Chapitre 3 : Les montagnes

Wilhelm promenait ses doigts sur les courbes gracieuses de la Grande Unificatrice. Une lumière tendre filtrait au travers des volets de bois pour venir se languir sur sa peau pâle. Quand elle était éveillée, Adhara vibrait de force et de dureté. Quand elle dormait, ses traits s’adoucissaient, elle semblait presque fragile. Il aimait la voir ainsi, se dire qu’elle n’était au fond qu’une demoiselle un peu trop douée.

Elle ouvrit les paupières, presque brusquement. La femme de pouvoir reprit le dessus. Elle se redressa en s’étirant, ses gestes étaient à la fois nonchalants et précis.

— Il est déjà si tard… bâilla-t-elle.

Il avait appris qu’elle pouvait percevoir la position du soleil bien plus finement que n’importe quel cadran solaire. Il suffisait pour ça qu’elle soit en contact avec sa lumière. Fascinant. Elle était fascinante, trop pour son propre bien.

— Le carrosse doit être prêt, soupira le prince en sortant des draps.

Il frissonna, l’air était frais. Depuis leur départ de Befestburg, les températures n’avaient fait que chuter. Quelle idée avaient eu les Elvarriens d’aller planter leur capitale si loin au nord. Wilhelm allait de plus en plus souvent se blottir dans le carrosse avec Adhara, alors qu’il préférait d’ordinaire chevaucher sur son fier étalon. Il ne lui tardait cependant pas d’arriver à Elvett pour rencontrer sa promise. D’après ceux qui l’avaient rencontrée, c’était un laideron en plus d’être un ours, à l’image des montagnes grises et pesantes qui occupaient une grande partie de son royaume. Il ne l’avouerait jamais, mais il était bien content de s’être trouvé une amante pour le voyage. Adhara lui faisait oublier la pensée désagréable de ses noces avec la princesse elvarrienne.

— Il est l’heure, souffla l’Étoile en s’approchant de lui.

Elle avait enfilé une robe de servante, bientôt elle redeviendrait la taciturne Trürig, simple membre de son convoi marital. Mais avant ça, Wilhelm eut le droit à un baiser passionné. Il était difficile de résister à la tentation de replonger dans le lit. Adhara, dont le sens du devoir était plus fort que le sien, le repoussa.

— À la prochaine auberge, promit-elle en changeant d’apparence.

Son visage sembla onduler comme si elle se trouvait sous l’eau. Ses cheveux blonds devinrent tristement bruns, ses traits délicats se parèrent de dureté et son expression ne fut plus que mutique et renfrognée. Le prince du Réor la laissa sortir la première de la chambre. Tout le monde dans le convoi avait bien remarqué la relation qu’il entretenait avec la nouvelle suivante, mais il ne tenait pas non plus à s’afficher. D’autant qu’il avait quelques affaires à régler.

Quelques minutes après le départ de la Grande Unificatrice, on toqua timidement à la porte.

— Entre.

Froh, officiellement son jeune page, se glissa dans la chambre.

— Alors ? s’enquit le prince.

L’espion se campa devant la porte, droit comme un piquet.

— Le Wiccan vous a fait parvenir cette lettre, dit-il en lui tendant un bout de papier scellé par un seau de cire.

Le seau ne portait aucune marque connue, bien que le Wiccan ait un signe. Il ne fallait pas qu’on puisse deviner d’où elle provenait. Ce n’était pas dans les habitudes des Barons de se cacher, mais ils faisaient bien. Adhara n’était pas de ceux que l’on pouvait sous-estimer.

Wilhelm décacheta la lettre et la lut, tapotant nerveusement l’arrête de son nez. Comme il l’avait prévu, les Barons demandaient la suppression de l’Étoile, jugée trop dangereuse pour leur petites affaires. Le Wiccan se voyait en conseil suprême de la rébellion, fort de ses deux cents adhérents issues de la plus haute aristocratie réoroise. Grâce à leur prince bien-aimé, ils avaient failli prendre le contrôle de toutes les Factions. Failli, précisément. Leurs têtes gonflées d’orgueil avaient eu du mal à encaisser la victoire inattendue d’Adhara.

Wilhelm prit la plume pour répondre à leur demande. Enfin, leur commandement plutôt. Le Wiccan était censé lui être subordonné, mais tout cela n’était bien sûr qu’une façade. Les Barons voteraient pour élire le prochain roi à la mort de son père, ils pouvaient choisir n’importe lequel de ses frères. Le prince devait les dissuader de le faire. Il amortit le ton acerbe qui lui venait à la plume, parant son écriture d’arabesques au sens propre comme au sens figuré. Il leur conseilla d’attendre, leur promettant que l’intimité qu’il partageait avec la princesse lui permettait de la contrôler. Il ne savait pas trop pourquoi il la défendait. Il pensait honnêtement qu’il serait bien dommage de supprimer un tel génie, mais pas de là à risquer sa place sur le trône. Peut-être était-ce un acte de rébellion. Il jouait tellement l’homme de paille, auprès du Wiccan, de Bathilda, d’Adhara. À croire qu’il avait la tête d’un pigeon. Il finissait par se demander s’il n’en était pas réellement un, d’ailleurs.

— Voilà, siffla-t-il en tendant sa réponse à Froh.

Le jeune garçon s’en saisit et alla cacheter la précieuse lettre d’un seau codé tandis que son prince jetait la première dans la cheminée. Il finit de s’habiller et sortit.

Encore une belle journée pour le pantin, pensa-t-il avec amertume.

 

*

 

Il était allongé dans l’herbe, paisible. Au-dessus de lui, le ciel étoilée. Imposant, immense, magnifique. Une douce voix chantonnait, il sentait une présence douce qui se pressait contre ses côtes. La présence était chaleureuse, sereine. Il était heureux.

Puis, la personne le bouscula. Un doigt s’enfonça dans sa joue.

Il sursauta et ouvrit les yeux.

Le firmament s’effaça au profit d’une tête rousse.

— Papaaaaa, le monsieur il est réveillé !

— Alix ! Je t’avais dit de ne pas l’embêter !

— Mais j’ai rien fait !

La fillette qui se tenait au-dessus de lui tourna la tête, l’air boudeur. Il grogna, remua. Il avait mal partout.

— Doucement, reprit la voix de « papa ». Tu es blessé.

Il vit apparaître un homme au-dessus de lui. Élancé, noueux, sa peau pâle piquée de tâche de rousseur faisait ressortir les cernes violacée qui pendaient sous ses yeux gris. Il s’approcha d’une démarche coulante, silencieuse, grattant nonchalamment sa tignasse de feu.

— Alors, bien dormi ? lança-t-il avec un sourire à la fois doux et amusé.

Le blessé le considéra un instant, médusé.

— Qui…. ?

— Je m’appelle Feolan. Je suis archiviste.

— Moi c’est Alix ! pépia la gamine.

— Je t’ai trouvé inconscient dans les bas-quartiers, alors je t’ai emmené chez moi. Et toi, c’est quoi ton nom ?

— Je…

Il buta sur les mots. Son nom, quel était son nom ?

Il prit peur en se réalisant qu’il ne s’en rappelait plus. Il l’avait sur le bout de la langue, pourtant. C’était… c’était…

— Je… ne sais plus…

— Allons bon.

Feolan pencha la tête sur le côté, son petit sourire devint presque effrayant. Il posa une main sur l’épaule du blessé.

— Tu dois être affamé, viens à table.

L’intéressé hocha la tête, raide. Il n’arrivait pas à savoir si son hôte était bienveillant ou perfide. Il se leva en grimaçant, soutenu par le rouquin. Il n’eut qu’à faire deux pas pour se mettre à table, s’apercevant que ce qu’il pensait être son lit était en fait un buffet.

— Désolé, on avait plus de couche de libre, expliqua Feolan comme s’il avait lu dans ses pensées.

— Voilà pour toi, déclara une femme en posant devant lui une écuelle chaude.

Il loucha sur son large avant-bras. Costaude, sa petite taille lui donnait l’air d’une boule de muscles.

— Moi aussi, j’ai faim ! tempêta Alix.

— Les invités d’abord, répliqua sèchement sa mère. Commence par t’asseoir.

La petite fit la moue et obéit. Feolan, qui s’était éclipsé discrètement, revint avec un bambin dans les bras. Il s’assit à table pour le nourrir d’une pâté à peine moins informe que celle des adultes.

— Je suis Aquila, forgeronne, lança la femme d’un air plus méfiant. Tu ne nous as toujours pas dit ton nom.

— Conan.

Il se figea. Il l’avait prononcé sans même sans s’en rendre compte. Une vague de souvenirs le percuta. Il voyait un village, son village. Une boutique remplie de sculpture en bois. Un homme et une femme. Ses parents. Il voyait l’orée d’une forêt, un autel sacrificiel. Il voyait une jeune fille qui lui souriait.

— Ah, finalement tu t’en souviens, souffla Feolan. De quel état viens-tu ?

— Le… le royaume de Bléros, au sud de Rivola.

— Nous sommes à Rivola. Le royaume de Bléros est pas si loin, on connait.

— Ah…

Rivola. Sa mère lui en avait parlé. Mais il n’y était jamais allé. Alors pourquoi revoyait-il les ruelles de la cité ? Pourquoi avait-il l’impression de la connaître ?

— Tu sais comment tu es arrivé ici ? questionna Feolan.

— Non… Aux dernières nouvelles, j’étais chez moi, à Guéron.

— Guéron ? Ça me dit quelque chose… c’est un village connu pour ses exports de bois et son artisanat.

Conan redressa la tête.

— Vous connaissez ? Pourtant, c’est très reculé.

— Je connais plein de choses, se vanta son hôte. Je suis archiviste, je t’ai dit. Je lis beaucoup.

— Mais comment ça se fait que tu ne te souviennes de rien ? s’enquit Aquila en le fixant durement.

Il baissa la tête sur son écuelle.

— Je ne sais pas…

— Tu as quel âge ? reprit Feolan.

— Dix-sept ans.

— Eh bah, t’as l’air beaucoup plus vieux.

— Ah bon ?

— Et pas qu’un peu. Enfin, je suppose qu’être soldat, ça use le corps.

— Je ne suis pas soldat.

Le rouquin se pencha vers lui.

— Ah bon ? Pourtant, tu as plein de cicatrices de combats.

Conan recula, le cœur battant. Il sentait qu’il oubliait quelque chose. Quelque chose d’important. Mais dès qu’il creusait ses souvenirs, ceux-ci le fuyaient. Il réussit néanmoins à attraper une image. L’enseigne d’une taverne qui pendait mollement sous un ciel bleu. Trois bouteilles qui s’entrechoquaient.

— Je… je ne comprends pas non plus. Je suis menuisier, comme mes parents. Mais…

— Mais ?

Sous son air affable, Feolan parut inquisiteur.

— Je crois que je me souviens d’un truc.

— Bien ! C’est quoi ?

— Sur le place centrale de Rivola, il y a des tavernes ?

— Autour du temple, oui.

— Je me rappelle être allé à l’une d’elle.

— Ça fait un indice très intéressant ! Dès que tu pourras te déplacer, je t’y emmènerai. En attendant tu es le bienvenu chez nous. Hein, ma chérie ?

Aquila grogna.

— Elle est plus gentille qu’elle en a l’air, promis, se moqua son mari.

L’intéressée lui donna un pichenette sur le front.

— Et lui il est moins flippant qu’il en a l’air.

Conan eut un sourire tandis que les deux époux s’embrassaient. Il aurait aimé avoir cette proximité avec Asha.

Asha ?

Qui c’était, Asha ?

 

*

 

 

Eryn attrapa les cheveux d’Amaya et les tira vers elle. La jeune femme grimaça mais se laissa faire. Leurs tête finirent par se heurter. Le bambin grimaça à son tour avant de relâcher sa captive, apparemment déçu.

— Elle adore attraper les mèches, s’amusa Asha. Tu peux la repousser si elle te fait mal.

— Haha, elle est tellement mignonne, je préfère me faire tirer les cheveux plutôt que de la vexer.

Les deux femmes s’étaient assises sur une pente montagneuse où persistaient encore quelques fleurs malgré le froid mordant qui la fouettait. Les premières neiges ne tarderaient pas, les promeneuses profitaient une dernière fois du tapis d’herbe avant qu’il ne soit recouvert d’une épaisse poudreuse. Depuis leur rencontre, quelques semaines auparavant, elles ne s’étaient pas beaucoup revues. Pourtant, Asha se sentait bien avec la villageoise, comme si elle la connaissait depuis toujours. Amaya était douce, souriante, un peu timide. Elle lui rappelait celle qu’elle avait été, celle qu’elle montrait à ses proches à l’époque où elle en avait. Elle lui rappelait un peu Keira, aussi. Keira qui malgré tous ses talents avait toujours eu une basse estime d’elle-même. Parfois, Asha se demandait où elle était, ce qu’elle faisait. Comment elle se portait après l’attaque de la tribu. Elle avait peur de ne pas avoir senti de Lien se rompre, de croire en vie ceux qui ne l’étaient plus. Mais elle ne voulait pas penser que sa sœur avait péri, elle se le refusait. Elle avait néanmoins l’impression acide et confuse qu’un de ses proches avait rejoint les étoiles, sans parvenir à savoir qui.

— Oh, attention, fit Amaya en soulevant Eryn qui rampait vers des chardons.

Asha sortit de sa rêverie. Elle devait cesser de penser à tout cela, elle devait profiter de l’instant présent. De cette amie incongrue.

— Tu as dit quoi, à ton mari ?

Le visage d’Amaya se tendit, sa cicatrice devint droite. Elle n’aimait pas parler de son mari à Asha. Ça lui faisait penser à ce qu’il lui avait fait.

— Je lui ai dit que je partais en balade, tout simplement. Il a voulu me retenir parce que je suis bientôt au terme, mais il sait qu’il n’a pas à me contrôler. Alors il m’a laissée partir. Cela dit, avec la naissance qui approche, de plus en plus de gens s’inquiète lorsque je m’éloigne du village. Et l’hiver arrive, en plus. Je pense qu’on ne se verra pas pendant longtemps.

Asha haussa les épaules comme si ça lui était égal.

— C’est la vie, je suppose. Quand on se reverra, je pourrai enfin rencontrer ton enfant.

Amaya sourit.

— Moi aussi j’ai hâte. Bon… j’ai un peu peur aussi, mais j’ai hâte.

— Je comprends. Moi, j’étais terrifiée.

Et finalement ce n’était pas la grossesse que j’aurais dû craindre, compléta-t-elle. Elle retint ces paroles dures, trop dures pour sa tendre amie. La villageoise s’en voulait déjà assez. Contrairement à Lohan et à Clervie, elle avait regretté ses actes avant de la connaître. Enfin, elle n’avait pas fait grand chose, de toute manière. Angelus était celui à blâmer. Depuis qu’Amaya lui avait confié son nom, Asha sentait la colère croitre. Angelus, c’était le nom de ses malheurs. Angelus, c’était celui qui avait tué Elrê. Elle n’en avait bien sûr pas parlé à sa femme. Mais elle se demandait comment une personne aussi pacifique et clairvoyante pouvait aimer un tel homme.

Asha secoua la tête. Elle ne devait pas haïr, ni reprocher. La haine menait à la violence, elle ne voulait pas créer la violence.

— Tu es dans les nuages, aujourd’hui, remarqua Amaya.

— Oui, désolée.

— Ne t’excuse pas, moi aussi j’aime me laisser aller à la contemplation. Il faut dire que le paysage est magnifique.

Elle fit un ample geste du bras pour appuyer ses propos. Les montagnes dont l’émeraude végétal livrait bataille au granit gris de la roche, le miroir scintillant du lac, les vastes prairies semées de couleurs vives. Le ciel bleu s’amusait des innombrables nuages et de leur parade immaculée, bigarrés par leur formes, mais toujours légers et nébuleux.

— Tu sais… souffla Amaya. Je sais que pour toi notre arrivée n’est pas synonyme de bonheur, mais nous… on a tellement espérer un paradis comme celui-ci. J’aime beaucoup la mer, mais ces montagnes me prennent aux… aux tripes par leur beauté. Je me sens bien ici, je veux y élever mes enfants.

Asha pencha légèrement la tête sur le côté. C’était rare qu’Amaya emploie ces mots, ce ton, ces tournures de phrases. Elle paraissait enflammée, alors qu’elle était normalement pleine de retenue. La Sylvienne aimait bien cette force qui affleurait de temps en temps la surface de sa peau.

— Je comprends. Moi aussi j’ai trouvé un refuge ici. Je me suis attachée à cette terre, j’y suis restée alors que le bon sens aurait voulu que je la quitte. Et puis, votre arrivée n’est pas si négative, puisque je t’ai trouvé, toi.

Amaya rougit, elle le faisait souvent. Elle ne savait pas comment réagir quand on la complimentait. Elle bafouilla un merci en détournant les yeux.

— Moi aussi je… je suis contente d’être venue te voir.

Elles échangèrent un sourire. Cela faisait si longtemps qu’Asha n’avait pas eu de telle conversation avec quelqu’un. Elle sentait presque les larmes venir.

Eryn débarqua sur ses genoux comme pour la distraire de sa mélancolie. Elle avait arraché une poignée de fleurs qu’elle lui tendait fièrement.

— Elle adore offrir, remarqua Amaya.

— Oui, mais je ne suis pas sûre que les fleurs apprécient.

Son amie s’esclaffa tandis qu’Eryn insistait pour que sa mère accepte son cadeau.

— Merci, murmura cette dernière en les caressant.

Une bourrasque froide ébouriffa ses cheveux, un nuage de pétales s’envola.

 

*

La côte de Téta se précisait peu à peu sous le regard de Keira. Des trois îles-continents, elle était la plus petite, loin derrière Heddish et Caèrne. Et aussi la plus mystérieuse. Ses habitants ne commerçaient que très peu avec l’extérieur, rare étaient les bateaux qui s’y rendaient. D’autant plus que le Voile qui l’enserrait s’apparentait aux yeux des humains à une prison maudite. Ce qu’elle était, plus ou moins. Pour ces raisons, on surnommait l’île volcanique la Terre morte, et ses résidents des Fantômes.

Mais la vérité frappa Keira à mesure que la paysage de la côté se parait de détails : Téta était tout sauf morte. Ses rives rocheuses et dentelées laissaient vite place à une forêt luxuriante, gorgée d’humidité. Elle se blottissait dans des eaux d’un turquoise pâle ou frayaient des milliers de poissons de toute les couleurs. Émerveillée, la Sylvienne resta pendue au bastingage pour admirer leur danse bigarrée. Elle n’avait jamais vu une telle abondance de vie.

Derrière elle, les marins humains entamèrent une manœuvre, ils réduisirent la voilure pour s’approcher en douceur d’un petit village planté dans une longue plage. Le ponton auquel ils s’amarrèrent semblait bien trop petit pour leur navire. Keira recula devant les regards curieux que leur portaient les villageois amassés près du rivage. Ils ne semblaient pas être habitués à une telle visite.

— On descend ! ordonna Andraz. Keira, va chercher Ealys, elle est dans les cales.

La jeune femme hocha la tête et descendit l’échelle de bois qui menait sous le pont. Elle fronça le nez. Une odeur âcre imprégnait les lieux, elle ne comprenait pas comment sa sœur pouvait supporter cette obscurité puante, sans avoir le mal de mer en plus.

— Ealys ?

Elle ne reçut pas de réponse, mais elle aperçut sa silhouette, assise en tailleur entre deux piles de cordages. Elle s’approcha doucement, sa sœur méditait. Elle n’était pas censé interrompre une Arsalaï en pleine communication avec les Esprits. Elle s’accroupit près de l’ombre immobile, hésitante. Heureusement, son aînée ouvrit les yeux.

— Salut, fit Keira. On… on doit partir.

— D’accord.

Sa voix était atone, ses prunelles voguaient encore sur le Silh.

— Tu as réussi à t’immerger ?

— Oui… grâce à Hênora.

— Hênora ?

Ealys désigna son tatouage totem, un papillon posé sur sa joue.

— Je lui ai transmis une partie de mon pouvoir avant de partir, tu te rappelles ? Cela a créé un Lien très puissant entre nous. J’y ai accès malgré l’emprise du Voile.

— C’est génial ! Et tu peux communiquer avec elle ?

— Un peu. Ce Lien agit comme un trou dans le Voile, quand je le remonte j’ai accès à elle et au Silh. Mais bon, rien à voir avec avant, ce sont juste des impressions et des sentiments qui passent, pas des pensées directes.

— Tu as de la chance… moi les Liens me manquent tellement.

Keira se mordit la lèvres. Elle avait l’impression d’être aveugle depuis qu’ils avaient traversé l’Ultime Frontière. Toutes les nuits, elle faisait des cauchemars dans lesquels elle perdait tous ses proches. Tout les matins, elle se réveillait en panique en ne sentant par leur Liens venir la réchauffer. Elle avait l’impression d’avancer dans un épais brouillard, sans voir à plus de trois pas.

Ealys lui posa une main chaude sur l’épaule.

— Pour moi aussi c’est très difficile. Je voudrais rassurer Kurtis, il n’arrêtait pas de me poser des questions, avant. Il doit être affolé. Mais notre devoir nous commande de rester ici jusqu’à ce que notre mission soit accomplie. Et nous nous y tiendrons.

Keira hocha la tête, tentant de s’imprégner de la détermination de sa sœur.

— Allez, allons-y.

Elles émergèrent dans l’air humide de Téta et rejoignirent leurs camarades sur le frêle ponton. Ils ne s’attardèrent pas dans le village, et s’engouffrent directement dans la jungle et sa mélodie sibylline. Les épais fourrés se refermèrent derrière eux.

 

*

 

— On arrive, pépia Lachla en écartant le rideau du carrosse.

Les autres servantes se précipitèrent à la fenêtre pour admirer Elvett, la capitale du royaume d’Elvarri. Adhara s’approcha elle aussi, curieuse. Les suivantes lui firent de la place, empressées. Seule Lachla faisait partie de la rébellion et connaissait la vrai identité de celle qui se faisait appeler Trürig, pourtant les autres se comportaient elles aussi avec déférence. Il faut dire que Trürig se montrait intimidante. Elle ne parlait pas, ne souriait jamais. Elle ne bougeait pas beaucoup non plus. Ainsi, elle attirait la curiosité à la fois fascinée et perplexe de ses collègues. Mais Adhara ne s’amusait pas à jouer les brunes mystérieuses par plaisir. Elle devait fournir une concentration conséquente pour maintenir sa fausse apparence, chaque mouvement lui demandait un effort de plus. Elle avait donc décidé de les limiter au maximum.

— Il est tellement haut ! s’extasia Lachla en se tordant le cou.

Elle n’avait pas tort. Construit sur un éperon rocheux, le château royal d’Elvett lançait vers le ciel ses hautes tours couleur ardoise, chacune rivalisant d’une audace aérienne. La demeure du souverain était en partie troglodyte, tout comme les nombreuses maisons qui se tassaient sur les flancs du grand rocher, formant des guirlandes d’escaliers et de toits pentus. Les bâtisses reprenaient enfin leur souffle en bas du gigantesque promontoire où s’étendaient la ville à proprement dite, construite sur des paliers successifs taillés à même la montagne. Adhara concédait une certaine élégance à ces constructions qui taquinaient le ciel, malgré la rocaille charbonneuse dont elles étaient faites.

Wilhelm ne semblait pas de cet avis, cependant. Voûté sur son cheval, il fixait la montagne d’un œil mauvais. Adhara eut envie de sourire face à cet air déconfit.

Le convoi s’engagea dans la montée dont le chemin tournait en colimaçon autour de l’éperon de roche. Les pavés inégaux mettaient au supplice les roues du carrosses et le derrière de ses occupantes. Après d’interminables cahots, ils passèrent le mur d’enceinte et sa lourde grille pour se diriger vers la grande cour où les attendait tout le château.

Wilhelm s’avança, les sabots de son cheval résonnaient en d’innombrables échos le long des murailles. Il descendit dignement de selle face à la famille royale elvarrienne. Famille, c’était un bien grand mot. Il ne restait guère que le roi Elmar et son laideron de fille. Le vieux souverain s’agrippait au bras de sa progéniture, tentant de se redresser sans grand succès. Voilà des mois qu’il était malade, et ce n’était pas près de s’arranger. Adhara y veillerait.

— Bienvenue dans notre demeure, déclara Elmar derrières les filasses poivre-sel qui lui servait de cheveux.

Sa voix rêche se faisait faible, mais il parvenait encore à exsuder un peu de charisme. Jadis, il avait été un fier guerrier, menant ses armées à la victoire contre ses chers ennemis dont le rejeton se trouvait désormais en face de lui.

Ledit rejeton se fendit d’une élégante révérence.

— C’est un plaisir de vous rencontrer, vous et votre charmante fille, susurra-t-il de sa voix charmeuse.

Elmar eut un geste vers sa fille qui s’approcha comme à regrets. Adhara grimaça derrière son masque impassible, elle plaignait sincèrement son amant. La princesse était osseuse, tristement plate, et plantée sur de trop grandes échasses que sa robe ne parvenait pas à faire oublier. Sur sa face rongée par les taches de rousseurs, son nez digne des montagnes alentours s’élevait avant de plonger vers le bas, sur ses lèvres inexistantes qui faisaient ressortir une profonde fossette mentonnière. C’était sans compter sur son front haut, mis en avant par ses cheveux tirés en arrière, d’autant plus platement livide que ses sourcils roux étaient à peine discernables. Non vraiment, il n’y avait rien à sauver dans ce grand échalas à l’air réprobateur.

— Je suis enchantée de faire votre connaissance, grinça l’échassière.

Ses petits yeux gris se plantèrent, renfrognés, dans ceux de son futur mari. Les deux fiancés se jaugèrent un instant alors que Wilhelm ne lui fasse un baise-main. Aucun d’eux n’avait l’air enchanté. Adhara en aurait ricané si elle n’état pas prisonnière des traits sans vie de Trürig. Elle espérait néanmoins que son amant serait assez clairvoyant pour ne pas faire de complications. Après tout, il n’en avait pas pour longtemps à la supporter. Il était prévu que la pauvre princesse Eldrid périsse suite à sa première grossesse, laissant le royaume aux mains de son époux bien-aimé puisque, entre temps, le roi aurait rejoint ses ancêtres. C’était l’affaire de deux ans, tout au plus. Adhara parvint à capter le regard de Wilhelm, et ce dernier soupira. Il avait compris. Parfait.

 

*

 

Daïré entendit ses pas épuisés qui écrasaient l’herbe, sa respiration suppliante. Son âme en ébullition. Il s’arrêta, essoufflé, face au corps sans vie de Saoirse. Il pleurait déjà.

— Qu’as… qu’as-tu fait ? bégaya-t-il.

La jeune femme leva son visage ensanglanté vers lui. Elle avait l’impression que son corps s’était statufié. Son visage, surtout. Le visage qu’elle avait lacéré avec ses mains inhumaines.

— Ça se voit pas ? lâcha-t-elle.

Dâlan semblait lutter pour rester debout. Il contemplait la scène avec horreur.

— C’est… affreux…

— Tu penses ?

Elle le défia du regard, sans trop savoir d’où lui venait cette effronterie.

— Pourquoi t’as fait ça ?! T’as tué ta propre tante ! cria-t-il, plus paniqué qu’énervé.

— C’est elle qui a tué notre mère.

Il eut un mouvement de recul.

— Notre… notre mère s’est suicidée…

— Non. Saoirse l’y a poussé grâce à un  ancien enchantement.

Dâlan secoua la tête.

— Ils ne le croiront pas… Daïré, s’il te plaît…

— Je ne regrette rien, lâcha-t-elle en se relevant.

C’était faux. Mais ses lèvres étaient décidées à énoncer le contraire de ses pensées.

— Elle l’a mérité.

Dâlan la fixa longtemps, les yeux écarquillés.

— Pourquoi tu mens… ? souffla-t-il. Tu sais ce qui va t’arriver si…

— Qu’ils viennent.

Elle redressa le menton, prit de fermes appuis au sol. Elle sentait déjà les Arsalaïs s’agiter, non loin. Ils ne tarderaient pas à accourir avec des Hekaours prêt à en découdre. Ils la puniraient.

C’était mieux ainsi.

Daïré manqua de s’effondrer sous le regard torturé de son frère. Mais elle tint bon, elle était prête à accepter sa sentence. Comme prévu, une troupe apparut entre les arbres. Elle leur fit face. Elle aurait juste aimé une chose.

Qu’on la laisse se recroqueviller et pleurer.

 

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Alice_Lath
Posté le 30/01/2022
Coucou salut ! J'suis de retour hahaha

Quelques remarques :

"alors qu’il préférait d’ordinaire chevaucher sur son fier étalon" Le fier étalon fait un peu de trop haha

"— Je m’appelle Feolan. Je suis archiviste.

— Moi c’est Alix ! pépia la gamine." Pour les présentations, comme celle de la forgeronne, les lignes de dialogue font artificielles je trouve

"Elle avait peur de ne pas avoir senti de Lien se rompre, de croire en vie ceux qui ne l’étaient plus." Mais du coup, quand ils ont passé le Voile, elle a rien senti ?

Eh ben, il se forme beaucoup de noeuds dans cette partie. Parmi les questions que je me pose, je me demande si pour DE, assembler davantage les points de vue ne faciliterait pas la compréhension de lecture ? J'arrive à suivre haha, mais je me demande si pour d'autres lecteurices, la multiplicité des personnages et des changements de focus risque pas de tourner un peu à la tête
Sinon, j'ai bien aimé le passage avec Adhara et le prince, avec leurs petits calculs. Mais c'est pas risqué pour Adhara, l'Etoile, de se trouver plus ou moins seule dans un convoi étranger, sans contrôle sur son territoire ? Après, elle a l'air de gérer. Et Asha est vraiment sympa pour devenir aussi pote avec Amaya, sans aller jusqu'à la buter, franchement j'aurais du mal à partager le thé avec elle
Daïré a l'air bien dans la sauce aussi hahaha en même temps, elle a déconné

Bref, j'ai pas grand-chose d'autre à ajouter pour le moment, je suis curieuse de voir où ce beau monde nous emmène et le lien avec l'introduction de cette partie, les pyramides toussa toussa
AudreyLys
Posté le 01/02/2022
Welcome back ! :)
Pour le Voile, il coupe leur perception des Liens, ce qui donne l'effet qu'ils sont brisés alors que non, de ce fait ils ne peuvent pas sentir s'il y a une vraie rupture.
Des nœuds, tu peux pourrais me donner un exemples ? C'est à méditer, oui.
Ah bah c'est Asha...
Merci pour tes remarques <3
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