Chapitre 3

3

 

— Tu es allé voir à la 427 ? Que fait-on ? dit Hector en voyant son collègue entrer dans le bureau.

— Oui, j’en reviens. C’est inquiétant. J’ai informé le docteur Rissier, il va aller les voir dès qu’il termine sa consultation, lui répondit Charles en enlevant ses lunettes pour les fixer dans la poche pectorale de sa blouse.

— Ça ne sent pas bon hein ? Je ne savais pas quoi dire à sa pauvre femme, ça fait trois jours qu’elle veille à côté de lui.

— Trois jours qu’elle veille et qu’elle prie oui, trois jours sans aucune réponse de son mari. Elle vient de me demander s’il allait mourir ici. Je n’ai pas osé la regarder dans les yeux quand je lui ai dit que nous étions impuissants et que nous n’étions pas en mesure de lui donner la moindre explication sur ce qui arrive à son époux.

— Quand la prière se transforme en ultime espoir, ce n’est jamais bon signe. Je ne crois pas en Dieu personnellement, mais j’ai tout de même envie de prier avec elle, prier pour un miracle. Peut -être que face au désespoir, s’accrocher à ce pouvoir divin c’est faire perdurer une lueur dans l’obscurité qui nous oppresse.

— En quoi est-ce que tu crois toi ?

— En pas grand-chose pour être honnête.

— Je te trouve courageux de vivre sans croyance. Tu sais, même si la foi ne génère pas forcément une pluie de miracles, elle fait du bien. Et après ce qu’on a traversé ces dernières années, on en a bien besoin.

— Justement, c’est sûrement pour cette raison que je n’ai pas la foi. Et vu les atrocités qui ont été commises, j’ai tendance à penser que beaucoup l’ont perdue. Elle ne t’a pas quitté toi ? Tu pries tous les jours ?

— Oui, tous les jours, et j’ai prié pour beaucoup de nos patients. Malheureusement, ça ne les a pas tous sauvé. Mais pour revenir à cet homme, c’est quand même fou, il n’a rien de vivant. Pourtant il est là, immobile comme une momie avec son air prospère. J’ai de nouveau vérifié, son cœur et sa respiration sont stables.

— On a peut-être affaire à une nouvelle maladie. J’ai lu récemment dans les journaux que les avancées scientifiques mettaient en lumière diverses nouvelles pathologies depuis quelques années, un chiffre record.

— Nouvelle maladie ou pas, je crains que l’on soit impuissant. Cela fait trois jours qu’il est dans cet état, il n’y a aucun signe d’amélioration et on n’est pas capable d’inventer un antidote miracle en un claquement doigts. Même Victor Despeignes* n’aurait su quoi faire. Et je vais être honnête avec toi, j’ai le sentiment au fond de moi que ce pauvre homme ne cherche pas la guérison, on dirait qu’il est prêt et serein à l’idée de partir. C’est comme s’il attendait quelque chose.

— Au final, c’est rarement ceux qui partent qui souffrent le plus. Je ne peux m’empêcher d’être triste pour sa femme. Elle a l’air si… Ah ! Voilà Rissier.

Le docteur entra dans la pièce en regardant sa montre : « Dites-donc, il y a beaucoup de boulot aujourd’hui ! ».

 

————
*Victor Despeignes était un médecin français, connu pour avoir été le premier à tenter, à la fin du 19ème siècle, le traitement au rayon X pour soigner un patient cancéreux.

 

4

 

Le jeune garçon pensait souvent au grand aux yeux bleus. En réalité, il y pensait pratiquement tous les jours. Cinq semaines s’étaient pourtant écoulées depuis leur brève rencontre.

 

En cette fin de journée qui marquait le début de l’automne, l’enfant était seul dans le salon, avachi sur le canapé acajou, le regard dans le vide. Le temps maussade semblait s’accorder avec la mine mélancolique qui s’ancrait sur son visage.

Le champ de tournesols, visible depuis la fenêtre du salon, complétait ce tableau. Le jaune solaire avait succombé, laissant place à une teinte grisâtre. Un poids mortuaire pesait sur les plantes devenues cadavériques. Le regard vers le sol, elles soupiraient leur dernier souffle.

 

Il tenait un cadre dans ses bras et le serrait fort contre sa poitrine. Comme s’il avait peur qu’on le lui vole. Ce cadre renfermait un souvenir. Sans doute son souvenir le plus précieux, mais également le plus douloureux. Peut-être n’était-ce pas le cadre mais le souvenir qu’il protégeait par la force de son étreinte. Sur la photo que renfermait le cadre, on pouvait observer une famille, sa famille.

 

Il était en premier plan, vêtu d’un short et de grandes chaussettes qui lui couvraient les jambes jusqu’au bas de ses genoux. Sa chemise à carreaux, trop large pour lui, s’immisçait à l’intérieur de son ceinturon en cuir. Son visage, sublimé par un sourire innocent, transpirait la gaieté. Ses cheveux étaient courts et plaqués de côté.

Une main charnue et décorée d’un anneau lui serrait l’épaule droite. La présence ressentie à travers le poids de cette poigne contribuait sans doute à cette jovialité. C’était son père.

Il se tenait debout sur sa gauche et le ceignait de son bras droit. Il était grand, presque le triple de sa taille. Une pipe à la bouche, il dégageait un charisme envoûtant. Les traits de son visage étaient fermes et tendres à la fois. Il semblait aimant. Il portait un costume noir contrasté par une cravate et une chemise blanche. La poche de son pantalon, noir lui aussi, écimait la fin de son bras gauche. On pouvait deviner le cadran d’une montre cachée par la manche de son vêtement.

La mère complétait ce trio, évidemment. Elle se tenait debout derrière l’enfant, le corps de trois quarts mais le visage de face. Ses jambes étaient masquées par le corps frêle de son fils. Sa robe devenait visible au niveau de ses hanches élancées. Un sobre décolleté laissait paraitre une poitrine décorée d’un collier plongeant dans l’interstice de ses seins.

Son visage était radieux. Ses lèvres rougies par le maquillage — on le devinait malgré l’absence de couleur sur la photo - traçaient un sourire couronné de fossettes. Des boucles d’oreilles pendantes s’accrochaient à ses lobes et caressaient ses épaules dénudées. Un chapeau cloche, avec une décoration florale sur le côté, couvrait ses cheveux châtains. Quelques mèches rebelles parvenaient toutefois à enjoliver le contour de son front.

 

Tous les trois regardaient le même point. Il y a là une certaine logique me direz-vous ; la consigne était de fixer l’appareil à soufflet qui s’apprêtait à capturer un instant de vie par les filets de son flash.

Étant à présent dans les bras du jeune enfant, les regards n’étaient plus plongés sur l’instrument que tenait le photographe, mais sur le cœur endolori de l’enfant qui les serrait fort contre lui. Cette photo datait d’il y a quatre ans, avant que la guerre n’éclate et que son père parte pour une aventure effroyable, effroyable comme…

 

Un son retentit à trois reprises et traversa la pièce jusqu’à atteindre la conscience du jeune garçon. Quelqu’un frappa à la porte et l’extirpa de ses rêveries. Il se leva en sursaut, posa le cadre sur la table basse qui accompagnait le canapé et s’empressa d’aller ouvrir la porte.

 

— Bonjour jeune homme, je viens voir ta mère, dit le visiteur en enlevant son chapeau.

— Je sais, je vous attends depuis un moment. Elle est dans sa chambre, lui répondit-il en pointant du doigt la direction du lieu en question. Dites Monsieur, vous allez la guérir n’est-ce pas ?

— Je suis là pour ça mon garçon, une vilaine toux finit toujours par partir. Je vais la voir un moment, tu veux bien rester au salon ? Il s’avança près du canapé et vit le cadre posé sur la table basse. Il plaça son chapeau juste à côté.

— D’accord, j’attendrai ici sur le canapé, dit-il en s’asseyant dessus.

Un silence furtif s’installa. Puis l’enfant compléta sa phrase.

— Aidez-nous s’il vous plait.

— Je ferai tout pour, ne t’en fais pas, répliqua le médecin en s’avançant dans le couloir.

 

Il frappa trois coups à la porte qui se trouvait à gauche du couloir puis entra. Une bouffée de chaleur odorante lui sauta au visage. Une humidité putride l’engloutit lorsqu’il fit deux pas en avant. Il resta muet quelques secondes, apeuré par la vision que lui imposait cette chambre. Il ne put s’empêcher de penser à cette photo sur la table. Il entendit la voix juvénile tinter dans sa tête « vous allez la guérir n’est-ce pas ? ...Aidez-nous s’il vous plait ». Il eut la chair de poule. « Pauvre enfant », pensa-t-il.

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