Chapitre 2 : L'encre

 

Belle journée, n’est-ce pas, Votre Altesse ? Le soleil est brûlant, le ciel est vide.

Je pensais prendre la plume pour vous donner de mes nouvelles. Mais une autre vient de tomber, à l’instant. Des navires de la Trinité approchent de notre petit port. Le village est aux abois. Je sais que ses habitants vont nous pointer du doigt, moi et ma famille. Je sais que les prêtres vont nous torturer pour découvrir où vous êtes, puis qu’ils vont nous tuer.

Je sais aussi que la fuite n’est pas possible, en plein désert avec les enfants.

Ne vous en faites pas, nous ne vous trahirons pas. J’ai déjà pris les dispositions nécessaires. J’ai servi de la mortis à toute ma famille. J’en ai moi-même un verre près de mon bureau. Je l’avalerai sitôt cette lettre finie.

Ne m’attendez pas, ne me cherchez pas. Je serai déjà partie quand vous lirez cette lettre.

Je m’excuse encore pour l’échec qu’a été cette mise au monde et…

En fait non, je ne m’excuse pas. Vous n’étiez pas encore prêt à être père.

Et moi je n’étais pas prête à être mère.

Mais, Votre Altesse, je sais qu’en revanche vous êtes prêt à venger votre pays. À le reprendre aux mains des barbares.

Je compte sur vous pour cela.

Pour cela, je vais boire ce verre.

Les adieux ne sont jamais aisés à formuler, alors je me contenterai de vous souhaiter bonne chance.

Ah, et non l’Ombre n’était pas mon amant. Me croirez-vous, maintenant que je peux me permettre d’être franche ?

 

Portez vous bien, tout de même.

 

Zehara’Sehed

 

Lohan froissa le papier. Ses yeux embués fixaient les lettres fermes qu’avait tracées la jeune femme. Elle avait raturé à plusieurs endroits, en avait taché d’autres. Ces dernières lignes étaient moins sûres. Le jeune homme se courba sur le bastingage. Les larmes serpentaient sur ses joues, lourdes, chaudes. Il ne s’était pas laissé aller aux sanglots depuis longtemps. Cette sensation semblait presque nouvelle. Et rassérénante. Il fallait bien ça pour apaiser les cris de son cœur.

— Qu’est-ce que vous faites ? siffla une voix.

Il se tourna vers Azad, qui avait enfin daigné sortir de la cabine où il s’était enfermé depuis plus d’un jour. Le prince avait les yeux tirés.

— Vous avez lu la lettre qui m’était destiné ? gronda-t-il.

— Oui.

— Comment…

— Cette lettre aurait fini à l’eau si je ne l’avais pas attrapée. Et je… je pense qu’elle n’aurait pas écrit en helmët si elle ne la destinait qu’à vous.

— Passez-la moi, grinça le prince.

Il se saisit brusquent du papier et le parcourut. Ses mains tremblants froissait encore plus la lettre. Ses prunelles se voilèrent.

— Je pensais que vous ne ressentiez rien pour elle, remarqua l’Ombre en s’essuyant les yeux.

Le prince lui jeta un regard cinglant sous ses mèches désordonnées. Cinglant mais nettement mois assuré qu’à l’ordinaire.

— Ça ne lui ressemble pas, de faire ça, finit-il par lâcher. Elle s’est toujours cramponnée à la vie.

Lohan déglutit difficilement.

— Peut-être qu’elle n’était plus en état de se cramponner à la vie.

Azad abandonna ses œillades furieuses.

— Et… pour quelle raison ne serait-elle pas en état ?

Son interlocuteur demeura muet, se contentant d’un long regard. Les lèvres du prince tremblèrent.

— Non… elle était bien plus forte que ça.

Il ne reçut pas plus de réponse. Il rentra la tête dans les épaules, son expression redevint agressive.

— Vous pensez que c’est ma faute, c’est ça ?

— Je n’ai rien dit.

— Elle ne se serait pas laissée déstabiliser pour si peu, je la connais mieux que vous. Ne croyez pas que parce que vous vous êtes amouraché d’elle, elle vous a tout dévoilé.

— Je ne me suis pas amouraché d’elle.

Azad eut un rictus moqueur.

— Ah non ?

Lohan reporta ses yeux vers la mer de Totzün qui s’ouvrait devant lui.

— C’était… simplement une personne que j’admirais.

Le prince talien ne répondit pas. Son expression avait changé. Son visage lisse se trainait vers le bas. Il ploya légèrement, sans un mot, avant de retourner dans sa cabine.

 

*

 

Le feu. Le feu courait dans son corps, émiettant, arrachant tout sur son passage. Le feu le remuait, le bousculait, le déchirait.

Et ses yeux, ses yeux qui fixaient. Ces yeux, ceux de Longinus, rouges, morts.

Un sifflement s’éleva, une silhouette longiligne se découpa sur le feu.

 

Valerio hurla. Il se redressa, la douleur pulsait dans tout ses membres.

— Votre Sainteté !

Il jeta un regard vitreux en direction de Caius qui s’était brusquement relevé.

— Votre Sainteté, comment vous sentez-vous ?

L’Artrê émit un son à mi-chemin entre le grognement et le gémissement. Il se rallongea, grimaçant. La douleur éructait, cisaillant sa peau, ses organes, sa vie.

— Vous voulez un verre d’eau ?

Valerio hocha vaguement la tête. Son subordonné porta le récipient à ses lèvres craquelées.

— C’est un miracle que vous soyez en vie, Votre Sainteté, fit Caius, ému. Le Père vous a accordé sa grâce, à n’en pas douter.

Un miracle ou une habituation au poison. Il déglutit difficilement. L’eau fraiche posait un baume rassérénant sur sa langue gonflée. Il se racla la gorge, rassemblant ses forces pour parler.

— Lon… Longinus ?

Son interlocuteur baissa la tête.

— Malheureusement, le vice-commandant n’a pas survécu à la bataille. Il avait l’abdomen complètement broyé, je ne sais pas ce qui a pu provoquer cela.

Valerio sentit ses muscles se tendre, il gigota dans sa couche. Il eut envie de hurler, mais il se contenta de se mordre l’intérieur de la joue.

— Où, nous… ? articula-t-il.

— Nous sommes dans le palais impérial d’Hekkora. Vous avez dormi pendant trois jours, nous avons eu le temps d’y installer notre camp.

L’Artrê balaya la salle du regard. C’était une grande chambre aux murs tapissés de fresques verdoyantes représentant les rives du fleuve Hougavê. Une étrange sérénité semblait émaner des figures délicates, contrastant durement avec l’orage qui sévissait dans son cœur.

— Votre Sainteté… souffla Caius. Je… je ne sais pas si le moment est bien choisi, mais je vous félicite. Vous avez réussi à prendre tout Heddish en moins d’une année.

Valerio se détourna de lui. Il voulait dormir. Il voulait oublier.

 

*

 

Un piquet de bois avait été dressé au centre de la grand place d’Hekkora, devant les murs du palais. Une tête y était plantée, à moitié décomposée. Ses longs cheveux noirs claquaient au vent, ses orbites vides ne laissant plus voir la beauté de ses prunelles émeraudes. L’Impératrice fixait son peuple atterré depuis les tréfonds de son crâne rempli de vers.

Valerio observait depuis un balcon les silhouettes qui se pressaient sur la grande place, évitant à tout prix de croiser le regard morbide de leur ancienne souveraine. Ils étaient terrifiés, sanglotant. Même après plus d’une semaine, ils n’avaient toujours pas digéré la nouvelle. Ils l’aimaient, plus que de raison. Ils la pensaient fille du Dieu des dieux. Ils savaient que sans sa protection, les temps prochains seraient affreux.

Et ils n’avaient pas tort.

L’armée trinitaire avait cessé d’approvisionner ses mercenaires forcés en fleur-fantômes. Ils devaient maintenant payer, ou se sevrer de la plante, au risque de périr. Alors ils volaient, ils tuaient, pour récupérer quelques piécettes. Les rixes n’étaient plus à compter. Les rues étaient congestionnées. Pour faire de la place dans cette cité au bord de l’implosion, on avait ordonné de massacrer une partie de la trop grande population. Après tout, la plupart de ces pauvres âmes mouraient déjà de faim avant leur arrivée. On avait reporté des cas de cannibalisme. Il était temps de faire le ménage que l’Impératrice n’avait pas osé opérer.

Mais la ville pouvait se remettre, avec l’aide de la Trinité.

Une aide qu’il ne leur accorderait pas. Du moins, pas autant qu’il devrait.

Ainsi, la rage grandirait. Et un jour, elle renverserait les occupants.

— Je crois qu’il est temps, dit Valerio.

— De quoi donc, Votre Sainteté ? s’enquit Caius, posté près de lui.

— Que je rentre à Triliance. La Grande Prêtresse aura sûrement à cœur d’entendre le récit de cette conquête.

— Pour sûr. Elle sera ravie de vous revoir sain et sauf.

L’Artrê retint un ricanement. Il se reprit, se redressant dans sa chaise à porteur.

— Caius Tiberius Triliancia, je vous nomme gouverneur en chef d’Heddish. Je compte sur vous pour pacifier ces terres.

L’artrion se fendit d’une basse révérence.

— Je ferai tout mon possible, Votre Sainteté. Avec la bénédiction de la Mère, bientôt il n’y aura plus d’hérétiques en ces terres.

Valerio hocha la tête et le congédia d’un geste. Il reporta son regard sur la ville martyrisée. Combien d’horreur s’y déroulaient encore ?

Il eut envie de se jeter du haut de ce balcon.

Mais il n’avait pas le droit. Il avait sacrifié trop de vies pour s’arrêter maintenant. Il irait jusqu’au bout.

Il renverserait la Grande Prêtresse.

Il renverserait la Trinité.

 

*

 

— C’est maintenant que tu rentres ? Et tu…

Aquila stoppa net ses remontrances, ses yeux écarquillés s’étaient heurtés à la silhouette amorphe que trainait son mari.

— Qu’est-ce que…

— Aide-moi, gémit Feolan, il est lourd, le bougre.

Elle le foudroya du regard mais obéit et s’empara des jambes de l’homme. Ils rentrèrent l’endormi à l’intérieur de la maison et l’étalèrent sur la table à manger.

— Qui c’est ? grinça Alicia.

— Très bonne question.

Le jeune homme attrapa a bougie qu’elle avait posé sur le rebord de la fenêtre et en alluma d’autre pour éclairer le corps inconscient de leur invité.

— Où tu l’as trouvé ?

— Dans le faubourg des remparts.

— T’es allé trainé là-bas ?!

— Chut, les enfants dorment.

La petite femme tapa son pieds dur sur le parquet, les bras croisés.

— T’as intérêt à m’expliquer.

— Regarde.

Feolan écarta les habits usés de l’homme pour dévoilé quelque plaques d’armures. Il sortit également l’épée réoroise des haillons dans lesquels il l’avait emballée. Les yeux de son épouse brillèrent, elle s’en saisit en frémissant.

— Elle est magnifique.

— Ça coûte combien, à ton avis ?

— Mmmh.

Alicia promena la lame à lumière de la bougie.

— Elle est presque neuve, mais a été mal entretenue. Mmmh. Ce n’est pas un maître forgeron réorois qui l’a faite, mais l’imitation est quasi parfaite. Je dirais, facilement dans les mille trillions. Voire plus.

— Un sacré magot.

Feolan retira doucement les différentes plaques de métal qui protégeait l’inconscient. L’armure n’était pas complète, loin de là. Il retira la bure qui lui ceinturait le torse.

— On percera le mystère plus tard. Pour l’instant, faut le soigner.

Il lava l’entaille sanguinolente que l’inconnu arborait sur la poitrine.

— Tu m’aides ?

Aquila grogna.

— Je ne comprends pas pourquoi tu n’es pas allé le refourguer à la garde. Il serait bien mieux soigné qu’entre nos mains.

— J’ai senti que je devais le ramener ici.

— Encore ton intuition magique, hein.

— Pas magique, totémique, rectifia-t-il avec un sourire.

— C’est ça. Allez, pousse-toi que je le recouse.

Alors qu’elle tendait son aiguille vers la peau boursoufflé, le guerrier eut un sursaut. Il se mit à gigoter, les paupières agitées de soubresauts.

— Non… gémit-il.

Les deux époux échangèrent un regard. L’inconnu se mit à pleurer.

— Pardon…

Feolan posa une main chaleureuse sur son épaule.

— Là, là…

Son visage se tordait de souffrance, aiguillonnent le cœur des observateurs.

— Pardon… Asha… balbutia-t-il.

 

*

 

Une mince bande sombre, entre l’azur pâle du ciel et celui, orageux, de la mer, s’étirait à l’horizon. Téta, la Terre morte. Lohan se posta à la proue, sa cape claquait dans son dos. Il y avait un bon vent, aidé par le pouvoir de Fiona. Ils y seraient en moins de deux jours. Il aurait dû être satisfait, la deuxième mission que lui avait donné Adhara promettait d’être expédiée rapidement. Mais il ne sentait que le vide, en lui.

Il avisa Sethy, avachi sur le bastingage. Il s’approcha doucement.

— Votre Altesse ?

Le prince remua vaguement. Il ne cherchait plus à cacher ses pleurs.

— Qu’est-ce que me voulez ? souffla-t-il.

Lohan hésita. Les mots se jouaient de lui.

— Je… voulais m’enquérir de votre santé.

Sethy se tourna brièvement vers lui, le regard ombrageux.

— À votre avis ?

L’Ombre soupira.

— Je sais ce que vous ressentez, murmura-t-il.

— Ah bon ? grinça le jeune garçon en fixant l’étendue d’eau.

— Je… j’avais à peu près votre âge quand j’ai perdu ma mère et que je me suis retrouvé embarqué sur l’Alkatris. J’ai mis beaucoup de temps à l’accepter, à aller de l’avant. Je ne suis même pas sûr d’y arrivé, à vrai dire.

Il réussit à attirer une œillade moins cinglante, cette fois-ci.

— Vous aviez quel âge ?

— Neuf ans.

— Peuh, c’est pas le même âge du tout. Moi j’ai presque douze ans.

Lohan s’esclaffa.

— Quoi ?

— Rien… vous êtes bien plus vivant que je ne l’étais, ça c’est sûr.

— Ça veut dire quoi, ça ?

Le jeune homme posa sa main abîmé sur les tresses du prince.

— Ça veut dire que vous êtes fort. Plus fort que moi. Que vous vous relèverez.

Sethy haussa les épaules.

— Je ne veux pas me relever. Je veux pas oublier Véra.

— L'un n’empêche pas l’autre.

— Mais… si je me souviens de Vera, je vais pas pouvoir me relever. Parce que… parce que c’est trop…

Le reste de sa phrase se perdit dans un sanglot. Lohan passa maladroitement sa main de sa tête à son épaule. Il inspira, tenta de trouver les mots. Mais ce qu’il voulait faire passer ne rentrait pas dans leur cadre étriqué. Il se contenta donc de rester près du jeune garçon éploré, avec l’impression d’en faire trop autant que de ne pas en faire assez.

— Les prêtres ! hurla soudain le veilleur depuis la hune. La Trinité nous rattrape !

Lohan sursauta, fouilla l’horizon dans la direction que pointait la vigie. Il les aperçut. Neuf petits points noirs qui dardaient vers eux leur promesse sinistre. Ils venaient droit sur eux, ils savaient qui ils étaient. Ils avaient été plus rapides que ce à quoi ils s’étaient attendu.

— Mettez-moi toute la voile ! cria Khalil en grimpant dans les cordages.

Le jeune capitaine tendit sa main et effleura la toile. Il y laissa une trace de la couleur du ciel. La tache enfla, s’agrandit et se propagea dans toute la voilure. Ils se faisaient presque invisibles, mais l’Ombre avait peur qu’il ne soit déjà trop tard.

— Fiona ! continua Khalil. Tu peux nous accélérer ?!

La Porteuse hocha la tête. Elle se campa fermement sur le sol, ferma les yeux et étendit les bras. Aussitôt, le vent forcit. Le navire gîta dangereusement tandis que les bouts grinçaient.

— C’est trop, il faut réduire ! prévint Lohan.

Khalil se tourna vers lui, bien plus sérieux qu’il ne l’avait jamais vu.

— On a pas l’choix. Sans vouloir vous vexer, c’est moi l’capitaine maintenant. Et je dis que le rafiot tiendra. Allez, vous autre ! Vous attendez quoi pour sortir le génois ?!

L’exécuteur broya le bastingage de ses mains nerveuses. Il porta son regard vers leurs poursuivants, encore lointains. Ils ne pourraient pas les rattraper. Ça en valait le coup, sans doute.

Soudain, les bourrasques se turent. Le vent mourut, les voiles fasseyèrent.

— Fiona, qu’est-ce qu’il se passe ?!

La Porteuse ouvrit des yeux paniqués.

— Je ne sens plus rien ! On est dans une bulle sans air !

— Tu peux pas nous créer du vent ?

— Je vais essayer, mais ce sera pas suffisant !

Elle reprit sa position, les sourcils froncés, le visage cramoisi. Une petite brise vint soulever ses cheveux, les voiles se tendirent vaguement. Le bateau se traina en avant.

— Ils se rapprochent ! cria le hunier. Ils sont pas dans la bulle !

— C’est le Voile ! fit Khalil. On est juste devant, c’est pour ça qu’on a plus d’air !

Lohan se tourna vers la proue. Il put distinguer la ligne d’écume qui rendait la barrière visible. Il pesta. De tels phénomènes arrivaient souvent près du Voile, mais c’était loin d’être systématique. Qui que soient les dieux, là haut, ils avaient décidé de les précipiter dans les crocs de la Trinité.

Un boulet de canon vint s’écraser dans mer, non loin. Puis un deuxième.

— Ils nous pilonnent !

— Armez les canons ! Parez à tirer ! Plus vite que ça !

Une troisième boulet projeta une gerbe d’écume sur Azad qui pesta.

— C’est vraiment une…

— Attention !

Lohan se jeta sur lui, le plaquant au sol alors qu’un boulet sifflait au-dessus d’eux, sectionnant plusieurs bouts. Le prince demeura coi lorsque l’Ombre se releva.

— Vous… bégaya-t-il.

— Allez vous mettre à l’abri dans votre cabine au lieu de nous gêner !

Pour une fois, l’héritier de Naotmöt se montra coopératif et courut s’enfermer.

— Toi aussi, Sethy !

Le jeune garçon ne chercha pas plus à faire le fier et rejoignit son aîné. Autour d’eux, les boulets pleuvaient.

— Feu ! ordonna le second.

— Toujours pas de vent, Fiona ?! hurla Khalil par-dessus les détonations.

La jeune fille secoua la tête, tentant de conserver sa concentration au milieu du tumulte.

— Il faudrait que…

Une explosion l’interrompit. Une partie de la coque vola en éclat, projetant des éclats de bois meurtriers. La Porteuse s’effondra, comme beaucoup de membres d’équipage. Les éclats ne parvinrent pas jusqu’à Lohan qui se trouva protégé derrière un murs d’ombres. Il jeta son regard vers les silhouettes de plus en plus précises des navires ennemis. Il hésitait.

— Fiona !

Khalil atterrit près de la jeune fille. Elle était blessée à l’épaule. Le capitaine releva la tête pour examiner ses matelots. Trois avaient été totalement fauchés, une bonne dizaine n’était pas en très bon état. Il se tourna vers Lohan, son affolement le transperça. L’Ombre serra les poings.

 

Le sol de son Sanctuaire se couvrait d’une chape tourmentée. Des nuages ténébreux se convulsaient en grondant, lançant de longue langues d’éclair qui déchiraient l’obscurité. Il se tenait débout, sa cape se tordait dans son dos.

Une goutte de pluie tomba devant. Puis une autre. Une autre encore, et bientôt un rideaux dense. Il se laissa submerger.

 

Lohan rugit, ses ombres s’élancèrent. Elles bondirent par-dessus le bastingage, percutèrent l’eau avec la force des boulets de canons dont elles n’avaient rien à envier. Elle se répandirent, comme l’encre d’un calamar géant. Nébuleuses, véloces, elles fondirent en direction des neufs navires trinitaires. La mer devint néant.

Le jeune homme se courba. Il avait cessé de contrôler. Toute sa frustration, sa tristesse, sa rage s’élançaient vers l’ennemi.

La promesse funèbre prit la forme de longues tentacules qui percèrent la surface pour onduler près des poursuivants. Aussi hautes que leurs mâts, elle se tordaient, sifflaient férocement. Certaines enserrèrent les bateaux, d’autres traversèrent leur coque de par en part. Le bois cédait, craquait, hurlait, s’ouvrait, béant, pour recracher ses marins atterrés.

Lohan sentait tout. Le remous froid des vagues, la dureté du frêne, les corps qui pleuvaient dans la mer. Le goût métallique du sang qui s’y répandait.

Un navire sombra, vite suivi par le reste du groupe. Retournés, éventrés, ils ne purent rien. Les boulets passaient au travers de cette masse furieuse dont le noir intense aspirait le regard. Le dernier fut avalé et broyé par une gueule gigantesque semblant venir des abysses.

Les hurlements des naufragés résonnèrent aux oreilles de Lohan. Il voulut retirer ses ombres, il ne fit que les raviver. Les tentacules sombres se ruèrent sur les survivants qui s’agrippaient aux morceaux flottants de leurs bateaux. Elles percèrent, déchirèrent, ravagèrent. Le jeune homme tomba à genoux, il gémit.

Revenez. Arrêtez. Je vous en supplie.

 

L’orage rugissait. La pluie le fouettait, les éclairs lacéraient sa rétine. Il ne voyait rien sinon ces griffes éclatantes qui craquelaient le néant. Il se baissa, sa cape s’envola. Lui-aussi, se sentait perdre pied. Il appela à l’aide, mais il entendit à peine le son de sa voix. Il se recroquevilla sur le sol, la cendre furieuse le couvrait d’une couche de plus en plus épaisse.

Puis, soudain, il sentit une petite main agripper sa tunique. Il releva la tête, tremblant. Une minuscule silhouette, lui faisait face. Brillant d’une lumière bleuté, elle se découpait clairement dans les ténèbres. Il crut déceler les contours d’un enfant.

— Lohan !

Il se tourna. Asha s’arrêta près de lui, essoufflée.

— Je t’ai enfin trouvé !

Elle s’approcha, chaque pas était un combat dans la tourmente. Elle le rejoignit, s’agenouilla devant lui.

— Tu peux y arriver, souffla-t-elle, et il l’entendit aussi clairement que si l’orage n’avait jamais existé.

Il s’accrocha à son visage doux, à ses prunelles pleines d’espoir. Un sourire incertain se faufila sur ses lèvres. Il hocha la tête.

 

Lohan rouvrit les yeux sur le monde tangible. Il se tenait tassé contre le bastingage. Autour de lui, le parquet était retourné, labouré. Il se redressa en tremblant.

— Cap’taine ! s’exclama Khalil. C’est… c’est bien vous ?

— O… oui. Je crois. Pourquoi ?

— Vous… y avait un espèce de nuage noir autour de vous, on a cru qu’vous alliez nous couler aussi.

— C’était incroyable ! s’écria Sethy en s’approchant. Je n’ai jamais vu pareil capacité. Vous les avez tous massacrés !

Le jeune homme eut un frisson en croisant les iris extatiques du prince. Il baissa la tête. Sous sa cape déchirée, ses ombres semblaient dormir. Elles étaient repues, sans doute. Il soupira et se passa une main sur le visage. Il se sentait épuisé. Et, un peu, libéré.

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Alice_Lath
Posté le 23/01/2022
Coucou ! Je reviens faire un tour haha comme j'avais pas trop eu le temps
Quelques petites remarques pour commencer :
- Par rapport à la gestion de Hekkora par la Trinité, le cannibalisme, la tête de la dirigeante, les mercenaires en manque etc. j'ai trouvé cela un peu too much et finalement assez peu réaliste. Une population ainsi "massacrée" est très dangereuse et instable, elle n'a plus rien à perdre et si la Trinité veut régner sur une ville, il faut au moins qu'elle obtienne un minimum de stabilité. Là, ils risquent de faire face à des attentats, perdre des officiers, voir des sabotages de leurs équipements à foison etc.
- J'ai pas trop trop compris le passage du nuage de Lohan où ils sont naufragés, mais en fait ils le sont pas?

Sinon, j'ai beaucoup aimé le passage d'Azad avec la lettre de son amante, j'espère que ça lui servira de bonne grosse douche froide et que ça lui remettra les idées en place. Et du coup, Valério serait un traître ? Intéressant haha, à voir jusqu'où ça va le mener, mais il joue clairement avec le feu à être aussi volontaire dans la destruction des villes. J'ai bien aimé aussi l'attaque du bateau, avant le passage un peu confus des ombres de Lohan, avec la menace du Voile à proximité
Par contre, je suis pas certaine de la pertinence de l'intervention d'Asha haha ? Y'avait un côté "bonjour-au revoir" hahahaha
Et donc ils vont bientôt accoster les choupinets... je suis curieuse de voir à quoi va ressembler ces fameux territoires interdits
AudreyLys
Posté le 23/01/2022
Coucou :3
- Hehe c'est exactement ce qu'il se passe oui, c'est bien de l'avoir remarqué
- Ah non non leur bateau est amoché mais coule pas c'est ceux des autres qui coulent, qu'est-ce qui t'as fait penser le contraire ?

Valério joue avec le feu, c'est le cas de le dire... Je crois que tu aimes plus ce personnage depuis que Longinus est mort, je me trompe ? x)
Merci pour ton com' <3
Vous lisez