !
Guimauv_royale
Posté le 09/05/2021
Coquilles

- Mais le serpentait (serpent) était toujours là.
1
- ses amis n’était (étaient)pas morte à cause de lui. (Morts)
- à peine altéré par l’odeur des plantes médicinal. (Médicinales)
- Il voulait parler, mais il ne savait pas quoi. (Dire)
2- Les mots s’échappaient une fois prononcé,(prononcés)
- ses sœurs semblaient partager ce sentiment et affichait (affichaient)
- mais il était alors trop occupée (occupé)
- avant d’opter pour un petite village (petit)
- comme il y en a dans mon pay. (Pays)
3
- pour avoir empêcher celui d’un (une) autre de naître…
- offrant un concert de hululement (hululements)


Remarques

1- Une route qui la menait en arrière. (j’aurais dit ramenait)
2- Les mots s’échappaient une fois prononcé, (et puis j’aurais dit “une fois prononcés, les mots s’echappaient)
3- Vu qu’ils portaient des chaînes, j’ai cru qu’ils étaient des esclaves comme il y en a dans mon pay. Comme j’étais énervé, j’en ai frappé un pour me défouler. (La répétition “comme” est moche et avec le “vu que “ encore plus)
AudreyLys
Posté le 09/05/2021
merci !
_HP_
Posté le 12/04/2021
Hey hey !

Je pense aussi qu'il y a vraiment un lien entre le bébé qu'Amaya a perdu et celui d'Asha ^^
Je serais curieuse de voir Clervie tuer Angelus... inutilement, du coup xD Sa relation avec Asha est bizarre : elle l'apprécie beaucoup, jusqu'à tuer son supposé meutrier, mais elle la met enceinte... J'ai compris pourquoi, et je me doute que ça partait d'une bonne intention mais... Non, quoi xDDD
J'accroche toujours autant (malgré mon passage en pointillé 😅)
_HP_
Posté le 12/04/2021
Ahh, j'ai oublié 😭
"Je te prouverai que j’ai tort, déclara-t-elle d’une voix moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu." → Ce ne serait pas plutôt "que tu as tort", ou "que j'ai raison" ? 🤔😅
AudreyLys
Posté le 12/04/2021
Heyyy ! Je sais pas si c’est fait exprès mais merci d’avoir posté tous tes com’ aujourd’hui <3
Oui, non, on est d’accord x)
Aaah effectivement je l’avais pas vu celle-là merci de me l’avoir signalé, ça n’a aucun sens sinon
\(//∇//)\
Alice_Lath
Posté le 21/05/2020
Eh bien, Clervie qui joue aux justicières maintenant, jme gondole, cimer, mais la violeuse-qui-veut-rendre-la-justice, nope, elle ne m'apitoiera pas huhu Je ne peux pas m'empêcher de lier l'histoire d'Amaya avec le bébé qu'Asha a perdu, je ne sais pas pourquoi. Un lien? Et si oui, lequel? En tout cas, je suis toujours aussi bluffée par le courage d'Asha, surtout dans la partie où elle découvre qu'Eryn est marquée. Tu as très bien rendu son sentiment de détresse
AudreyLys
Posté le 21/05/2020
Chacun ses défauts x)
Un lien ? Peut-être oui...
Merci <3
El
Posté le 19/04/2020
J'aime beaucoup la manière dont tu décris la relation entre Angelus et Amaya. Et je préfère largement Amaya du coup ; elle se pose des questions sur la moralité de ce qu'ils font, même si elle tente de rester confortablement dans les idées qu'on a inscrites dans sa tête. Alors qu'Angelus, lui, il apitoie sur son sort et sur celui des autres gens qui sont avec lui, sans penser à ceux qu'il a blessé directement. Si Clervie le tuait, ce serait dommage, vu qu'il ne pourrait pas évoluer en tant que personne, contrairement à Amaya qui est en train.
AudreyLys
Posté le 20/04/2020
Merci <3
C’est exactement ça ^^ et JEDISRIEN :D
Bravo, tu es vraiment à jour sur DE maintenant ☺️
Merci pour ta lecture et ton com’
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