Chapitre 2 : Le Cyrus (2/2)

— Tu vas cesser de gesticuler comme ça ?

            Je reconnus la voix et me calmai dans la seconde. 

            — Matthew ? demandai-je comme pour m’assurer de ce que j’avais entendu.

             Mon ami ne me répondit pas. Il se contenta de me placer plus confortablement sur son épaule et avança en direction de la forêt. Il me maintenait pour que je ne bouge pas.

            — Qu’est-ce que tu fais ? repris-je d’une voix étonnée. Repose-moi.

            — Des hommes arrivent le long du chemin. Ils ne sont pas beaucoup, mais ils t’auraient rattrapé sans problème. On va passer par la forêt, et traverser les marais. Après, on sera tranquille. Les chiens ne pourront plus suivre notre trace. Et je te porte parce qu’il fait nuit, et que ta prothèse pourrait se prendre dans une racine ou s’enfoncer et rester coincée dans la vase. J’ai pas besoin que tu te blesses.

            Il était revenu me chercher. Je ne savais pas si cela était dû à notre amitié ou au fait qu’il avait eu des remords à me laisser seul. Je m’abstins de poser la moindre question. Nous nous enfonçâmes dans la forêt. 

            — Attends, lui dis-je en m’emparant d’une branche d’arbre aux longues tiges effilées que je cassais sans effort. Reviens en arrière.

            Mon ami comprit mon stratagème et me ramena sur le chemin où, à califourchon sur son épaule, je m’évertuai à utiliser mon balai de fortune pour effacer les traces de pas derrière nous. Nous repartîmes dans la forêt où je me débarrassai de la branche.

            — Merci, murmurai-je, penaud.

            Il ne répondit pas, se contentant d’avancer en se concentrant sur son souffle. Il avait entendu, je le savais. Il s’empêchait de me répondre, même dans le but me taquiner, de peur de relancer une nouvelle dispute. Il préférait se terrer dans un silence qui se voulait salvateur. Je me tus à mon tour et relevai la tête pour observer les environs. Si le sentier était plongé dans les ténèbres, la forêt ne laissait passer que de très rares rayons de lumière que projetait une lune faiblarde, cachée derrière des nuages. La nuit était plus épaisse encore ici, et les arbres semblaient de plus en plus menaçants. Les branches m’écorchèrent le bras, le visage et le dos. Je m’en fichais. J’étais trop heureux d’avoir retrouvé Matthew. Il n’y avait pas un bruit. La vie paraissait avoir disparu. Aucun cri animal. Ni le hululement d’une chouette, ni les petits cris aigus des colopins, ni la fuite de musaraignes ou de mulots. Nous nous étions enfoncés si profondément que le temps semblait s’être suspendu. Seuls la respiration lente et le bruit des pas de Matthew sur le lit de feuilles mortes et de l’humus me parvenaient aux oreilles. La nuit était maintenant si profonde qu’il était obligé de calculer chacun de ses pas, pour ne pas trébucher. Après un long moment, un bruit de faible chute d’eau me parvint aux oreilles. Nous arrivions aux marais.

            — T’es pas aussi léger que je ne le pensais, haleta-t-il en se penchant en avant pour mettre ses mains sur ses genoux. Il respirait de manière irrégulière.

            — Tu n’es pas obligé de me porter, dis-je, ennuyé.

            — Si je te perds dans cette purée de pois, je ne te retrouverais jamais. Je préfère être sûr que tu ne t'éloignes pas.

            Je ne répondis rien et le laissai tranquille un moment. J’écoutai le faible cours d’eau à proximité et me laissai bercer par sa musique naturelle. L’air était plus humide encore que partout ailleurs. Au moins, le vent, bloqué par les arbres, ne venait plus nous fouetter le visage. Le froid était cependant tout aussi mordant. Je ne savais plus depuis combien de temps nous avions marché ni depuis quand nous étions rentrés dans la forêt. Tout était figé, comme une gravure destinée à être sauvegardée pour l’éternité. Le visage de Jubilée vint à nouveau traverser mon esprit et je préférai chasser cette image de ma tête pour ne pas rechuter. Matthew avait raison, nous devions survivre si nous voulions éclairer le mystère.

            — Donne-moi ta bague, m’intima mon ami.

            — Pourquoi ? C’est celle que je veux offrir à Jubilée.

            — Donne-la-moi, c’est tout.

            Je fouillai ma poche et en ressortit le petit coffret contenant le bijou que je donnai à Matthew. Il l’ouvrit et s’empara de la bague qu’il jeta de toutes ses forces dans les marais.

            — Qu’est-ce que tu as fait ! m’écriai-je pendant qu’il jetait le coffret vide au loin.

            Au-delà de son prix, c’était tout un symbole qui venait de se perdre. Comment prouver mon amour, si je n’avais plus la bague ? Ma Jubilée. Ma douce Jubilée ne connaîtrait jamais le bonheur de la sentir autour de son doigt.

            — Je te protège, expliqua mon ami. Si Gravesend te trouve avec ça, c’est sûr que tu es un homme mort. Il fallait t’en débarrasser. 

            — Mais, tu es fou ! Et Jubilée ?

            Matthew m’envoya une nouvelle gifle, me faisant prendre conscience de ma bêtise. Il n’eut rien besoin de dire. Le message était passé.

            — Je fais ça pour toi, que ça te plaise ou non, dit-il au bout d'un moment.

            — Où allons-nous aller ? questionnai-je en me massant la joue pour changer de sujet. 

            Mon ami se releva, étira ses bras et je l’entendis faire craquer sa colonne vertébrale.

            — Je ne sais pas. Je pensais que traverser les marais nous donnerait une longueur d’avance pour atteindre Lonomas, ou Myrthe. 

            — C’est à trois journées de marche en sortant de la forêt. Le commissaire sera là bien avant nous.

            — S’il décide de partir par là, oui. Il y a plein de patelins où nous aurions pu choisir de nous cacher. Clapen est plus proche par exemple. Je ne crois pas qu’il pensera à chercher vers Lonomas en priorité.

            Je soupirai de contentement. Encore une fois, Matthew avait raison. Wisperlow était entourée de plusieurs villages s’entraidant les uns les autres pour les productions locales. Nous avions mieux prospéré, grâce à nos cultures et aux chevaux mécaniques dont j’avais la charge. Nous avions également la chance que nos ancêtres se soient installés près des côtes, car nos talents de pêcheurs étaient connus dans toute la région. Néanmoins, nous avions toujours besoin de matières premières que nous échangeaient les villes alentours.

            Lorsque Matthew se fut reposé, je proposai de marcher par moi-même, ce qu’il refusa. Je réussis toutefois à le persuader de me placer à califourchon sur son dos, comme le font les enfants, pour économiser sa fatigue. Il accepta ma proposition et se retourna. Je lui agrippai le cou et montai sur son dos, les jambes coincées contre ses côtes. Il enroula ses bras autour de mes cuisses de manière à me soutenir et reprit la marche. Il ne fallut guère longtemps pour que l’un de ses pieds s’enfonce dans la vase. Nous avions atteint les marécages plus vite que nous l’avions espéré et Matt ne tarda pas à pénétrer au milieu du marais. L’eau stagnante lui arrivait au nombril et il s’arrêta un instant afin de s’habituer à la température glaciale du bourbier. Je serrai les dents moi-même lorsque ma jambe gauche toucha la surface de l’eau. Ma jambe droite avait au moins cet avantage : ma prothèse me protégeait de l’eau glacée. Mes fesses touchèrent l’eau à leur tour tandis que Matthew s’enfonçait dans le marais jusqu’au bas-ventre. Pendant que nous avancions, des coassements de grenouilles dans l’eau nous confirmèrent que toute vie n’avait pas disparu dans cette forêt. Je ne sus si mon ami n’avait pas frôlé quelques poissons ou sangsues en dérangeant l’écosystème du marais. Si c’était le cas, il ne m’en montra aucun signe. Les arbres se firent plus rares, remplacés par des fougères et des roseaux. Des branchages chatouillèrent ma jambe valide. Je n’y prêtai pas attention, bien trop occupé à observer les environs pour surveiller la présence de torches à même de nous indiquer la présence de villageois et du commissaire. Heureusement, à part les quelques insectes et autres grenouilles, le marais restait silencieux. Nous eûmes cependant une grosse frayeur lorsque, après une longue traversée dans les eaux glaciales, nous arrivèrent sur la berge. Je devinai entre les arbres une énorme fondation filandreuse qui bougeait, non pas au gré du vent, mais à celui d’une étrange créature. J’intimai à Matthew de changer de chemin lorsque je découvris devant nous une immense toile d’araignée dont la soie formait un voile épais grimpant jusqu’à la cime des arbres. L’araignée, elle-même, était occupée à enrouler dans ses filets une des proies qu’elle venait de capturer. Mon corps entier se liquéfia quand j’entendis le cri étouffé de sa victime : un sanglier adulte. L’arachnide, de ses pattes plus épaisses que des bûches, était monstrueuse par sa taille. Elle avait, je ne savais par quel moyen, absorbé de l’éther qui avait développé sa croissance et l’avait changé en un monstre gargantuesque. Nous n’étions qu’à quelques mètres de la bête, et nous prîmes conscience que l’araignée ne nous avait pas remarqués, trop occupée à se charger de sa proie. Elle agitait ses membres dans un balai silencieux et cette absence de bruit nous terrifia. Le moindre geste brusque pouvait attirer son attention vers nous. 

            Matthew s’extirpa des eaux avec des mouvements d’une précaution infinie. Nous contournâmes la bête et nous enfonçâmes une nouvelle fois dans la forêt. Tout en priant pour ne pas rencontrer d'autres animaux gigantesques, je m’accrochai plus fort encore à Matthew. Peut-être eut-il peur à son tour, car il pressa le pas. Nous continuâmes à avancer plus loin dans les ténèbres et j’eus l’impression que cette forêt ne finissait pas. La fatigue commençait à me gagner quand un son me fit quitter ma torpeur. Très loin, au travers des arbres, mon oreille décela un son étrange. La musique qui me parvenait n’avait, pour ainsi dire, rien à faire là. Pas au milieu d’une forêt en tout cas. Encore moins la nuit. Il s’agissait du refrain triste, lancinant et répétitif d’un orgue semblable à ceux qu’on trouvait dans les temples. Matthew l’entendit à son tour, car il s’arrêta pour tendre l’oreille. Je me hissai plus sur les épaules de mon ami et pointai un doigt droit devant nous.

            — Là, indiquai-je, regarde.

             Entre les arbres, très loin de nous, deux points lumineux se mouvaient dans une danse chaotique. Il ne pouvait s’agir des villageois tant la lumière était vive. Nous avions parcouru une distance si grande dans la nuit que nous avions encore un peu d’avance sur nos poursuivants.

            — Tu veux aller voir ? me proposa Matthew, aussi intrigué que moi. 

            Réfrénant une partie de moi  me murmurant que c’était une mauvaise idée, je me laissai tenter par la curiosité. J’acquiesçai et nous nous mîmes en route. Mon ami avança au milieu des arbres plus vite qu’auparavant, les lumières éclairant de plus en plus le bois. La musique envoûtante se fit plus distincte à mesure que nous évoluions à travers les arbres. J’étais intrigué, et fasciné à la fois. Nous arrivâmes à l’orée de la forêt et Matthew me reposa au sol. Nous restâmes tous les deux interdits devant le spectacle qui s’offrait à nous. 

            Un bateau marchait sur la grande route que nous venions d’atteindre. Littéralement. Il ne flottait pas sur l’eau, il marchait. Huit pattes gigantesques sortaient de sa coque et sur la proue, deux énormes pinces claquaient en rythme au son de la musique. Il avançait en tanguant à droite, puis à gauche, porté par les pas du crabe gigantesque dont le corps et la carapace étaient cachés à l’intérieur du navire. Les pattes se plantaient dans le sol en soulevant à chaque fois un nuage de poussière. À l’avant du vaisseau, au-dessus des pinces, deux phares illuminaient la route. Le vaisseau n’avait ni mât, ni voiles, démontrant que sa vie sur les mers faisait partie de son passé. Tout autour de la coque, des guirlandes constituées de petites boules de verre rouges et or scintillaient à tour de rôle. Je restai sans voix devant l’imposant bâtiment. Matthew tourna la tête vers moi.

            — Tu penses à ce que je pense ? me demanda-t-il en tentant de couvrir la mélodie.

            J’acquiesçai en hochant la tête. Je vis très bien ce dont il s’agissait : un cirque étrange et fantasmagorique. Cela signifiait que les occupants du vaisseau ne venaient pas d’ici et ne savaient pas d’où nous venions ni ce qui nous était arrivé.

            — Ils ne doivent pas savoir, confiai-je. S’ils l’apprennent, ils risquent de nous ramener à Wisperlow.

            — Nous n’avons rien à leur dire, confirma mon ami. Ils pourront sans doute nous héberger cette nuit.

            Je lançai à Matthew un regard confiant. Mon ami s’approcha de la route et je le suivis en claudiquant. Il agita les bras devant le monstre mi-bois, mi-animal en hurlant pour attirer l’attention de ceux qui habitaient l’embarcation. Le crabe agita ses pinces en une série de claquement sonores et la proue du bateau s’abaissa, nous éclairant de ses phares aveuglants. Quelques secondes plus tard, une silhouette de jeune femme se découpa à l’avant du vaisseau. Elle resta quelques instant sans bouger, et disparue aussi vite qu’elle était venue. Le crabe sembla nous jauger, en faisant passer devant nous ses pinces en signe de défi. Je n’avais pas la moindre intention de jouer aux héros, et encore moins de m’attaquer à une telle créature qui, sans aucun doute possible, avait été nourrie à l’éther. Quelques instants plus tard, le crabe articula ses pattes afin que la coque du bateau touche le sol. L’orgue s’arrêta. Les phares et les guirlandes s’éteignirent. Seules les lumières jaunes des hublots le long du vaisseau restèrent allumées, nous empêchant de retomber dans la nuit totale. Une porte s’ouvrit sur l’un des côtés de la coque, et nous marchâmes jusqu’à l’atteindre. Un étrange ballet de rouages, de pistons et de pièces mécaniques s’articula pour former un escalier, permettant de relier la porte du bateau au sol. À l’intérieur, une lumière tamisée rayonnait. Matthew et moi retînmes notre respiration. Nos cœurs s’arrêtèrent lorsqu’un étrange personnage apparut dans l’encadrement. Ses petites bottines en cuir sombre claquèrent sur le métal de la plus haute marche de l’escalier. Il portait un pantalon de velours d’un bordeaux sombre et une redingote aux mêmes reflets violacés. Son gilet noir enserrait une chemise d’un blanc éclatant, traversé par la chaînette d’une montre à gousset. Je ne sus au premier abord si cela avait été fait pour se moquer de nous ou si l’accoutrement de l’homme correspondait à son costume de scène, car si ses vêtements étaient tout ce qu’il y avait de plus classique chez les aristocrates de la capitale, son visage possédait une particularité bien étrange. Ce n’était pas une face humaine qui se présenta devant nos yeux écarquillés. L’homme possédait une gigantesque tête de lapin. Le masque de l’animal avait été forgé dans le métal et cintrait l’intégralité de son crâne. Les oreilles bougèrent dans un petit cliquetis mécanique, nous indiquant que le casque n’était pas figé. À son tour, le museau tressaillit, comme s’il cherchait à nous sentir. Le métal blanc était ciselé et strié de petits sillons qui s’illuminaient du bleu turquoise de l’éther. Partant de la base du museau, les sillons d’éthers faisaient le tour des joues de l’animal jusqu’à remonter aux deux énormes yeux qui nous fixaient sans ciller. Constitués d’un métal sombre, ils tournaient sur eux-mêmes dans un sens, puis dans l’autre. Des spirales d’éthers partaient de l’extérieur de l’œil jusqu’au centre et les rotations des deux globes métalliques eurent sur moi un effet hypnotique.

            L’homme-lapin dégagea ses mains qu’il avait tenues dans son dos jusqu’alors et s’affaira à tirer sur les gants blancs qui les recouvraient pour les remettre en place. Il saisit le pendentif accroché autour de son cou, une petite pierre orangée entourée de deux ailes d’argents et se mit à le caresser avant d’agiter sa main droite dans un brusque mouvement de balancier. Une canne apparut, comme invoquée par l’esprit du magicien. Constitué d’un métal à la fois sombre et scintillant, le pommeau représentait un globe terrestre. Sa base avait été ciselée en forme d’ancre de bateau. Il en posa la pointe au sol, s’agrippa au pommeau et se pencha sur le côté.

            — Voici des Messieurs bien mal en point, me semble-t-il, commença-t-il en articulant sa mâchoire métallique. 

            Matthew et moi ne nous regardions pas, trop occupés à détailler la tête de lapin en face de nous. Elle était faite d'acier, certes, et pourtant bougeait et s’articulait si bien que l’illusion d’une véritable face de rongeur aux grandes oreilles était effroyablement réaliste.

            — Je suis le Capitaine Creighton, continua-t-il en articulant la petite bouche sous son museau. Fier propriétaire du Cyrus, ce magnifique vaisseau.

            D’un geste souple de sa main libre gantée de blanc, il désigna le gigantesque bateau. Il resta un instant sans bouger et ses yeux revinrent bientôt sur nous, faisant rouler les spirales d’éther en notre direction. Matthew et moi fûmes incapables de prononcer le moindre mot, comme si cela allait briser l’étrange rêve que nous étions en train de vivre. Le Capitaine fronça les sourcils au-dessus de ses yeux hypnotiques en signe de mécontentement. 

            — J’ai toujours pensé que la base de la politesse était de répondre à un homme qui vous dévoile son nom… dit-il d’un ton déçu. 

            Je me réveillai de ma catatonie et secouai la tête. Mieux valait ne pas froisser cet homme qui était peut-être notre seul salut. Je me confondis en excuse.

            — Veuillez nous pardonner…Capitaine. Nous avons peu l’occasion de voir ce genre de… masque.

            J’eus l’impression de nous avoir enfoncés encore plus dans l’impolitesse. Pourtant, le visage du lapin se détendit et un sourire apparut sous son museau.

            — Tout comme cela fait une éternité que je n’ai pas croisé ce genre de choses.

            Sur ces mots, il se redressa et pointa sa canne en direction de ma jambe droite. Mon pantalon, trempé et déchiré, laissait apparaître ma jambe de bois. D’un geste brusque de la main, il fit apparaître un chapeau haut de forme qu’il plaça sur sa tête, entre ses deux oreilles. Son regard revint vers moi.

            — Tout cela me rappelle des souvenirs…

            Il se mura dans le silence, attendant de notre part une réaction. Matthew ne bougeait pas, tétanisé par le regard hypnotique de l’homme. Il n’avait pas peur, loin de là. Il était plutôt émerveillé par l’étrange scène.

            — Voici Matthew Aldaroph, dis-je pour répondre enfin à la demande du capitaine. Et je suis Ézékiel Stride. 

            — Et d’où venez-vous ? Il n’y a pas âme qui vive ici. La ville la plus proche est Wisperlow, où nous ferons bientôt une représentation. 

            Mon sang se figea. Nous avait-il déjà démasqués ? Mon cerveau réfléchit à toute vitesse afin de trouver quelque chose à dire. J’étais couvert de boue, en sueur, et j’en avais presque oublié la trace de sang qui me barrait la joue. Le Capitaine Creighton était en train de l’observer de ses yeux métalliques. Par miracle, la providence frappa à notre porte lorsque j’aperçus sur le pont du bateau la même silhouette féminine qui nous était apparue quand les phares du vaisseau nous avaient aveuglés.

            — Ils veulent rentrer, annonça la jeune femme que je discernais mal. Ils sont touchés par une grande affliction. Nous pouvons les héberger sans crainte.

            — C’est ce que tu as vu ? demanda Creighton à l’adresse de la jeune fille sans jamais nous quitter des yeux.

            — Oui, je ne pense pas me tromper. S’ils nous veulent le moindre mal, nous les donnerons à manger à Tikly.

            Sans qu’aucun signe extérieur ne démontre de changement, je sentis le Capitaine se détendre. Creighton plissa pour la première fois des yeux, recouvrant son regard de fines paupières de métal. 

            — J’ai toute confiance dans les dons d’Athalie, dit l'homme au masque de lapin. Vous serez donc nos invités… Je vous concède que…

             Il se tut et releva la tête, regardant la forêt derrière nous. Ses sourcils se froncèrent d’un coup et il fit tourner sa canne entre ses doigts, comme pour se préparer à l’utiliser d’une quelconque façon. Un bruit derrière mon dos me poussa à me retourner. Les feuillages au milieu de la nuit noire s’étaient mis à bouger. Même Matthew quitta son état catatonique et accompagna mon regard. L’air redevint glacial et le vent s’engouffra sous ma veste. Mon pantalon mouillé me frigorifia pendant que j’attendais que la chose derrière nous s’approche. Sans m'en rendre compte, je fis un pas en arrière, prêt à bondir dans le bateau à la moindre menace. Les feuillages bougèrent encore, plus proches de nous. Soudain, un petit museau blanc et couvert de poils apparut sur la route. Je reconnus Égrégore, exténuée. Je criai son nom et son visage s’illumina avant qu’elle ne saute dans mes bras en glapissant de bonheur. Matthew pouffa de rire tandis qu’elle me léchait le visage. 

            — Elle nous a suivis jusqu’ici ? s’étonna mon ami. Elle ne peut décidément pas se passer de toi. 

            Égrégore était couverte de boue et son poil blanc s’apparentait maintenant plus à un gris sombre. Oui, elle avait fait tout le chemin pour nous rejoindre et son âge avancé ne l’avait pas détourné de son objectif. Ainsi blottie contre moi, elle me rappela Jubilée et je serrai les dents. Matthew se rendit compte que je rebasculais et posa une main fraternelle sur mon épaule, comme pour prendre un peu de mon malheur.

            — Et bien, pouffa Creighton, je pense que cette fois nous sommes au complet.

            Je fixai la tête du lapin et le capitaine me renvoya un regard bienveillant, m’indiquant sans un mot qu'Égrégore était la bienvenue. Je me sentis mal à l’aise à l’idée de la faire entrer, dégoulinante de vase et de boue, à l’intérieur d’un lieu propre qui ne m’appartenait pas, je décidai donc de la garder dans mes bras. Le Capitaine plaça son corps contre la paroi intérieure de l’habitacle et nous invita à entrer. Je lançai un regard à Matthew et montai les quelques marches. Une fois dans l’appareil, le capitaine ferma la porte et une douce chaleur nous entoura. Je frissonnai de plaisir. Devant nous se trouvait un simple escalier de bois aux marches cirées. L’intérieur du bateau, du sol au plafond en alcôves, était fait de bois orné de gravures. On pouvait néanmoins déceler que ces planches n’étaient qu’une nouvelle couche posée sur une armature ayant déjà bien vécu. À mesure que je montais les marches, je voyais çà et là d’anciennes marques noires qu’on avait tenté de camoufler, comme si le vaisseau avait subi un incendie et que les planches les plus touchées avaient été remplacées pour cacher le désastre. L’odeur de l’océan et des embruns me parvenaient de manière diffuse, comme un souvenir résiduel. Nous étions bien sur la terre ferme, pourtant j’avais l’impression que le passé du vaisseau était toujours là suintant à travers les murs. Le bateau avait vogué sur les mers, c’était certain. Il avait gardé cette senteur âcre du sel et des crustacés que j’avais de nombreuses fois senti sur les bateaux de pêche accostant au port de Wisperlow. Pendant un instant, je me vis enfant à nouveau, les pieds barbotant dans l’eau, scrutant l’horizon pour voir les formes noires des bâtiments voguer loin de la côte. Il m’était déjà arrivé de m’imaginer matelot, tirant sur les cordages pour détendre la grand-voile. Je n’avais pourtant jamais eu le courage de ces hommes qui, abandonnant femmes et enfants pendant des mois, des années, partaient affronter la colère des vagues et des typhons. Puis mon accident était arrivé, m’obligeant à une longue rééducation, mettant un terme définitif à mes rêveries d’adolescent. 

            Les escaliers donnaient sur un couloir dont la longueur était recouverte par un tapis rouge bordé d’or. Sur ma droite, une rangée de hublots me permit d’observer l’orée de la forêt, éclairée d'une lumière faible et blafarde par les lampes du vaisseau. Sur ma gauche, des cabines se suivaient les une à la suite des autres. À la vue du nombre de portes métalliques, je me fis la réflexion qu’il ne s’agissait pas d’un vulgaire bateau. Cela avait plutôt l’air d’un étrange hôtel. Je me demandai si toutes les cabines étaient occupées. Tout semblait calme. Je regardai Matthew, aussi étonné que moi. Mon ami se permit de caresser les murs de bois brun et laqué, impressionnés par l’apparence luxuriante du navire. 

            Un grondement profond et sourd résonna autour de nous. Sans que je ne puisse deviner l’origine du bruit, son intensité fut telle que le vaisseau se mit à vibrer. Égrégore leva la tête, le regard craintif.

            — Je suis désolé, annonça Creighton quelque peu gêné. Tikly a faim. 

            Bien que je ne sache pas à quoi Tikly faisait référence, je soupçonnai qu’il s’agissait du crabe géant permettant au vaisseau de marcher.

            Le capitaine nous invita à continuer notre découverte. Le couloir continuait et tournait ensuite à l’angle, comme si les cabines faisaient tout le tour du vaisseau. Cependant, nous n’allâmes pas jusqu’au fond du couloir. L’homme au masque de lapin nous invita à passer deux portes battantes gravées de symboles marins. Je n’eus pas le temps de voir ce qu’elles représentaient que déjà, un nouvel escalier, beaucoup plus large et spacieux se présentait à nous.

            — Bien, sourit Creighton en faisant tournoyer de malice les spirales de ses yeux. Allons vous présenter au reste de l’équipage…

 

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Ophelij
Posté le 22/07/2024
J'ai beaucoup aimé voir le lien d'amitié entre Zek et Matthew sur ces deux derniers chapitres.
Les petits détails sur la jambe de bois, le fait que le capitaine y soit sensible comme un vieux souvenir me plaisent.
Là, j'ai le sentiment que le voyage commence pour de bon et j'ai hâte de rencontrer le reste de l'équipage de cette merveilleuse embarcation !!
Deslunes
Posté le 27/12/2021
Chapitre très intrigant, histoire de plus en plus palpitante.
"Cela signifiait que les occupants du vaisseau ne venaient pas d’ici et ne savaient pas d’où nous venions ni ce qui nous était arrivé." Fin de phrase sans sens.
Clemy
Posté le 23/08/2020
j'ai lu assez rapidement ce chapitre, ce qui est bon signe. si je dévore sans me laisser distraire, c'est que le récit capte bien mon attention :)

J'aime beaucoup les deux personnages que tu développes au fur et à mesure.

est-ce que tu es dan du studio Ghibli? Je n'ai pas pu m'empêcher de penser au chateau ambulant et au chateau dans le ciel en lisant la description du Cyrus.

j'ai d'ailleurs beaucoup apprécié la description du bateau. on peut parfaitement se l'imaginer sans fournir d'efforts considérables pour ça.

j'ai hâte d'en lire plus :)
MatthiasRouage
Posté le 23/08/2020
Merci pour ton commentaire !
Je suis content de voir que mon récit retient l'attention.
Concernant les influences, tu n'es pas la première personne à m parler de Ghibli. Même si j'aime beaucoup ce studio, il s'avère que non, ce n'est même pas une influence (ou alors totalement inconsciente).

Je ne saurais pas vraiment expliquer d'où vient le Cyrus à vrai dire. Il est arrivé là, comme ça, pendant que j'imaginais le parcours d'Ezekiel.

En tout cas, très heureux que ça te plaise ^^.
Pandasama
Posté le 18/08/2020
Jusqu'ici, j'aime bien le personnage de Matthew, même un poil plus que Zek. Il est ce qu'on appel dans le milieu, un "vrai bro" dans le sens qu'il a une fidélité sans faille envers son ami et qu'il le porte littéralement a bout de bras durant ce chapitre.
Lohiel
Posté le 18/08/2020
J'ai repris les deux parties du chapitre II à la suite, je les commente ensemble.
D'abord, te dire que même en y retournant après un bon moment, bien chargé, j'ai un souvenir très net du chapitre I. Tu as une écriture "qui imprime", mémorable.

J'aime bien son côté vigoureux, visuel et sensible. Il y a la fois du punch... et de la douceur quand il faut. Et c'est très lisible, on ne se perd jamais en route. Mine de rien, dans le contexte actuel, c'est plutôt rare (je râle en tant que lectrice sur le nombre de textes confus qui sont publiés, sans que ça ait l'air de gêner personne, pas envie de me bagarrer quand je suis là pour me détendre).

Le désespoir d'Ézékiel est très bien rendu, convaincant et poignant. La différence de caractère entre les deux amis aussi, et on a l'impression que tu tiens ça de manière naturelle. J'aime beaucoup.

L'apparition du bateau-crabe est saisissante :-), c'est vraiment bien fait.

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Quelques petites notes :

Première partie.

¤ en référence aux nombres... -> en référence "au nombre de personnes" (le pluriel est implicite, dans nombre) ou "aux nombreuses personnes"
¤ je courais (et non je courrais)
¤ Elle est partie. Je baissai la tête (saut de ligne manquant, nécessaire après une réplique de dialogue direct)
¤ Je fis mine que j’avais froid (d'avoir froid ? syntaxe un peu bancale)
¤ regard chafouin ? tu es sûr ? (c'est péjoratif : fourbe, hypocrite, sournois... d'ailleurs, comme tu n'expliques pas le souvenir plus que cela, on ne voit pas trop de quoi tu parles)
¤ Une brise légère me gifla (j'ai tiqué, c'est antinomique... une brise, c'est déjà un vent doux et caressant, alors si elle est légère... ^^)
¤ J’avais l’impression que je resterai ("que je resterais", il me semble... Normalement : subjonctif pour exprimer un doute, indicatif pour les phrases exprimant une certitude - je sais, c'est un peu difficile à démêler, ces règles-là)
¤ Il ne me craignait plus. (le lapin ne le craint pas, depuis le début de la scène, pourquoi "plus" alors ?)
¤ autour de la scène avec les souvenirs de la grand-mère, et après, tu répètes beaucoup le mot "histoire" (qui possède quelques synonymes, quand même)

Seconde partie.
¤ J’étais trop heureux d’avoir retrouvé Matthew (" trop heureux" m'a fait tiquer, vu la violence de son deuil, à ce moment... soulagé, rassuré ?)
¤ répétition : "Seuls la respiration lente et le bruit des pas de Matthew sur le lit de feuilles mortes et de l’humus /me parvenaient aux oreilles/*. La nuit était maintenant si profonde qu’il était obligé de calculer chacun de ses pas, pour ne pas trébucher. Après un long moment, un bruit de faible chute d’eau /me parvint aux oreilles/**."
¤ en dérangeant l’écosystème du marais. (néologisme, ce terme ne peut lui venir en tête que si le monde dont tu parles a un niveau scientifique et une culture écologique très proches des nôtres... à voir, donc, c'est selon... )
¤ "qui avait développé sa croissance" pléonasme
¤ "et disparue aussi vite qu’elle était venue" -> et disparut
MatthiasRouage
Posté le 23/08/2020
Ah Lohiel, tu sais que j'attends tes commentaires avec beaucoup d'impatience car ils sont fournis et souvent très justes.

Et merci à toi de prendre le temps de noter tout ce qui cloche, c'est vraiment gentil à toi. Je note tout, c'est très important pour moi. Donc encore merci. Je prends note de tout ce que tu as noté. Dès que j'ai un peu de temps, je reviendrai dessus.
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