Chapitre 2 - Le dîner

Par Belara

Charlie savait à quoi elle s’exposait quand elle prit un canapé sur lequel reposait une fine tranche de foie gras avant qu’Ellen ne les invite à se servir. 
Ce soir, elle préférait se mettre immédiatement dans le bain et laisser sa grand-mère s’exprimer plutôt que de la voir à l’affût de la moindre incartade qui lui servirait d’excuse pour la sermonner.

— Mon dieu, Charlie ! Qu’as-tu fait des bonnes manières ? s’échauffa-t-elle. Ce n’est pas comme cela que se comporte une Henley ! Dois-je te rappeler qui sont tes ancêtres ? Ils se retourneraient dans leur tombe s’ils te voyaient agir ainsi.

— Ils seraient surtout attristés de savoir que je ne peux pas manger à ma faim ! répondit Charlie la bouche pleine.

Elle ne se formalisa pas du coup de coude dans le ventre que venait de lui donner sa mère et savait que plaisanter sur les anciens était risqué, particulièrement en présence de son grand-père dont la réponse ne se fit pas attendre.

— Comment oses-tu parler de Héros de guerre de cette façon ? Si tu es de ce monde et que tu peux vivre en paix, c’est uniquement grâce à eux !

Archibald faisait ici allusion à une soit disant bataille ayant eu lieu des siècles plus tôt. Celle-ci avait opposé des humains à des magiciens et s’était terminée en bain de sang. 
Charlie avait été élevée à coups de contes fantastiques mettant en scène une communauté de magiciens et plus particulièrement une vieille branche de sa famille. 
Malgré avoir entendu ces histoires une bonne centaine de fois, elle n’était plus sûre de savoir ce qu’il s’y passait. 
Sa mère blaguait souvent en disant que ça faisait partie du folklore familial et son père baillait à chaque fois que quelqu’un y faisait allusion. 
Pourtant, la moitié favorisée des Henley y accordaient beaucoup d’importance.

— Tu ne parlerais pas de cette façon si tu étais l’Elue, ajouta-t-il.

Un rire sourd se fit entendre.

— Charlie ? L’Elue ? Et puis quoi encore ? dit Abigail en manquant de s’étouffer avec une tranche de saumon fumé.

— Et pourquoi pas ? intervint Harry, furieux. Ma fille n’a rien à envier à la tienne et elle fait tout autant partie de cette famille que toi et moi !

— « Ta fille », hurla Abigail, n’est qu’une petite impertinente qui n’a jamais pris au sérieux les traditions familiales et qui serait bien incapable de tenir ce rôle !

Le rôle dont parlait sa tante n’était ni plus ni moins que celui de sauveuse de la magie. Pas de quoi fouetter un chat, donc ! 
Bien qu’elle y ait cru pendant de longues années, Charlie prenait maintenant ces histoires de magie à la rigolade. Ses parents et elles s’amusaient souvent à caricaturer Archibald racontant toujours les mêmes histoires sur la façon dont ses ancêtres s’étaient battus et avaient été décimés lors de la grande guerre. 
Pourtant, elle n’avait pas l’habitude d’être élevée au rang de potentielle Elue. Ce rôle était plutôt envisagé pour Blair qui elle, le prenait très au sérieux.

Charlie avait tout de même porté le poids de ce fardeau imaginaire toute sa jeunesse. En plus d’avoir été abreuvée d’histoires sur la magie, elle avait du se préparer à affronter une destinée qui, à en croire ses grands-parents, ne lui était pas promise. Probablement dans le but de faire bonne figure et de ne pas sembler favoriser Blair, ils l’avaient inscrite à des leçons d’escrimes et de savoir-vivre. Eleonor et Harry avaient été tenaces à convaincre mais la négociation s’était achevée par une promesse de financement intégral de ses études.

Maintenant que Blair avait atteint la vingtaine, ses chances d’être appelée étaient considérablement réduites et le sujet de « l’Elu » n’était plus autant abordé qu’avant. 
Charlie savait qu’Ellen et Archibald n’avaient pas d’autre ambition que de vivre assez longtemps pour assister à la Révélation qui, selon la prophétie, offrirait le pouvoir à l’Elu de faire renaître la magie de ses cendres. D’une certaine manière, elle les enviait de croire en quelque chose de si puissant et qui régissait la quasi totalité de leurs actes depuis des décennies. 
Cela ne l’empêchait pas de se demander comment un conte de bonne femme pouvait avoir une telle influence sur tant de vies.

— Si c’est Charlie qui a été choisie par les ancêtres, qu’il en soit ainsi ! trancha Archibald pour couper court à la querelle.

Un reniflement ponctua l’intervention du grand-père. Blair, les larmes aux yeux, sortit de son fauteuil en s’excusant et se dirigea vers la cuisine.

— Voilà, tu es contente ? s’écria Abigail à l’attention de la jeune fille.

Sans répondre, Charlie se leva d’un bond pour rejoindre sa cousine tandis qu’elle entendait Harry sermonner sa sœur sur les conséquences de la pression qui pesait sur Blair depuis son enfance.

En la retrouvant accroupie dans la cuisine, Charlie sentit une vague d’empathie lui envahir le ventre.

— Est ce que ça va ? chuchota-t-elle.

Le réponse était évidente mais il lui était toujours difficile de trouver les mots justes dans ce genre de situation.

— Je sais que tu as l’impression de décevoir grand-père et grand-mère mais tu ne crois tout de même pas à ces histoires d’Elu ?

— Bien sûr que j’y crois ! s’écria Blair d’un ton glaçant. J’ai passé ma vie à attendre d’être appelée, j’ai suivi les enseignements sans jamais me plaindre, j’ai excellé en escrime, je sais tout ce qu’il y à savoir sur la bataille et sur son époque. Je suis prête et je ferai une excellente magicienne !

— Mais Blair, la magie n’existe pas, souffla Charlie dans l’espoir de sortir sa cousine de ce brouillard hallucinatoire dans lequel elle vivait depuis tant d’années.

— Tu es fatigante de scepticisme, cousine. Je suis bien contente que l’avenir de notre famille et de la magie ne soit pas entre tes mains.

Sur ces mots, Blair s’essuya les yeux et s’avança vers le grand salon dans lequel se jouait encore une scène de querelle familiale.

Le dîner se déroula de façon cordiale mais c’était sans compter la frustration d’Ellen de ne pas avoir déversé toute sa mauvaise humeur sur sa cible favorite. 
A peine le dessert servi, elle commença à débattre sur l’impact de la tenue vestimentaire en milieu professionnel.

— Quel est donc déjà ce métier loufoque que tu veux exercer ? demanda-t-elle a Charlie.

— Psychologue, grand-mère. C’est un métier en pleine évolution et très enrichissant d’un point de vue humain.

La jeune fille ignora le pouffage en règle de sa tante.

— Et chez les psychologues, n’est ce pas mal vu de s’habiller comme une guenon ? se moqua Ellen.

Il était vrai que Charlie ne prêtait pas grande attention à son style vestimentaire. Sans être négligé, on pouvait le qualifier de classique et se composait souvent d’un simple jean de couleur foncée associé à un banal tee-shirt qu’elle essayait tout de même d’assortir. 
Du haut de son mètre soixante-huit et grâce à sa corpulence fine, tout ou presque lui allait. 
Malgré les critiques de sa grand-mère, Charlie se trouvait plutôt agréable à regarder. Elle avait de longs et volumineux cheveux châtains foncés naturellement ondulés qui recouvraient souvent sont visage orné de profonds yeux bleus. Ses tâches de rousseur en forme de croissant de lune n’étaient visibles que quand on la regardait de près et lui donnaient un air enfantin.

— C’est en tous cas plus adapté que le sapin de Noël qui te sert de robe, cracha Charlie en faisant allusion à la tenue pailletée de sa grand-mère qui reflétait les lumières du lustre comme mille guirlandes.

Ellen la fusilla du regard tandis que son père et sa mère s’échangeaient un regard las.

Pour couper court à ce qui pourrait vite se transformer en incident diplomatique, Archibald sortit les vieux bouquins qu’il avait laissé sous sa chaise.

— J’ai de nouvelles informations, affirma le vieil homme. Rupert m’a rapporté ces quatre livres de France. Il les a déniché chez un antiquaire parisien qui cherchait à s’en débarrasser depuis des années.

Rupert était l’homme à tout faire d’Archibald. Charlie l’avait toujours connu aux côtés de son grand-père qui avait en lui une confiance aveugle. Depuis quelques années, sa mission principale consistait à sillonner le monde à la recherche d’objets ayant un quelconque rapport avec la magie. L’homme ne revenait jamais les mains vides et pourtant, son grand-père n’avait jamais jugé utile de mentionner la moindre de ses trouvailles. Jusqu’à aujourd’hui...

— Ils se composent à la manière de manuels scolaires, poursuivit Archibald. Ils sont tous les quatre parfaitement identiques et comportent des sortes de recettes qui, j’en ai bien l’impression, aboutissent à des potions magiques. C’est une découverte remarquable !

Harry se leva, attrapa un des bouquins et le feuilleta. On pouvait voir ses sourcils se hausser un peu plus à chaque page qu’il tournait.

— Maintenant ça suffit ! s’écria-t-il. Ces histoires prennent des proportions beaucoup trop importantes. J’ai accepté vos délires qui vous confortent dans votre impression d’outrecuidance bien trop longtemps. Ne voyez-vous pas à quel point vous faites du mal aux filles ? Charlie doit composer avec des grand-parents qui la méprisent car elle ne rentre pas dans le moule doré que vous lui avez créé. Quant à Blair, elle a perdu toute confiance en elle alors que c’est une des personnes les plus brillantes qu’il m’ait été donné de voir. Tout ça pour quoi ? Pour comparer un vieux manuel de botanique à un grimoire magique ?

La question resta en suspend et l’assemblée se figeât quelques instants.

Une multitude d’émotions se bousculaient dans la tête de Charlie. Elle était fière de son père qui avait enfin osé dire tout haut ce qu’il pensait tout bas. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir de la pitié pour ces personnes qu’elle aimait malgré tout et dont Harry avait très sérieusement ébranlé le piédestal.

Archibald semblait s’être recroquevillé sur lui-même. Son visage anguleux ne portait plus aucune expression et ses yeux gris fixaient le livre ouvert qu’Harry avait jeté au sol.

— Je n’ai jamais eu si honte de ma vie, murmura Ellen.

— Moi non plus, maman. Moi non plus... ajouta Abigail.

Le silence finissait par se faire lourd et ce fut Eleonor qui le brisa en se levant pour aller chercher sa veste tout en remerciant ses hôtes. Elle invita son mari et sa fille à en faire de même puis ils quittèrent tous les trois la grande bâtisse sans un mot.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
haroldthelord
Posté le 31/07/2021
Salut,

J’aime bien ce chapitre et je pense qu’il nous plonge directement dans l’histoire alors que le premier chapitre est trop vague selon moi.
Tu disais dans une réponse à un des commentaires que tu devrais revoir le début, je pense que tu pourrais simplement supprimer le premier chapitre.
Contesse
Posté le 13/02/2021
Une famille bien conflictuelle... J'apprécie beaucoup cette ambiance de défiance permanente, donnant au lecteur l'impression de marcher sur des oeufs à chaque nouvelle réplique. Aussi, le fait que l'on voit très nettement la famille se scinder en deux annonce de nouveaux conflits futurs ! Avec d'un côté la branche de la famille terre à terre/cartésienne VS la branche superstitieuse et obsédée par les traditions. Dans la vraie vie, ne nous mentons pas, ce sont souvent les cartésiens qui ont raison, mais là on sait déjà que ce seront plutôt les superstitieux, et ça fait rêver !
Belara
Posté le 13/02/2021
Je suis très attachée à ce schéma familial qui ressemble un peu au mien et j’ai vraiment essayé de montrer les divergences qui opposaient les deux «  clans ». Malgré tout, elle le restera par la suite, mais d’une autre façon :p
Belara
Posté le 13/02/2021
Pas très compréhensible ce commentaire, ça m’apprendra à valider avant de relire. Je voulais dire que la famille resterait scindée en deux malgré les évènements à venir qui, en toute logique, auraient dû les rapprocher.
Contesse
Posté le 13/02/2021
Ne t'en fais pas, j'avais compris :) Effectivement, je ne connais encore pas très bien Charlie, mais de ce que j'ai lu, je la vois mal s'accorder avec sa famille ! J'ai hâte de voir ce qui l'opposera à sa famille, même quand elle reconnaitra l'existence de la magie !
HarleyAWarren
Posté le 02/02/2021
Eh bien, quelle famille ! Finalement, le concept de prophétie m'a l'air plutôt bien exploité, contrairement à ce que j'avais crains en voyant le prologue. J'aime particulièrement le fait qu'il y ait deux camps qui s'affrontent entre ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas. Même si, en ayant lu les précédents chapitres, en tant que lecteur, on se doute qu'il existe quand même quelque chose, c'est suffisant pour laisser planer un doute et se demander si tout ça n'est pas qu'une pure invention finalement.
Belara
Posté le 02/02/2021
Mon but n’était pas forcément de faire planer le doute. Je suis partie du principe que ce serait un peu prendre les lecteurs pour des *** et je mise tout sur « l’après ».
Je t’avoue quand même me demander s’il serait plus judicieux de changer radicalement le contexte (prophétie, Elue) sans changer l’histoire. Je ne sais pas si c’est très clair mais j’ai encore un énorme travail de réflexion qui m’attends :´(

Encore merci d’avoir pris le temps de me lire et de me partager tes impressions !
Sklaërenn
Posté le 18/01/2021
Ça me fait penser à rouge rubis. L'histoire des cousines et de truc "d'élue" même si le concept est différent en beaucoup de point ! Par contre ici, notre héroïne à un père présent et qui la défend ( pas perdu dans les lignes du temps comme les parents de l'héroïne de Rouge rubis par exemple ) et qui défend sa cousine au passage. C'est agréable à lire, car généralement les pères sont relégués au second plan.
Belara
Posté le 18/01/2021
Hello !
Merci pour ton retour :) j’avoue m’être un peu inspirée de mon propre schéma familial parce qu’il colle bien avec la suite.
Tu vas très certainement faire à nouveau le lien avec rouge rubis par la suite mais il sera vite oublié tant le concept est différent.
Sklaërenn
Posté le 18/01/2021
Cela se sent déjà sur plusieurs point que le concept est différent. Donc je te crois sur parole :)
AnonymeErrant
Posté le 14/01/2021
Pour commencer, j’aime bien la pointe d’impertinence de Charlie ! Ensuite, autre point que j’apprécie, on est rapidement plongé dans le vif du sujet. Même si la magie a déserté le monde, les protagonistes savent qu’elle existe (qu’importe qu’ils y croient ou pas) et on entre aussitôt dans la danse. Cet Elu (devrais-je le mettre au féminin ? 😉) est le nerf de la guerre. J’ai hâte d’en savoir plus.

Malgré la réunion de famille et le nombre de membres en présence, on les identifie aisément et sans que tu ais besoin de t’attarder à nous rappeler qui est qui, si ça peut te rassurer. De plus, c’est chouette de voir que malgré les querelles, ils sont soudés. Après tout, aucune famille n’est parfaite et on ne peut pas être d’accord sur tout.

Mini coquille : sont visage => pas de « t »
Belara
Posté le 14/01/2021
Merci pour Charlie, c’est aspect d’elle que j’aime beaucoup également :D

Ahah dis donc, tu ne t’es pas laissé berner par ce « Élu » sans E ? Heureusement que je n’ai jamais essayé de cacher sa future identité :p

J’avoue avoir eu un peu de mal à planter le décor. Je suis très consciente que cette première partie est un peu « clichée » et c’est un risque que j’ai pris. Le reste est moins enfantin à mon avis.

Merci beaucoup pour tes commentaires, conseils et corrections.
C’est d’autant plus agréable de discuter avec quelqu’un dont on apprécie la plume. D’ailleurs, je m’en vais te lire. A tout de suite chez toi :)
dcelian
Posté le 13/01/2021
ahhhh je l'avais bien dit ! je sentais arriver la catastrophe !

les dialogues sont agréables à lire (au-delà du fait que les personnages sont immondes les uns envers les autres, évidemment xD), je trouve les passages descriptifs bien rythmés, j'ai hâte de lire la suite !

et voici pour la remarque :

"Sans être négligé, on pouvait le qualifier de classique et se composait souvent d’un simple jean de couleur foncée associé à un banal tee-shirt qu’elle essayait tout de même d’assortir."

j'ai eu un peu de mal avec le "il" avant de comprendre que tu parlais de son style. je sais pas si je suis stupide ou si c'est un peu ambigu...par contre ce qui est plus probable c'est qu'il manque un "il" avant "se composait", mais je crois être un peu bloqué sur comment améliorer cette phrase. peut-être qu'il faudrait la reformuler ? c'est toi qui vois, de toute façon !

à bientôt pour le prochain chapitre !
Belara
Posté le 13/01/2021
Effectivement, il manque un « il » et re effectivement, cette phrase a vraaaiment besoin d’être retravaillée.

Ce qui me chiffonne dans ces premiers chapitre c’est la multitude de personnages présentés. J’ai peur que ça fasse trop et que ça en devienne incompréhensible. Qu’en penses tu?

Encore un petit merci pour la route :D
La suite arrive dans la nuit...
dcelian
Posté le 14/01/2021
pour les personnages : aucun problème ! on situe très bien qui est qui, et c’est sans doute dû au caractère très unique de chacun. j’ai cru comprendre que la suite serait « moins enfantine » d’après ton commentaire, j’ai d’autant plus hâte de m’y rendre !
d’ailleurs, sitôt dit...
Vous lisez