Corentin regarde avec une légère inquiétude le fourgon, bien garé sur le parking construit sous la gare RER. Est-ce qu'il fait bien de le laisser là ? Il y a toutes leurs affaires dedans, enfin une partie, et puis c'est pas son fourgon, s'il lui arrive un truc, qu'est-ce qu'il va faire ? Il n'aura jamais de quoi rembourser Yann.
— T'inquiète pas. Mon cousin pose sa bagnole ici tous les soirs, il a jamais eu aucun problème.
Mylène lui montre du doigt une Audi un peu vieillotte, garée à quelques places de là.
— Le patron du döner nous connait, il garde toujours un œil sur les véhicules. Et puis on n'est pas sur BFM ici, c'est la vraie vie.
Corentin soupire. Oui, il faut bien la croire.
Mylène lui retourne un sourire rassurant avant de remettre son masque.
Samuel lui a parlé un peu d'elle, mais la rencontrer en vrai fait un choc. Elle est toute petite, porte un blouson kaki sur laquelle sont collés des écussons anarchistes, et des Doc's noires usées. Ses cheveux sont gris blanc, rasés de prêt, mais il n'ose pas lui dire qu'elle ressemble à un poussin. Parce qu'en plus elle fait peur.
Samuel les rejoint d'ailleurs, les bras chargés de sacs de bouffe. Corentin en soupirerait de soulagement.
— J'ai pris du MacDo, hein. Tu m'en voudras pas, Marx.
— Quitte à faire une référence bidon, Sam, traite-moi de Louise plutôt.
— Louise ?
— Michel, purée. Louise Michel. Je vais t'envoyer des trucs à lire, toi.
Ils marchent vers l'entrée de la Station RER.
Corentin mange son burger poulet en silence pendant que Sam et Mylène plaisantent entre eux. Il avoue, il se sent un peu déconnecté là. Faut dire, ça fait quelques semaines qu'il vit avec son meilleur ami, mais dans son milieu, dans sa maison, dans sa famille, dans son camion. Et là...
La dernière fois qu'il a mis les pieds à Paris, c'était pour une sortie au Musée des Arts et Métiers en Première. Gare, métro, musée, pique-nique dans un parc, auberge de jeunesse, Louvre, métro, gare, retour en Bretagne.
Ils finissent leur repas express avant de franchir les portillons, et un escalier plus tard, se retrouvent sur le quai.
Il y a une dizaine de minutes d'attente. Mylène en profite pour sortir une clope, et en offrir une à Sam qui lui demande.
Corentin le regarde longuement.
La réalisation tombe sur lui plus violemment encore que quand il s'est arrêté dans cette ville de banlieue dont le nom revient régulièrement à la télévision.
Ce Sam-là, il ne le connaît pas vraiment.
Ce n'est pas le mec en pleurs qui est arrivé en Bretagne au printemps, avec son téléphone cassé, le cœur tout aussi cassé, et un grand besoin de se reposer dans un lieu sûr. Ce n'est pas le pote qui passe de longues heures en silence à peindre des bateaux. Ce n'est pas le garçon qui joue patiemment avec sa mère aux cartes et sort de la salle-de-bain torse nu sans y faire gaffe.
— Ça va, Corentin ?
— Hm, ouais, ouais. Je suis un peu dépaysé c'est tout.
— Ça vous embête pas, cet imprévu ? Demande Mylène. Je peux vous conduire à l'appart de Pixie si vous voulez vous reposer.
Samuel secoue la tête.
— Nan, t'inquiète. J'ai envie de voir à quoi ça ressemble, une soirée gay.
— Une soirée queer, bordel !
Mylène écrase son mégot par terre avant de le jeter à la poubelle alors que la rame de RER arrive. Sam se contente d'éteindre sa clope et la remet, telle quelle, dans la poche de son blouson. Pour plus tard sans doute.
Corentin les suit comme dans un rêve.
Franchement, c'est pas que la perspective de la soirée ne lui dit rien, au contraire. Mais là il aurait bien aimé prendre une douche, s'étaler sur un canapé et comater devant la télé.
Il sent un coup de coude contre lui. Les yeux de Sam lui demandent si ça va.
À Perros, ils ne mettaient quasiment jamais le masque. Ici, c'est pas le même délire. Et le pire ? Les yeux de Sam sont encore plus beaux comme ça.
Et merde.
#
Ils descendent à Gare du Nord pour reprendre aussitôt le métro. Ça pue, y'a du monde, mais finalement ils arrivent à sortir dans un quartier plutôt calme alors que la soirée commence.
Mylène les fait marcher quelques minutes jusqu'à une grande porte cochère qui mène sur une cour intérieure, et une salle de spectacle dont le nom est à moitié caché par les plantes grimpantes.
— L'asso qui organise la soirée a profité d'une offre du proprio. Comme ils n'ont rien dépensé pour la Marche qui a été annulée, il leur restait de quoi faire cet événement, et faire passer le chapeau pour les artistes.
Mylène leur fait descendre quelques marches jusqu'au vestibule de la salle où elle finit par s'installer, derrière un stand de prévention tenue par deux autres personnes.
Corentin comprend qu'elle va les laisser là, et Sam lui prend déjà la main pour le faire entrer dans la salle en elle-même.
Et alors qu'il se sentait enfin un peu rassuré, son ami se fait alpaguer par deux types plus vieux, des quarantenaires qui font un peu tache au milieu du public. Ah, Marc et Jordan. Ils lui ont fait la surprise. Ils voulaient le voir. Ils ne resteront pas toute la soirée mais ça leur fait plaisir de constater que l'air breton a fait du bien à Sam. Qu'il a même pris un peu de poids. Et tout cela, et Corentin finit par s'éloigner.
Il a repéré le bar.
Allez, il est pour la première fois à Paris, dans une boîte gay, ou au moins ce qui s'en rapproche le plus, il peut en profiter aussi, non ?
OK, c'est super bizarre, la moitié des gens portent le masque, l'autre moitié, non, les échanges physiques sont gênés, sans qu'on sache si c'est à cause de la pandémie ou parce que la soirée n'a pas encore tout à fait commencé.
Tous ces gens, ils font parties d'asso, ils sont engagés, ils sont déjà sortis dans ce genre d'endroits, ils sont de Paris ou de sa banlieue, ils ne sortent pas du trou du cul du monde.
Corentin sirote une bière, accoudé au comptoir. Ses yeux reviennent toujours sur Sam. Il n’est pas dans la merde, franchement. Peut-être que s'il se trouve quelqu'un là, tout de suite, il pourra se dépenser un peu et se rendre compte que son ami est toujours son ami, sans plus, et que non, ce n'est pas une immense connerie sans nom de l'emmener traverser la France pour rejoindre son copain.
Non.
Il est juste en manque.
Il vient peut-être de Bretagne, mais il a son lot d'expérience, il en a même plus, beaucoup plus, que Sam. Il a juste besoin d'avoir un autre refuge que le fantasme de Sam - son ami merde, presque son frère ! - pour son équilibre mental... et hormonal.
— Tu m'offres un verre ?
Voilà, il suffisait d'attendre.
Un type s'installe à côté de lui.
Il est très grand, longiligne même. Ses jambes n'en finissent pas. D'ailleurs il porte des chaussures à talons aiguilles vert émeraude. De la même couleur que son short et le rimel autour de ses yeux. Il est à tomber par terre, littéralement.
— Bière ?
— Hm, pas avant le travail. Mais je veux bien un coca.
— Va pour un coca alors.
Le mec lui tend la main en un salut un peu guindé :
— Alors c'est un peu relou quand tu ne connais pas, mais ici on fait les présentations qu'il faut. Moi c'est Pixie, c'est pas mon vrai nom mais celui-là se mérite. Pronom il ou iel. Je préfère iel. Et toi ?
— Euh... Pixie ?
L'autre hausse les sourcils. Corentin se rend compte qu'il lui tient toujours la main. Elle est très chaude et ornée de faux ongles longs et brillants.
— Corentin. Pronom il ?
— Tu n'es pas sûr ?
— Je...
Et voilà que Pixie éclate de rire et le cœur de Corentin fait un saut bizarre dans sa poitrine.
— Ah, pardon, je me moque un peu de toi. Tu es le Corentin de Sam ? Je ne t'avais pas reconnu. Sur les photos tu es beaucoup moins mignon.
— Samuel est là-bas...
Corentin lui désigne la table où est installé son ami qui leur fait un grand signe de la main. Pourtant Pixie ne fait aucun mouvement pour traverser la pièce et le rejoindre.
— Je reste près des vestiaires. Je participe au spectacle. J'irai le voir après.
— Ah. Ok.
Corentin ne sait plus trop quoi dire du coup.
Puis il sent une main se poser sur sa taille. Il relève la tête de son verre de bière.
— Hey, fait Pixie. Ça commençait bien notre mutuelle tentative de drague. J'ai encore dix minutes avant d'y aller. On continue ?
#
— Whouah le choc !
Corentin partage la stupeur de Sam lorsque Pixie les rejoint sur le trottoir vers onze heures. La soirée continue encore à l'intérieur, mais seulement pour les personnes qui vivent à l'intérieur de Paris ou ont les moyens de payer un uber pour rentrer.
Pour les autres, direction les stations de métro et RER à toute vitesse.
Pixie a abandonné les talons hauts, le maquillage, le short brillant, échangé pour une tenue beaucoup plus neutre, jogging, baskets et blouson Adidas.
— Faudra sans doute courir pour attraper le dernier RER, explique-t-il. Et puis, bon, je me balade pas dehors n'importe comment. T'as pas envie de visiter les urgences en ce moment.
Les trois garçons refont le chemin inverse de l'après-midi.
Les stations comme les voitures sont bien moins peuplées, forcément, mais Corentin est toujours surpris de la foule qu'il y a ici, même aussi tard le soir. Les gens sont différents ceci dit. Plus fatigués pour certains, ivres et bruyants pour d'autres. On fait vite la différence entre ceux qui rentrent de soirée ou vont en rejoindre une, et ceux qui rentrent ou vont travailler.
Certains masqués, d'autres non. Mais l'atmosphère est particulière.
— Je crève de faim, s'exclame Pixie en se laissant tomber sur la banquette du RER.
Ce n'est même pas le dernier de la ligne ; ils ont été plus rapides que prévu.
Corentin s'installe à côté d'iel, pendant que Samuel s'assoit face à eux.
Et forcément il sort son carnet et commence à travailler.
— Il faisait trop sombre là-bas pour faire mon dessin du jour, fait-il. Ça m'embête : j'aurai bien aimé faire ta tenue, elle était trop cool.
— Si le coloc de l'enfer nous emmerde pas trop, je pourrai la porter demain. On part vers quelle heure ?
Samuel hausse les épaules.
Corentin soupire :
— J'ai pas envie de conduire après une nuit blanche perso. On a une longue route après. Ou alors on part en fin d'après-midi, mais du coup on refait une étape avant Strasbourg ?
Il sent la tête de Pixie se poser sur son épaule pendant qu'iel allonge les jambes pour les poser sur le siège à côté de Samuel.
— J'avoue, j'aimerai bien dormir au moins dix heures !
— On a au moins six heures de route en évitant les péages.
Samuel continue à dessiner, Pixie s'étale un peu plus contre lui. Corentin sent une douce torpeur l'envahir, et la tension qui l'accompagne depuis la nuit dernière commence enfin un peu à le quitter.
— Si on part vers quinze heures, on roule quatre heures, ou un peu plus, et on arrive vers les Vosges non ?
— Il faut qu'on parte un peu plus tôt, pour trouver un endroit où se garer et mettre la tente. On ne tiendra pas à trois dans le fourgon, remarque Samuel en refermant son carnet.
Ils arrivent à leur station. Pixie s'étire comme un chat.
— Il y a un supérette ouverte toute la nuit. Ils ont des pizzas, elles ne sont pas formidables mais ça fera l'affaire. On prend des bières aussi ? On partage ?
Corentin réfléchit. Il sait qu'il a un peu plus d'argent que ses deux compagnons. Il n'a pas eu de loyer à payer, ni de ticket de métro, ni d'impôt.
— C'est moi qui offre.