Chapitre : Le Cyrus (1/2)

Notes de l’auteur : Chapitre découpé en 2 parties.

Ma jambe me faisait souffrir. Le choc contre la terre dure à chacun de mes pas résonnait en une douleur sourde. Nous avions quitté le village depuis une bonne heure et nous aventurions sur un sentier de campagne, à l’orée d’une forêt que les villageois appelaient le bois des noyés, en référence aux nombres de personnes s’étant perdus avant de périr dans les marécages, loin des routes de circulations habituelles. Je claudiquais plus que je ne courrais. Devant moi, Matthew me haranguait afin que j’avance plus vite. Malgré mes efforts, je n’y arrivai pas. La seule chose que je désirais était de retourner à Wisperlow pour prouver au commissaire Gravesend mon innocence. 

            — Si tu retournes là-bas, Gravesend cherchera à faire de toi un coupable, me répéta Matthew en devinant mes pensées tandis qu’il se retournait.

            Je ne vis que son ombre, une silhouette masculine mouvante dans la nuit noire. Je devinai ses sourcils froncés et sa bouche pincée.

            — Personne ne t’écoutera. Tu étais seul sur les lieux du crime… Un coupable idéal.

            Ces mots écorchèrent mes oreilles et me donnèrent envie de pleurer un peu plus. Jubilée… Je portai une main à ma joue. La trace de sang qu’elle y avait laissée en me touchant le visage une dernière fois avait séché et s’était craquelée. Je réfrénai un sanglot. Ces yeux verts s’étaient fermés. Ce sourire avait disparu. L’image de son visage, serein comme lors d’un rêve, s’imprimait sur ma rétine en me rejouant la scène encore et encore. Je m’effondrai sur le sol, en pleurs. Je n’entendis pas Matthew revenir sur ses pas.

            — Fais pas le con, Zek ! m’intima-t-il en me saisissant le bras pour me relever.

            Je n’eus même pas la force de le repousser. Il s’agenouilla face à moi et me força à le regarder. Son visage sombre était plus ténébreux que jamais au milieu de la nuit. Les larmes brouillaient ma vue. Je le vis me parler sans y prêter la moindre attention. Je ne voulais plus m’enfuir. Je ne voulais plus courir. J’étais fatigué, perclus de douleurs. Mon cœur s’était arrêté de battre. Une violente gifle me réveilla de ma torpeur. Elle résonna dans la campagne comme un écho aux cris lointains des corbeaux.

            — Zek, écoute-moi. Je sais que ce qui vient de se passer est terrible. Je suis désolé pour toi. Et j’ai mal aussi. Mais je ne vais pas t’abandonner. Je veux sauver ta tête, car je suis persuadé que tu es innocent. Il faut partir, Ézékiel. Sinon nous n’aurons jamais le moyen de découvrir le véritable coupable.

            — Elle n’est pas… hésitai-je. Ce n’est pas possible. Je ne te crois pas. Je suis sûr que le médecin pourrait…

            — Non, Zek. Personne ne peut rien faire. C’est fini, tu m’entends ? Fini. Je sais que mes mots te font mal, pourtant c’est pour ton bien. Je l’ai vu, Zek. Elle ne reviendra pas. Elle est partie.     Je baissai la tête et laissai couler les larmes en serrant les doigts dans la terre du chemin. J’y arrachai une poignée que je réduisis en morceaux pour surmonter la souffrance. J’arrivai à peine à penser. Les mots se mélangeaient en moi et les phrases n’avaient plus aucun sens. La douleur qui me traversait le corps et le cœur me faisait si mal que je fus pris de spasmes incontrôlables. Je fis mine que j’avais froid de manière à empêcher Matthew de voir mon véritable état. Tout mon être me tirait vers le bas et me poussait à tout abandonner, à me traîner sur un bord du chemin et à m’y laisser mourir. Ma vie…n’avait plus de sens. Je n’étais qu’un estropié. Jubilée avait fait de moi un homme. Elle était mon roc, ma force, mon éther à moi. Il n’y avait pas plus grande gloire que de savoir qu’elle avait vu en moi un homme intègre et plein de valeurs. Quel poids j’avais été pour elle ! Combien de nuits avait-elle passé à me masser la jambe en y appliquant ses onguents, afin d'en faire disparaître les douleurs ? Combien de fois m’avait-elle rassurée lorsque je me réveillais en hurlant en après avoir cauchemardé sur la machine qui m’avait arraché la jambe ? Si Jubilée disparaissait, mon monde s’écroulait. Je tombai à l'intérieur d'un puits sans fond d’où je ne pourrais jamais m’échapper. Rien n’importait. Ils pouvaient me tuer s’ils le voulaient, quelle importance puisqu’ici, la femme de ma vie n’était plus ? J’éprouvai l’amère sensation qu’on m’avait arraché une partie de moi, remplacée par un vide absolu, une nébuleuse de souffrance. Un instant mes pensées furent remplies de souvenirs. La première fois qu’elle m’avait embrassé. Son visage ruisselant de bonheur le jour où je lui avais offert Égrégore comme cadeau. Ce regard chafouin qu’elle m’avait lancé un jour où je travaillais à réparer la boutique. Celui encore où elle m’avait poussé sur un tas de terre en riant à gorge déployée avant de se jeter sur moi pour m’embêter. Chacun des souvenirs me transperçait et me glaçait un peu plus. Non, elle ne pouvait être morte. On ne pouvait me l’avoir enlevé. Cela ne se pouvait. J’étais dans un mauvais rêve.

            Une nouvelle gifle, tout aussi violente que la première me ramena à la réalité.

            — Je ne sais pas où tu étais parti, me lança Matthew. Il est clair que tu n’étais plus du tout avec moi. Allez, lève-toi. Il faut vraiment partir maintenant.

            Les ténèbres plongèrent sur moi et les souvenirs disparurent. Il ne restait plus que la nuit, le vent gémissant à travers les arbres du chemin, les frétillements des petits animaux dans les fourrés et ma douleur. Matthew et moi étions au milieu de nulle part. Nous avions couru un bon moment avant de nous arrêter. J’avais du mal à reprendre mes esprits.

            — Laisse-moi…tranquille, balbutiais-je à l’encontre de Matthew.

            — Tu veux t’en reprendre une ? me menaça-t-il en se retournant. Arrête de dire des conneries. Je suis en train de te sauver la vie. 

            Mon ami cessa un moment de parler. Il leva la tête pour regarder autour de nous. Il était mal à l'aise et je savais qu'il avait peur. Il devait s’attendre à voir quelqu'un surgir des bois à tout instant. 

            — Les villageois ne vont pas tarder à venir dans notre direction, finit-il par dire, et je ne préfère pas savoir ce qu’ils vont nous faire quand ils nous auront rattrapés. Si toi tu as l’air de t’en foutre, moi je ne veux pas finir à la potence. J’ai abandonné mon poste pour toi.

            — Tu n’aurais pas dû.

            Je vis Matthew serrer les poings. Il se contrôlait pour ne pas venir me secouer. 

            — Tu crois que tu n’en valais pas le coup ? Tu penses que j’aurais dû laisser Gravesend te pendre pour calmer les villageois alors que je sais que tu es innocent ? Tu as perdu Jubilée, Zek, mais moi aussi ! Et j’ai mal, comme toi. Jubilée t’avais peut-être choisi, mais cela ne veut pas dire que je ne l’aimais pas. Si moi, ça me touche, toi tu devrais retourner le monde entier pour réaliser des miracles. Pour trouver l’assassin et prouver ton innocence. 

            — Je ne suis pas un faiseur de miracles, ricanais-je en me relevant. Le poids mon corps sur ma jambe de bois m’arracha un sifflement de douleur.

            — Tu crois que ton cynisme te sauvera ? s’écria soudain Matthew en agitant les mains dans le vide. Reviens à la réalité et prends des responsabilités. Je serais toujours là quand tu auras besoin de moi. J’ai toujours été là pour te soutenir. Si tu décides de te laisser chuter, je ne pourrais rien faire. Et toutes les claques du monde ne te réveilleront pas tellement tu es buté. Je suis dur avec toi, c’est pour ton bien.

            Je regrettai immédiatement les mots qui sortirent de ma bouche. Les prononcer me fit du bien tout en me brulant comme de la soude lorsqu’ils s’échappèrent de mes lèvres.

            — Laisse-moi seul. Je n’ai pas besoin de ta pitié.

            Matthew resta stoïque. Son corps entier se figea comme si je venais de lui envoyer un uppercut. Je l’avais mis au tapis et je devinai, sans voir son visage, que je l'avais blessé au plus profond de lui-même. Comme pour se défendre, il m’envoya à son tour une réflexion cinglante.

            — Si tu crois que c’est de la pitié, alors débrouille-toi, dit-il d’un ton amer. Je me casse. Tu peux toujours essayer de me rattraper, je sais que tu n’y arriveras jamais, le boiteux.

            En un instant, il disparut dans la nuit, me laissant seul. Pendant un court moment, j’entendis ses pas pressés sur le chemin de terre, puis le son se fit de plus en plus doux, jusqu’à ce qu'il soit remplacé par le silence. Je me retrouvai abandonné, au milieu de ce chemin de campagne. Une brise légère me gifla le visage, comme pour me montrer à quel point j’avais été bête. Je me laissai tomber sur le sol à nouveau et restai un moment interdit, retournant dans ma tête la phrase maudite que j’avais prononcée. J’eus envie d’appeler Matthew, mais me retins. Je savais qu’il ne reviendrait pas. Les minutes passèrent sans que je ne sache quoi faire. Les phrases d’excuses se bousculèrent dans ma tête et je compris qu’il était maintenant trop tard. Cela ne servirait à rien. Il fallait que j’y pense avant de lui cracher ma douleur au visage. Je cessai de bouger et profitai du silence environnant. Quelques arbres sombres émirent un craquement sinistre sur ma droite. À ma gauche, un champ s’étendait à perte de vue. Il n’en restait qu’une terre vive sous la voûte étoilée. Je levai la tête pour observer les astres. J’avais la chance de compter parmi les rares gens à Wisperlow qui savaient lire. Je remerciais grand-mère Lénore de m'avoir appris durant de longs mois à déchiffrer des ouvrages plus gros les uns que les autres. J’avais lu un jour que le ciel n’était en fait qu’un voile posé sur la Terre et que les étoiles n’étaient que de minuscules trous laissant passer la lumière d’un monde extérieur au nôtre. Comme j’aurais adoré déchirer le voile céleste afin de me réfugier là-bas. Loin, très loin d’ici. J’avais l’impression que je resterai sur ce chemin toute ma vie, plongé dans les ténèbres, seul sur une route semblant ne jamais finir. Sans âme qui vive. Soudain, j’entendis bouger les fourrés aux pieds des arbres et je baissai la tête en direction du chemin. Un petit colopin traversa la route et s’arrêta au milieu du sentier pour me regarder, intrigué. Le lapin blanc, à qui une paire d’ailes avait remplacé les oreilles agita son museau dans ma direction. Je tendis une main et il releva les longues ailes qui lui servaient d’oreilles en signe d’étonnement. Il ne devait pas avoir l’habitude de croiser beaucoup d’humains ici, à cette heure tardive.

            — Tu es perdu toi aussi ? lui demandais-je.

            Le lapin volant rabattit ses oreilles et se mit à lécher les plumes blanches recouvrant son corps. Il ne me craignait plus.

            — Toi tu as une maison, une famille, lui dis-je. Moi je n’ai plus rien. On m’a pris tout ce que j’avais. Matthew a sans doute raison, tu ne penses pas ? Si je retourne là-bas, ils me pendront sûrement. Matthew a raison. Même s’il y a un procès, je suis un coupable tout désigné. Comment faire pour prouver mon innocence ? Qu’est-ce que je dois faire ? Gravesend doit déjà placarder des avis de recherche partout dans Wisperlow. Je suis foutu. Et Matthew n’est plus là pour m’aider. Je l’ai bien cherché.

            Le colopin ne faisait plus attention à moi. Il s’était mis à fouiller la terre du champ à la recherche de graines ou de nourriture. Je me relevai en faisant attention de ne pas mettre tout mon poids sur ma prothèse. Le colopin prit peur, déploya les ailes de sa tête et s’envola en direction de la branche d’un arbre. J’entendis les petites griffes de l’animal s’accrocher à la branche pour ne pas tomber. Il poussa un petit cri strident.

            — J’ai compris, lui lançais-je d’un ton moqueur. Je te laisse tranquille. Je m’en vais.

            Je me remis en route, pas vraiment certain de ma destination, ni vraiment sûr de la distance à parcourir avant que le commissaire ne remette la main sur moi. Le coussin de la prothèse avait beau être là de manière à protéger la cicatrice de ma jambe amputée, des cloques s’étaient déjà formées à l’extrémité du moignon, me provoquant une vive douleur à chaque pas. Je n’étais pas du tout en état de courir et me contentais de marcher en me tenant la cuisse. J’eus un instant peur que la sangle reliant ma jambe à ma prothèse ne casse, m’empêchant définitivement de marcher. Pourtant, elle tint bon. Il n’y avait aucun bruit autour de moi, excepté celui de mes pas foulant la terre du sentier. J’entendais parfois un corbeau croasser au loin, ou un hibou hululer de l’intérieur de la forêt. Je ne voulais pas vraiment m’aventurer davantage en direction des arbres, qui sait quel démon pouvait s’y cacher ? Je repensai aux histoires que je lisais le soir, en compagnie de grand-mère Lénore. Dans ma chambre, lorsque la lumière était éteinte, elle venait me conter une histoire. Je n’en perdais pas une miette et attendais de voir ses cheveux argentés se pencher sur moi pour me donner un baiser final avant qu’elle ne parte en me souhaitant bonne nuit. Alors, je me relevais, allumais la bougie posée sur ma table de chevet et m’efforçais de lire, encore et encore. C’est grand-mère Lénore, voyant que je m’intéressais aux livres sans même savoir lire, qui avait décidé de me donner des cours afin de m'apprendre à déchiffrer notre langue. Mes livres préférés étaient ceux des contes et légendes. J’aimais les légendes de sorcières touillant leur marmite à poison, les monstres tapis dans la nuit, les hommes-bêtes rugissant sous la lune. Ces mythes me faisaient frissonner et je paraissais courageux quand je les racontais à mon tour aux autres enfants du village. 

            Puis le temps avait passé. Il n’était plus question pour grand-mère de continuer à me raconter des histoires. Je devais être un homme, comme elle le disait. Et les hommes ne s’intéressent pas aux histoires de monstres. Les mots de grand-mère me revenaient en tête pendant que je marchai le long du sentier. Il fallait être un homme, et un homme n’a pas peur de s’aventurer dans la forêt la nuit. Je chassai de ma tête les histoires que je lisais enfant, en me disant que je ne devais pas croire de telles sornettes. L’enfant en moi redoutait qu’une armée de bras décharnés surgisse entre les arbres pour me capturer. Je secouai la tête et me donnai une claque. Matthew avait eu raison, je devais prendre mes responsabilités. Il n’était plus temps de croire à ces bêtises. Je continuai ma marche d’un pas décidé, prêt à aller là où le futur m’emmènerait. Fort de ma nouvelle détermination, un bruit à l’intérieur de la forêt me fit pourtant m’arrêter. Les feuillages bougèrent de manière erratique et les arbres eurent l’air de gémir sous l’avancée d’une grosse bête sauvage. Peut-être un insecte géant s’étant nourri d’éther ? Je plissai les yeux pour tenter d’y voir plus clair. J’aperçus une silhouette passer à travers les troncs. Une forme humaine. Mon sang se figea. Les villageois, j’en étais sûr, devaient avoir organisé une battue dans les bois pour tenter de nous retrouver Matt et moi. Celui-là n’avait pas de torche et je ne doutais pas que d’autres allaient suivre, armés du nécessaire pour éclairer les moindres recoins de la forêt. Je devais me cacher avant que l'homme ne me découvre.

            En silence, je tentai de me dissimuler derrière un arbre, au bord du sentier. L’ombre avança dans ma direction et fonça sur moi d’un pas décidé. Le sang monta à mes tempes et mon cœur cessa de battre. L’homme se jeta sur moi, m’empoigna et me porta à son épaule comme un vulgaire fétu de paille. Je me débattis comme un diable en criant. Je donnai des coups de poing sans son dos et ses côtes dans l’espoir qu’il me lâche au sol. Au lieu de ça, j’entendis une voix éraillée, le souffle coupé sous l’effet de mes poings :

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Deslunes
Posté le 27/12/2021
Chapitre bien moins passionnant que les 2 précédents, peut-être eut-il fallu le joindre au suivant ?
Tu finis ton chapitre par : ou tu n'as pas fini ? Je m'interroge ?
Je vais voir le chapitre suivant afin de trouver une réponse.
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