Chapitre 3 : Le voleur

Après avoir quitté le village, les Laevis s’orientèrent vers le nord-ouest afin de franchir les montagnes par le col de Murafaz. Il leur fallut un jour pour atteindre leur Frontière. Une pierre gravée en helmët indiquait à cet endroit qu’il s’agissait d’une forêt sacrée. Kurtis n’en avait jamais vu, il détailla l’écriture avec curiosité.

— Père, lança-t-il en parvenant à la hauteur d’Aedan. Quel est le symbole en bas à droite ? Il ne ressemble à aucun autre.

Le chef des Hekaours, qui affichait jusqu’alors son air sévère habituel, se tendit. Le jeune garçon vit les muscles de sa mâchoire se contracter et ses yeux s’assombrir.

— Une signature, lâcha son père d’une voix lourde.

Kurtis n’osa pas en demander plus. Liou, sa jument, perçut son trouble et ralentit pour s’éloigner d’Aedan.

— Ça ne va pas ? s’enquit Ealys.

— C’est que… je crois que j’ai fâché Père…

Sa sœur haussa les épaules.

— Ça ne doit pas être bien grave. Il est tendu à cause du voyage, tu sais.

Le jeune garçon hocha la tête, peu convaincu. Il savait qu’il y avait autre chose. Comme pour lui répondre, un écho le frappa dans le Silh. Il était si dense et vibrant que Kurtis frémit. Il n’eut aucun mal à repérer l’empreinte spirituelle à quelques mètres de là. Plusieurs scènes se mêlèrent, chargées d’émotions. Il jeta un œil fiévreux à Ealys, mais elle ne semblait pas avoir remarqué les échos. Il déglutit, se concentra. Il dut faire appel à toute sa patience pour apaiser le concert de voix qui criait à ses oreilles. Il perçut plusieurs souvenirs, ceux d’Aedan étaient nombreux. Le jeune garçon fixa la silhouette dure de son père qui chevauchait devant lui. Il était interdit de fouiller dans les souvenirs des autres, c’était une loi sacrée. Pourtant, Moïa lui avait dit qu’il devrait apprendre à le faire. Il se passa une main fébrile dans les cheveux. Il ne devait pas se trouver d’excuses, il était juste très curieux.

L’écho l’appelait, pressant. Alors il céda. Il s’immergea dans une peau qui deviendrait plus tard celle de son père.

 

La forêt autour de lui n’avait pas changé. En revanche, un élément invisible à son époque était présent : une étrange cabane ramassée contre un frêne. Un homme en sortit, face au jeune Aedan. C’était un humain, grand et élancé, il avait une peau halée couturée de cicatrices et un rictus sur le visage.

— Tiens donc, qui m’amène-t-on là ?

Il repoussa d’une main les mèches sales qui retombaient sur ses yeux pour fixer Aedan.

Je t’avais promis que je te le présenterai, annonça fièrement la voix de Séla. Var, voici Aedan, Aedan, voici Var.

Bonjour Monsieur ! s’exclama le garçonnet.

Bonjour, petit elfe, répondit le voleur d’un air amusé.

Il posa son regard sur Séla.

— Je croyais que vous n’aviez pas le droit de parler aux humains.

La jeune fille haussa les épaules.

Il parait que tu sais te battre ! fit Aedan.

Le rictus de Var s’agrandit. C’était comme un sourie tordu.

— J’ai appris, effectivement. Quand on vit ma vie, il faut savoir se défendre.

— Moi aussi j’apprends à me battre ! Même que je vais devenir un guerrier !

— Tu m’en diras tant. Mais comment un morpion comme toi sait parler ma langue ?

— C’est Séla, elle m’a apposé un enchantement. Sinon je suis trop nul en helmët.

— C’est pratique votre magie, dis donc.

Moi je suis le meilleur apprenti des Hekaours, je suis sûr que je peux te battre ! reprit Aedan qui se retenait de sautiller.

Un son sec et sifflant émergea de la gorge de Var. Kurtis, comme son père, comprit après un temps qu’il riait.

— Eh, te moque pas de moi !

Excuse-moi, mais je vois mal comment un morpion comme toi pourrait me battre.

Le jeune Sylvien tendit ses petits poings.

— Tu veux essayer ?!

Var haussa un sourcil.

— Comme tu voudras, minus.

Séla soupira et s’assit dans l’herbe tandis que les deux combattants se mettaient en garde. Kurtis percevait le corps souple et musclé d’Aedan. Il n’avait pas tort, malgré son jeune âge, il était très bien entraîné.

C’est parti ! siffla Var avec un grand sourire.

Son petit adversaire prit le parti de l’attaque. Il joua de ses pieds et lança son poing en une feinte difficile à percevoir. Du moins c’est ce qu’il pensait.

D’un coup, ce fut comme si la grande silhouette de Var s’était évanouie. Il sentit un puissant coup dans ses genoux et tomba avant même d’avoir réalisé ce qu’il se passait.

Il entendit Séla applaudir.

Tu vas vachement vite ! s’exclama-t-elle.

Aedan se releva, les jambes flageolantes.

Ça va, je t’ai pas fait mal ? s’enquit l’humain.

Il secoua lentement la tête.

— T’as l’air un peu choqué, j’aurais p’t’être dû y aller plus doucement.

— Non !

Le petit garçon se mit à sautiller sur place.

— C’est génial cette technique, je connaissais pas ! Dis, tu peux m’apprendre comment tu te bats, hein ? Hein ? Hein?

— Ouh la, doucement !

— Steuplaît, steuplaît, steuplaît !

— C’est d’accord, arrête de me percer les oreilles.

— Ouais !

Aedan se tourna fièrement vers Séla.

— Je vais devenir le plus fort !

Elle hocha la tête avec un sourire.

Bien sûr, mais attention, ne montre pas ces techniques aux autres, ils vont se douter de quelque chose.

— Ça va, je suis pas une cervelle d’asticot !

— Bon, les petits elfes, annonça Var, j’aimerais bien faire ma sieste. Revenez demain si vous voulez.

— Compte sur moi ! s’écria Aedan. À demain !

— À demain, souffla l’humain avec son sourire étrange.

 

Le cœur de Kurtis frappait ses tempes. Plusieurs souvenirs se bousculaient, il entrevit des entraînements. Une autre scène fut charriée par le Silh.

 

— Tiens, tu vois cette pierre ?

Var désigna d’un air goguenard une tablette plantée dans le sol sur laquelle était gravée des signes étranges. Aedan secoua la tête, distrait par les techniques qu’il imaginait pour vaincre son compagnon d’entrainement.

— Je sais pas lire, mais je reconnais ce symbole. C’est pour que les illettrés sachent qu’à cet endroit, il y a une forêt sacrée. Avant je pensais comme tout le monde que ces espaces servaient à maintenir l’équilibre de la vie sauvage et toutes ces conneries. Mais j’ai appris grâce à ta copine que c’était juste un prétexte pour que ceux de ta tribu puissent se planquer tranquille.

Aedan se pinça les lèvres. C’était vrai, mais normalement les humains n’étaient pas censés le savoir. C’était une loi sacrée.

Du coup, poursuivit Var, cette inscription n’a aucun sens. J’ai décidé de mettre un sens véridique à cette pierre : je vais mettre mon nom dessus, et ça sera la preuve que j’ai existé.

Le jeune Sylvien pencha la tête sur le côté.

— Je vois pas l’intérêt.

Var eut encore un de ces rires bizarres.

Tu comprendras. Ou pas, je m’en fous. Bref, regarde-moi bien, ce moment est historique. C’est le moment où je deviens immortel.

Aedan plissa les yeux en voyant l’humain graver difficilement des signes sur la pierre avec un caillou pointu.

Je sais écrire que mon nom, indiqua-t-il, mais c’est suffisant.

Le garçon qui l’observait soupira. Tout ça n’était pas très intéressant. Il s’assit dans l’herbe et suivit d’un œil distrait la lente apparition du nom sur la pierre. Il ne comprenait pas l’utilité de cette action.

— Et voilà, fini ! « Valerius Tiberius Tessela », ça claque non ?

— Mais c’est pas Var, ton nom ?

— C’est mon surnom, minus.

— M’appelle pas minus. Et je préfère Var.

Var ébouriffa les cheveux d’Aedan.

— Bon, on retourne à l’entrainement ?

— Oui, oui, c’est bon. Ils comprennent rien, ces jeunes.

 

Kurtis fut aspiré hors du souvenir par un flot d’autres songes. Il crut qu’il allait se noyer dans cette marée informe de sensations, mais un, plus fort et plus sombre que les autres, attira son attention. Le dernier des échos de ce lieu. Il déglutit, s’apprêtant à plonger. Il pressentait que la fin de cette histoire n’était pas joyeuse.

Une vague de détresse le percuta, il vacilla. Il ne parvenait pas à démêler les images et les sons qui lui parvenaient. Il entendit des cris, sentit l’odeur du sang. Des larmes chaudes coulaient sur les joues d’Aedan. Kurtis sentit son âme s’emballer, se perdre, il se mit à glisser dans une pente sans pouvoir se retenir.

— Eh oh !

Une voix, familière, proche. Dans le présent. Il s’y accrocha.

— Kurtis ! Ça va pas ?

Il réussit à rejoindre sa réalité avec un hoquet. Le visage d’Ealys apparut devant lui.

— Ça… ça va…

— Tu étais en transe ? Qu’est-ce que tu as vu ?

— Non, je… je me suis endormi. J’ai fait un mauvais rêve.

Sa sœur fronça les sourcils. Keira arriva à leur hauteur.

— Ça va ? J’ai senti que tu n’allais pas bien.

— Oui, oui. J’ai fait un cauchemar.

Keira hocha la tête d’un air compatissant. Ealys, elle, continuait de le fixer avec des yeux suspicieux.

Kurtis reporta son regard en face de lui, sur le dos de son père qui menait le convoi. Il n’en fallut pas plus pour que l’écho de douleur revienne le frapper. Après un instant d’hésitation et un regard prudent en direction d’Ealys qui s’était mise à discuter avec Keira, le jeune garçon s’immergea de nouveau dans le Silh.

 

*

 

Un peu tremblant, Angelus monta sur l’estrade qui avait été dressée au milieu du temple. Il balaya l’assemblée du regard. Treize personnes manquaient à l’appel dans les rangs, victimes du mal vert ou du Maudit qui les avaient attaquées le soir de l’exécution. Presque la moitié des villageois avaient péri. Le jeune prêtre sentit sa gorge se serrer et son courage s’étioler. Heureusement, la main chaude d’Amaya saisit la sienne. Il prit une grande inspiration et fit un pas en avant. Tous le fixaient dans un silence de plomb.

— Mes chers amis, nous venons de traverser une période particulièrement difficile. Le Sinistre a décidé d’appeler à lui nos proches par le biais d’une maladie et celui de ses suppôts. Face à cela, il serait facile d’abandonner. J’ai moi-même eu un moment de profond égarement et je m’en excuse. Mais je me suis relevé, prêt à continuer de vivre, prêt à parachever ce rêve qui nous est si cher. Je vous le dis ce soir : non, nous n’abandonnerons pas, non, nous ne retournerons pas à Pusilla. Les dieux nous ont envoyé des épreuves, nous les surmonterons. Je vous le dis, je vous le répète, et je ferai tout pour que cela arrive : nous nous battrons, et nous vaincrons !

Il termina sa tirade en levant un poing fiévreux. L’assemblée suivit avec une acclamation. Cependant malgré les sourires d’encouragements, il percevait la faiblesse de la colonie. Lui-même était essoufflé après ce simple discours. Si Amaya le soutenait à sa gauche, l’absence de Magnon, mort à la suite de ses blessures, se faisait presque tangible. Il serra les dents en baissant doucement son poing.

— Ça va aller, souffla sa femme, et il hocha la tête.

Il descendit de l’estrade, accueilli par des félicitations. Un buffet avait été préparé et tous se ruèrent dessus. Lucio — qui était désormais le seul enfant de moins de douze ans — fut le premier à engloutir des plats. Il se remettait tout juste de l’épidémie, et plus encore de la perte de ses amis et de son frère.

Angelus, malgré les efforts qu’il fournit, ne parvint à avaler qu’une part de tourte et un verre de vin. Il observait l’assemblée qui chantait et dansait, se forçant à paraître joyeux. La chaleur d’Amaya était toujours là, elle l’enveloppait dans un cocon. C’était la seule chose qui lui permettait de tenir.

Alors que les bouteilles et les plats se vidaient et que les chants faiblissaient, sa femme le prit par la main et l’attira dehors.

— Regarde comme c’est beau, déclara-t-elle en effectuant un pas de danse sous les étoiles.

Angelu inspira l’air doux et frissonna.

— C’est magnifique.

Elle attrapa de nouveau sa main et l’entraîna vers une petite maison.

— Mais c’est…

— Notre foyer, oui. Abram l’a achevé pendant ta convalescence.

— Je… je n’avais pas vu…

Elle eut un léger rire.

— Viens.

Il se laissa guider dans cette chaumière modeste mais chaleureuse.

— Je n’ai pas fini de l’aménager, indiqua Amaya, mais j’ai mis ceci.

Elle pointa du doigt un matelas posé à même le sol.

— Que dirais-tu de le baptiser ? souffla-t-elle.

Angelus se sentit déborder d’amour. Les larmes vinrent à ses yeux. Sa femme l’entoura doucement de ses bras. Leurs lèvres se rencontrèrent, s’unirent. Le cocon devint tangible et brûlant. Le cœur du jeune prêtre s’emballa tandis que ses mains venaient chercher le contact d’une peau. Les étoffes de leurs vêtements tombèrent rapidement au sol.

Angelus, frissonnant, s’immergea dans cet amour offert. Il inspira, palpa, goûta cette femme qu’il aimait tant pour emplir ses sens de sa présence. Il s’immergea en elle, s’y noya. Il ne voulait plus exister que par elle. Et elle l’accueillait, le poussait plus en avant encore. Enlacés, unis, fusionnés.

Ils ne firent qu’un.

 

Lorsque qu’Angelus s’éveilla le lendemain, il était baigné de cet amour. Il sentit une nouvelle force l’envahir.

 

*

 

Clervie connaissait toutes sortes de poisons. Elle connaissait leurs effets exacts, la dose létale, et savait les préparer les yeux fermés. Elle s’était entraînée toute sa vie durant, entre deux fabrications de remèdes. Flavia le lui avait toujours dit : elle devrait être armée pour affronter le monde. Elle avait donc fait des plantes son arme.

La jeune femme glissa la poudre dans un petit sac de lin. De toutes les préparations, elle avait choisi la plus foudroyante. Un mélange de mortis et de belladone concentrées. Il suffisait qu’elle glisse un peu de cette poudre de feuilles séchées dans le verre d’Angelus pour qu’il meure avant même d’avoir senti un goût étrange.

Clervie se mit en route pour la fête. Elle entra dans l’atmosphère lourde mais résolument joyeuse du temple où tous les villageois s’étaient rassemblés. Ses yeux se fixèrent sur Angelus, debout sur l’estrade. Elle goûta à ses pensées troublées et étrangement timides. Même s’il était prêt à reprendre son rôle de meneur, les derniers évènements avaient laissés de larges cicatrices en lui. L’herboriste eut un frisson quand elle sentit une vague de bonheur imbiber l’esprit du jeune prêtre. Tous ces bons sentiments provenaient d’Amaya. L’amour faisait vibrer leurs âmes en phase, vrai, pur. La hanche de Clervie se mit à la démanger.

Elle assista au discours d’Angelus en serrant les dents. Ses doigts fébriles étaient serrés autour du sachet de poison. Une fois sa tirade finie, le trion descendit de l’estrade pour se joindre aux villageois exagérément enthousiastes. Il attrapa une coupe de vin et se laissa aller à la fête.

Clervie s’approcha de lui pour échanger quelques paroles. Elle lui servit un sourire radieux qu’il ne parvint pas à percer. Bercé par l’alcool et la présence de sa femme, il lui rendit son expression. Amaya l’invita alors à danser et il posa sa coupe sur le buffet.

Maintenant.

Clervie s’approcha, les mains tremblantes. Elle veilla à cacher de son corps ce qu’elle était en train de faire. Elle ouvrit le petit sac. Le bruit feutré de la lanière glissante lui parut assourdissant. Au moment où elle penchait le sachet, elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais tué personne. Elle stoppa son geste. Ses dents grincèrent. Si, elle avait déjà tué, mais pas directement.

— Clervie !

Elle se retourna avec précipitation, cachant le sachet dans ses mains moites. Seul son talent de comédienne lui permit de se composer un visage avenant face à Amaya. Cette dernière, les joues légèrement rougies par le vin, lui offrait un sourire plein de gratitude.

— Angelus ne l’a pas dit dans son discours, mais je voulais le rajouter… Je sais que c’est grâce à toi que nous nous en sommes sortis. Je t’en suis infiniment reconnaissante.

Clervie se sentit glisser dans les pensées euphoriques de son interlocutrice. Elle ressentit amèrement le gouffre entre cet esprit et le sien.

— Tu sais… C’est aussi grâce à toi qu’Angelus peut se relever…

Amaya posait sur elle un regard si doux qu’il en devenait douloureux.

— Sans lui… je ne m’en serai pas remise non plus.

Clervie déglutit, peinant à retenir les tremblements de son corps.

— Je… De rien… bégaya-t-elle.

La prêtresse lui tendit sa main.

— On va danser ?

— Juste un peu.

Clervie se laissa attirer dans la danse. Elle tenta de se saouler des pensées joyeuses qui virevoltaient dans l’air mais n’y parvint pas. Elle finit par trouver une excuse pour s’éclipser.

La froideur de l’air nocturne la frappa quand elle sortit du temple. Elle s’éloigna d’un pas raide de la pyramide. Le sourire plaqué sur son visage se fissura quand elle traversa le hameau, se craquela, se fractura avant de se briser en lèvres tordues et tremblantes. Sa respiration se fit sèche, ses pas plus rapides. Elle se mit à courir vers la forêt, les larmes jaillirent de ses yeux, trop longtemps retenues. Son cœur tambourina à ses tempes, elle finit par atteindre le couvert des arbres et des broussailles. La mélopée de la forêt l’accueillit et lui retira ses dernières forces. Clervie s’effondra contre un arbre et laissa ses sanglots la submerger.

Ses doigts instables fouillèrent les plis de sa robe au niveau de sa hanche. Là, sous ses jupons, était caché son trésor. Sa main émergea du tissu, portant une plume d’aigle abîmée. Clervie la colla contre sa joue trempée pour y chercher une chaleur passée.

— Je… suis désolée… hoqueta-t-elle à l’attention de la plume… je n’ai pas été à la… la hauteur…pour…

La douceur de la plume devint brûlante et coupable. Un hoquet traversa le corps de la jeune femme tandis que la vision de sa mère s’imposait à ses yeux. Elle l’écrasait de son regard intransigeant.

— Maman…

Clervie gémit et reposa la plume.

— Je n’y arrive pas… Maman…

Le fantôme de ses pensées continua de la fixer. Elle pouvait entendre ses paroles répétées en échos à l’infini. Un sermon qu’elle avait entendu toute son enfance.

Clervie baissa la tête.

— P… pardon…

Les larmes affluèrent de nouveau, la vision de Flavia fut chassée au profit d’un maelström de souvenirs et de sentiments.

Clervie eut un râle.

 

*

 

Aedan venait souvent voir Var pour apprendre de lui. Pas seulement pour les arts martiaux, mais aussi pour écouter le voleur dépeindre le monde des humains. Le cœur du petit garçon battait plus vite quand il imaginait ces vastes champs où le regard se perdait, ces villes de pierre grouillantes de milliers d’habitants, ces routes chargées de marchands, et ces mers qui se fondaient dans le ciel. Aedan aimait la forêt, il en faisait partie, mais il voulait aussi découvrir ce monde qui lui était refusé. Il étanchait cette soif avide auprès de Var qui avait l’air de se plaire dans son rôle de conteur et de maître.

Jusqu’au jour où le jeune Sylvien vit son ami secret se dresser sur ses jambes en fixant la forêt. Il ne demanda pas ce qu’il se passait, il l’avait senti : un groupe de Hekaours galopait vers eux. Avant qu’il n’ait pu réagir, Var l’attrapa et le hissa dans l’arbre qui soutenait sa cabane. L’humain se tapit près de lui, sa main calleuse posée sur sa bouche.

Pas un mot, pas un bruit, souffla-t-il.

Les silhouette des Hekaours se firent distinctes au travers des branchages, ils entourèrent la cabane de Var dans un tonnerre de sabots. Parmi eux se trouvaient sa mère, Brenna, et le chef des Hekaours, Veleg, qui chevauchait en compagnie de Séla. Cette dernière avait les yeux bouffis et inquiets. Elle fouillait le paysage du regard en retenant sa respiration. Aedan voulut bouger mais le bras puissant de Var le retint. Son cœur battait la chamade tandis que la sueur dégoulinait de son front pour couler sur la main implacable du voleur.

Alors que les cavaliers inspectaient les lieux, Brenna sembla sursauter. Elle leva les yeux vers le frêne.

Aedan ! s’écria-t-elle.

Le jeune garçon sentit tous les muscles de Var se tendre, l’enserrant dans un étau puissant. L’humain descendit de l’arbre avec une souplesse feinte. Il souriait toujours, mais la courbure de ses lèvres ne cachait pas l’ombre de ses yeux.

À peine était-il sorti du couvert du feuillage qu’une vingtaine de flèches s’étaient pointées vers lui, accompagnant son mouvement jusqu’au sol. Il défia les Sylviens du regard pendant quelques secondes. Aedan l’entendit pousser un profond soupir avant que la froideur du métal ne vienne caresser sa gorge.

Bougez pas, ou je tue votre gamin, lança Var.

Aedan se mit à trembler sans pouvoir se retenir, il tourna difficilement la tête vers celui qu’il pensait être son ami. Ce dernier l’ignora, fixant Veleg.

Le chef des Hekaours le disséquait de son regard ourlé de rides brunes. Serrée contre lui, Séla ne put retenir un hoquet. Ses yeux noyés de larmes projetèrent des excuses dans ceux du garçon.

Comment oses-tu ?! gronda Brenna en s’avançant.

La rage courait sur sa peau et ses yeux noirs semblaient aspirer toute la lumière ambiante.

Tatata, attention, siffla Var en appuyant sa dague contre la gorge de son otage.

Aedan sentit clairement le tranchant de la lame et se retint de déglutir.

Que veux-tu, humain ? jeta Veleg de sa voix caverneuse.

Var eut un sourire crispé.

— C’est simple, que vous me laissiez partir sans me faire de mal.

— Et tu demandes ça en menaçant un nos enfants ?

Me faites pas rire, je serais déjà percé de flèches s’il était pas là.

Veleg eut un silence qui rendit d’autant plus écrasant son regard.

— Soit, nous te laissons partir. Relâche cet enfant.

— Je vous crois pas, vous allez me tuer dès qu’il sera hors de ma portée.

Un tressaillement du sourcil broussailleux de Veleg le trahit. Un rire creux secoua la cage thoracique de Var.

— Vous allez me donner un cheval et me laisser le gamin. Je l’abandonnerai d’ici deux-trois jours dans la forêt, et vous pourrez le récupérez. Mais pour ça, il faut que vous soyez à bonne distance.

C’est hors de question ! s’écria Brenna.

Silence, tonna Veleg.

Il prit une grande inspiration.

Soit, j’accepte tes conditions. Brenna, donne-lui ton cheval.

Aedan crut un instant que sa mère allait transgresser une loi sacrée en désobéissant à son chef, mais elle finit par s’exécuter, bouillante de rage. Elle s’approcha à pas lents et tendit une tresse de son étalon, Fiaçh, à Var qui la saisit.

Adieu, lança-t-il en montant. Toi, monte.

Aedan jeta un regard à sa mère. Il vit derrière la rage une angoisse profonde qui ne fit que rendre plus tangible la lame qui touchait sa peau. Il monta en selle sans retenir les tremblements de son corps.

Var l’imita et talonna Fiaçh sans retirer la dague de la gorge de son otage.

Le garçon ne put détacher son regard du groupe Hekaours qui les regardait partir, impuissant.

 

À la nuit tombée, Var décida de faire une brève pause et en profita pour ligoter son prisonnier.

Pourquoi tu fais ça ?! explosa alors Aedan.

Il reçut un regard méprisant et teinté d’anxiété.

— Je suis pas un gentil, tu aurais dû le deviner. Ma peau passe avant celle des autres.

— Mais ils veulent juste t’effacer la mémoire !

Var se tourna brusquement vers lui.

— Pourquoi tu crois que je suis venu jusqu’à ce coin paumé, jusqu’aux abords d’une forêt sacrée, hein ?! À ton avis ?! C’était pour me cacher ! Parce que y a des gens dehors qui ont qu’une envie, c’est de voir ma tête séparée de mon corps ! Donc, mémoire effacée ou pas, je me laisserai pas faire !

Aedan se tut, les mots s’emmêlaient dans sa bouche sans vouloir sortir.

T’es qu’un traître ! finit-il par cracher, peu sûr de lui.

— C’est ça.

Le jeune garçon sursauta en entendant un battement d’aile familier. Il leva les yeux pour apercevoir la silhouette d’un corbeau qui les observait. Le soulagement déferla en lui, sa mère le suivait par les yeux de son totem.

Mais il vit un éclair filer, et l’oiseau tomba de sa branche. Var alla récupérer le corbeau mourant.

Voilà le dîner, lâcha-t-il en retirant la dague d’un amas de plumes et de sang.

À cet instant, Aedan sentit les larmes jaillirent de ses paupières.

Un guerrier ne pleure pas, se morigéna-t-il, mais rien n’y fit.

Var le laissa sangloter sans rien dire. Il se mit à vider l’oiseau qu’il venait de tuer. Il fit un feu et le rôtit.

T’en veux ? proposa-t-il à son captif.

Jamais !

Le voleur haussa les épaules et engloutit son repas.

C’est dégueulasse, commenta-t-il.

Il se lécha néanmoins les doigts sous le regard assassin de son prisonnier. Ce fut ce moment que choisit Fiaçh pour charger l’humain. Var eut à peine le temps d’éviter un coup de sabot fatal, Aedan en profita immédiatement pour grimper à un arbre.

Mais il n’allait pas très vite avec les mains liées et le voleur se redressa juste à temps pour le rattraper. Le garçon se sentit tiré en arrière et perdit ses appuis. Il tomba sur son nez qui émit un craquement retentissant. La douleur fusa dans son visage, et avec elle des larmes incontrôlables.

Putain de canasson ! s’écria Var en tentant de maîtriser Fiaçh, pris de folie.

Le cheval le bouscula violemment avant de se tourner vers Aedan. Le garçonnet comprit son intention et grimpa en selle.

Reviens ici ! hurla Var dans son dos, mais Fiaçh s’était déjà lancé dans un galop vers la forêt sacrée.

Le cœur du jeune Sylvien s’emballa avec la course de sa monture. L’espace d’un instant, il se crut sauvé. Mais une dague vint se planter profondément dans la croupe de Fiaçh, qui s’effondra. Aedan fut propulsé par terre et roula dans l’herbe, sonné. Il était à peine conscient lorsque Var le souleva par le col.

Je voulais pas faire ça, entendit-il, mais tu m’y obliges.

Une main attrapa sa jambe, l’instant d’après, une douleur monstrueuse vint obnubiler ses sens. Aedan hurla en secoua sa jambe fracturée.

— Voilà, comment ça tu t’enfuiras plus.

Il fut bâillonné et chargé sur l’épaule de Var qui reprit son chemin dans la nuit sombre.

Le jeune garçon fixait la direction de sa tribu, ressentant plus que jamais distance avec la Frontière dans ses chaires martyrisées. Il cessa de se débattre dans un sanglot, laissant le désespoir paralyser ses membres.

Alors qu’il pendait, reniflant, à l’épaule de Var, la lumière de la lune fut soudain cachée par un nuage noir. Le voleur bondit à couvert, mais c’était trop tard, les corbeaux avaient fondu sur lui. Il hurla et relâcha Aedan qui tomba durement au sol. Ce dernier leva les yeux vers la nuée meurtrière qui arrachait à l’humain des lambeaux de peau et de vêtements. Le garçon tendit un bras tremblant vers Var comme pour l’aider.

Un souffle souleva ses cheveux et un tonnerre de sabots gronda. Les Hekaours encerclèrent l’humain trop occupé à se débattre contre les oiseaux.

Dan ! s’exclama Séla en bondissant de scelle.

Elle le rejoignit pour l’étreindre.

Ça va ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Mais tu es blessé !

Mais Aedan ne répondit pas, le regard verrouillé sur la nuée qui s’effaçait pour laisser les Hekaours maîtriser Var. Ce dernier était couvert de sang, sa poitrine se soulevait difficilement.

Abandonne, humain, et il ne te sera pas fait plus de mal, lança Veleg.

Le voleur cracha un glaviot de sang pour toute réponse.

Vous l’avez cherché, souffla-t-il d’une voix difficile.

Il eut un soubresaut et parvint à se dégager momentanément des Hekaours qui le maintenaient. Il profita de ce bref instant pour arracher la mitaine de sa main droite et plaquer sa paume sur le visage ennemi le plus proche, celui de Badurnn. La peau du Hekaour devint soudain noire et pustuleuse. Il poussa un hurlement qui mourut dans sa gorge alors que son visage se nécrosait à vue d’œil.

Il a la Marque ! s’écria quelqu’un.

Une flèche vint se planter dans le bras droit de Var, tandis que les Sylviens le plaquaient au sol.

Ne le tuez pas ! ordonna Veleg. Montrez-moi sa main.

Var rua mais son bras blessé ne lui répondait plus. Brenna exhiba avec prudence la spirale noire qu’il portait sur sa paume.

Très bien, déclara Veleg. Ramenons-le au village pour la cérémonie de l’Expurgation. Dépêchons-nous, les Esprits sont déjà furieux que l’on ait toléré un Maudit sur nos terres.

Le regard du chef tomba sur Aedan et Séla.

— Vous deux, vous avez enfreint une loi sacrée, vous serez châtiés comme il se doit. J’espère que cet épisode vous servira de leçon.

Le petit garçon ne dit rien, un hurlement était verrouillé dans sa gorge.

 

Kurtis émergea de sa transe, essoufflé. Pour le monde extérieur, cela n’avait duré qu’une fraction de secondes, mais pour lui, plusieurs heures s’étaient écoulées.

— Kurtis ?

Keira le fixa d’un œil inquiet.

— Tu… tu pleures ?

Son frère ne répondit pas, les sanglots secouaient son corps. Son regard fut attiré vers l’avant. Aedan s’était tourné vers lui, arrêtant son cheval. Ses yeux bleu sombre étaient accrochés à ceux de Kurtis comme s’il avait compris.

— P… pardon…

Son père ne répondit pas, mais au fond de ses prunelles, une fissure se démarqua. Il se détourna d’un mouvement plus raide que d’ordinaire.

Kurtis sentit de nouvelles larmes affluer.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Guimauv_royale
Posté le 09/05/2021
Coquilles

1
- C’était comme un sourie tordu. (Sourire)
- sur laquelle était gravée des signes étranges. (Étaient gravés)
- - Bon, on retourne à l’enterrement ? (l’entrainement)
- Il entendit des cris, sentit l’odeur su (du) sang. - J’ai fait un cauchemars. (Cauchemar)
- Un mélange de mortis et de belladone concentrées. (Belladones)
- les derniers évènement (évènements) avaient laissés de larges cicatrices
- Son cœur tambourina à (dans) ses tempes
- vous seriez châtiés comme il se doit. (Serez)


Remarque

1- (je n’ai pas très bien compris qui parlait et quand pendant le 1er passage du souvenir d’Aedan)
AudreyLys
Posté le 10/05/2021
ok merci !
_HP_
Posté le 12/04/2021
Heyy !

Attends, y a un truc que j'ai pas compris... Les Maudits, c'est ceux qui portent la Marque, c'est bien ça ? Mais du coup Amaya et cie pensent qu'Asha est maudite, même s'ils n'ont vu aucune Marque ?
Le passage avec Clervie et sa "mère" est touchant, quand même :(
Var ! 😲 Je savais qu'il allait finir par se passer un truc, mais à ce point... 😭
Bon... Ok, je lui en veux plus trop 🙄 Toutes ces histoires de Marques, de Sylviens, de rebelles, de la Trinité... Genre, faites la paix et aimez-vous 🤷‍♀️😂 (si c'était si simple xD)
En tout cas j'aime beaucoup que Kurtis ait ce "talent", ça permet d'insérer des flashbacks facilement et, comme dit Alice, Aedan devient un personne plus profond, on connait une partie de son histoire et tout... J'ai bien aimé ce chapitre ^^ (comme tous les autres, mais bon xD)
AudreyLys
Posté le 12/04/2021
Oui c’est ceux qui portent la marque, Angelus a estimé qu’elle était maudite lorsqu’il l’a vue utiliser ses pouvoirs (puisque pour lui seuls les maudits en ont) mais je vais rajouter dans la version corrigée qu’ils prennent son tatouage totem (un chat roulé en boule donc ça peut vite faire penser à une spirale).
Et oui...
Haha Asha aimerait bien que ce soit si simple aussi
Merciiii <3
Alice_Lath
Posté le 22/05/2020
J'ai vraiment de la peine pour Var, je comprends sa situation et que ça finisse comme ça à cause de ces histoires de Malédiction... Bref, ce n'est pas très correct ni full tolérance, hein les humains et Sylviens. En tout cas, je trouve que c'est une bonne idée de ta part d'avoir montré ce passé d'Aedan qui le rend soudain plus "humain". Ce n'est plus simplement "le père", c'est un personnage à part entière et c'est une excellente chose! Puis Clervie, allez, zou, debout, tu as un crime à te faire racheter dans mon esprit huhu
AudreyLys
Posté le 22/05/2020
Contente que cette partie t’aies plu, j’avais peur que ça fasse superflu ^^
Vous lisez