La musique continuait à animer cette ruelle. Le soleil, qui s’était enrôlé comme projecteur, éclairait les artistes, les rendant brillants et suants à la fois. Les spectateurs devinrent acteurs et contribuèrent à la chorégraphie en se mouvant au rythme de l’orchestre. L’enfant lui, ne dansait pas, il restait immobile. Il observait minutieusement cette scène improvisée avec un sourire niais plaqué sur son visage. Du haut de ses huit ans, il n’avait jamais vu un tel amas de joie s’unifier. L’exaltation gravitait autour de lui.
Son attention fut d’abord captivée par les artistes. Puis, son regard se dispersa davantage sur la vingtaine de curieux devenus danseurs le temps d’un instant. Il vit des chorégraphies simplistes, se limitant à taper des mains, mais également des corps se mouvoir avec ardeur.
Tout était harmonieux, la grâce et la sensibilité de certains gestes expérimentés, mais également la maladresse des gesticulations pataudes.
Tout était beau, et lorsque ses yeux tombèrent sur cette femme, il comprit que la beauté uniforme de cette scène n’était que le socle sur lequel miroitait la douceur, le charme et la délicatesse de cette créature aux allures divines. La tresse tissée par ses longs cheveux blonds se balançaient avec vigueur le long de sa robe carmin qui épousait parfaitement l’élégance de sa silhouette.
La musique ne cessait d’insuffler une énergie frénétique à la foule. La femme dont le garçon ne pouvait détacher les yeux se mit à tourner sur elle-même, faisant tournoyer sa robe et sa chevelure coiffée par un bandeau à sequins. L’enfant semblait ensorcelé, ou peut-être même amoureux.
Il fût extirpé de ses rêveries lorsqu’une voix s’immisça entre les notes musicales.
« Prenez-moi la main. »
Il cligna des yeux plusieurs fois comme pour se réveiller de son songe.
Il vit alors cet homme entamer une danse fusionnelle avec celle pour qui il vécut un fragment d’histoire d’amour. Cet homme au béret gris qu’il nommera toute sa vie le grand aux yeux bleus. Il ne put rester indifférent à cette couleur, ce n’était pas le bleu du ciel, ni le bleu de la mer, mais un bleu translucide qui pénétrait et cristallisait des souvenirs enfouis. Durant une courte et éternelle seconde, leur regard se croisèrent. L’enfant, candide et impuissant, devint soudainement le lecteur des mots que les yeux de l’homme en costard lui autorisaient à lire. Il y vit de la joie et du soulagement. Il y vit aussi l’effroi, surtout de l’effroi, pratiquement que de l’effroi. Ces yeux, pourtant si beaux, renfermaient des histoires terriblement sombres.
Soudain, des larmes lui montèrent aux yeux. Était-ce l’effroyable ou bien la nostalgie de cet amour éphémère qui luisait dans ses larmes ? Il n’aurait pas été capable de le dire. Mais il savait une chose ; il y avait derrière lui la seule personne pouvant estomper le poids de ses larmoiements. Cette vérité, personne ne pouvait la lui enlever. Personne, sauf peut-être cette petite perle de sang qui s’apprêtait à entacher bien plus que la robe si rassurante de sa mère.
Il courut en sa direction.
En le voyant arriver à vive allure, elle plia ses genoux pour se mettre à sa hauteur et lui demanda :
« Qu’est-ce qu’il t’arrive mon chéri, pourquoi pleures-tu ? ».
Il la regarda puis sauta dans ses bras. Elle comprit dans le suintement de ses yeux que les mots n’étaient pas le réconfort qu’il était venu chercher. Elle le serra fort conte elle. Les joues de son fils absorbèrent le sillage humecté qui s’écoulait au-delà de ses cils et accueillirent un léger sourire d’apaisement. Lorsque les sanglots furent totalement lénifiés, la mère prit la main de son cher enfant. Ils reprirent leur chemin initial, s’éloignant de la festivité qui ne devint qu’un bourdonnement au creux de leurs oreilles.
Ils arpentèrent la campagne verdâtre qui séparait leur domicile du village et arrivèrent chez eux après une longue marche silencieuse. La mère avait continué de penser que les mots n’étaient pas les bienvenus. Elle avait ciblé son réconfort dans la paume de sa main qui tenait celle de son fils, petite et fragile.
Leur vieille bâtisse était bordée d’un magnifique champ de tournesols. Le ciel bleuté continuait de partager son allégresse lumineuse et intensifiait la couleur de ce millier de petits soleils. Tous rayonnaient comme si la fête battait toujours son plein. Pourtant, l’humeur n’était plus à la danse.
Le petit garçon entra dans la maison. Il traversa le salon en effleurant le canapé acajou et atteignit le couloir qui séparait les deux chambres. Il tourna à droite, ouvrit la porte et entra. Il s’enferma avant de sauter dans son lit. Par un procédé qui s’apparentait à un réflexe bien rôdé, il accrocha sa couette à la tête de lit boisée pour pouvoir se cacher en dessous. Cet habitacle simpliste était devenu sa forteresse, celle qui pouvait entendre et contenir sa tristesse.
Il laissa s’exprimer ce qu’il retenait depuis sa rencontre avec le grand aux yeux bleus ; il se mit à pleurer.
À la frontière de sa forteresse, sa mère se tenait là, debout de l’autre côté, l’oreille collée à la porte. Elle entendit les échos sanglotants, une nuée sonore qui l’assaillait et la désarmait. Sa main qui tenait la poignée se paralysa, elle se sentit impuissante. Elle était devenue familière avec ce ressenti, pourtant, il était toujours autant douloureux. La tristesse lui traversa le corps et se fit promptement sentir au niveau de sa gorge. Elle l’évacua par la bouche avant qu’elle ne puisse atteindre ses yeux.
Elle toussa.
Elle se demanda si le sanglot de son jeune enfant avait couvert le bruit de sa tousserie. Pour ne pas trahir sa présence, elle décida de se retirer du couloir et s’installa sur le canapé qui fût effleuré par son fils quelques minutes auparavant. L’émotion semblait vouloir sortir ; elle fut prise d’une longue quinte de toux. Elle ignorait que cette fois-ci, c’était l’oreille de son fils qui était collée à la porte et qui écoutait l’écho de sa maladie.
Il voulut la rejoindre sur le canapé pour lui apporter son soutien. Mais tout comme elle juste avant, il fut retenu par une paralysie alambiquée, il préféra maintenir la porte close. Il devait d’abord sécher ses larmes.