Chapitre 3 - L'enfant et les livres

Par Nqadiri

Le premier livre que Rayan déchira fut "Le Petit Prince" - ce manuel d'instructions pour adultes prétendant comprendre les enfants tout en les infantilisant. Son fils de quatre ans contemplait maintenant les deux moitiés de l'ouvrage avec la satisfaction tranquille d'un critique littéraire ayant enfin exprimé physiquement ce que le monde intellectuel n'osait admettre.

"Maman, j'ai cassé," annonça-t-il, brandissant son crime comme un manifeste.

Leïla sentit monter en elle non pas la colère attendue, mais une panique sourde. Voilà qu'elle devait maintenant jouer la mère idéale, cette construction sociale absurde : soit la furie qui traumatise, soit la sainte patiente qui transforme chaque bêtise en "opportunité d'apprentissage". Aucun entre-deux possible dans le grand scénario parental préécrit.

"Tu sais quoi ? Je n'ai jamais aimé cette putain de bouquin," lâcha-t-elle finalement.

Rayan écarquilla les yeux, moins choqué par le juron que par cette faille dans l'autorité maternelle programmée.

Langage, Leïla. Un personnage maternel ne jure pas devant sa progéniture, voyons.

"Va te faire foutre, Noureddine. Les mères jurent. Les mères détestent Saint-Exupéry. Les mères ratent. C'est ça la vérité que personne n'écrit."

Leïla s'accroupit face à son fils désormais fasciné par cette mère sortie du script. "On peut réparer ce livre, ou pas. C'est un objet. Mais tu sais quoi ? Tu viens de m'apprendre quelque chose."

"Quoi ?" demanda Rayan, soudain important.

"Que je suis une imposture." Elle sourit, d'un sourire authentiquement fatigué. "Je passe ma vie à dénoncer les mensonges des autres, et je te mens tous les jours en jouant la mère qui sait."

Rayan la regarda avec cette incompréhension totale qui, paradoxalement, était la forme d'amour la plus pure qu'elle connaissait.

"Tu veux qu'on répare le livre ou qu'on le brûle ?" demanda-t-elle.

"On peut le brûler ?" Les yeux de l'enfant s'illuminèrent.

"Non, évidemment qu'on ne peut pas le brûler, bordel." Elle éclata de rire, un rire qui surprit Rayan et elle-même. "Tu vois ? Je mens encore. Je suis nulle à ça."

Elle prit le livre déchiré et le jeta dans la poubelle. "On en achètera un autre. Ou pas. Il y a des milliers de livres meilleurs que celui-là."

Tu déconstruis le mythe de la parentalité parfaite avec la subtilité d'un éléphant dans un magasin de porcelaine, Leïla.

"Parce que la parentalité parfaite est un mythe monstrueux, Noureddine. Et je suis fatiguée de prétendre."

Cette fatigue-là, pour une fois, n'était pas jouée.

 

La bibliothèque municipale du 11ème arrondissement ressemblait à ces administrations françaises conçues pour humilier subtilement leurs usagers : éclairage blafard soulignant impitoyablement les cernes, moquette industrielle aux motifs conçus pour dissimuler des décennies de crasse, et cette odeur - un mélange de poussière, de désinfectant bon marché et de désespoir bureaucratique.

Leïla observait Rayan naviguer entre les rayonnages, sa petite silhouette se faufilant avec l'aisance d'un habitué. Ce rituel hebdomadaire du mercredi était leur truc à eux, cette chose que Farid n'avait jamais partagée, trop occupé à "disrupter" l'économie mondiale pour lire des livres cartonnés à son propre fils.

"Vous le couvez du regard comme un manuscrit médiéval."

La voix masculine la sortit de sa contemplation. Face à elle se tenait un spécimen parfait d'Homo intellectualus parisianus : quarantaine désinvolte, lunettes cerclées prétendument vintage mais probablement achetées chez l'opticien branché du coin, veste en tweed aux coudes usés qui criait "je suis trop intellectuel pour m'intéresser à mon apparence" tout en étant méticuleusement étudiée.

"Je surveille, nuance," répondit-elle avec la chaleur d'un congélateur industriel.

"Bien sûr, bien sûr." L'homme sourit, nullement refroidi. "Édouard Gallimard, professeur de littérature en classe préparatoire à Henri IV."

"Comme la maison d'édition ?" demanda-t-elle automatiquement, maudissant sa curiosité traîtresse.

"Exactement, sans le compte en banque qui va avec." Il rit à sa propre blague, visiblement habitué à l'utiliser comme brise-glace. "Je vous ai reconnue, vous savez. Leïla Tazi, la femme qui a dynamité le gala des bienfaiteurs l'an dernier. Votre discours sur la 'philanthropie cosmétique' a fait le tour des salles des profs. Une vraie bouffée d'air frais."

Leïla le dévisagea, cherchant l'ironie ou la condescendance, mais n'y trouva qu'une admiration apparemment sincère, ce qui était encore plus déstabilisant.

"Ne croyez pas tout ce que raconte la presse. Ce n'était ni un acte de bravoure ni un suicide professionnel. Juste un moment de fatigue face au bullshit ambiant."

"La fatigue, cette forme d'honnêteté involontaire," commenta-t-il avec un sourire qui creusait des fossettes improbablement juvéniles dans ses joues mal rasées. "C'est précisément ce qui m'a frappé : l'authenticité de votre lassitude. Dans un monde où même la révolte est marketée, votre épuisement moral était... rafraîchissant."

Leïla faillit s'étrangler. Voilà qu'on romantisait sa dépression fonctionnelle. Qu'on transformait son cynisme terminal en geste révolutionnaire.

"Vous êtes en train de poétiser mon burnout, Monsieur Gallimard. On voit que vous êtes professeur de lettres."

Il éclata d'un rire trop sonore pour la bibliothèque, s'attirant le regard noir de la documentaliste.

"Coupable," admit-il en baissant la voix. "Déformation professionnelle. On nous paie si mal qu'on est obligés de transformer chaque misère en expérience esthétique."

Leïla allait répliquer quand Rayan surgit, trois livres serrés contre sa poitrine comme des boucliers.

"Maman, j'ai choisi."

Édouard s'accroupit instinctivement à hauteur d'enfant - ce geste que tous les adultes font en pensant être originaux, comme si abaisser sa tête changeait quoi que ce soit à la dynamique de pouvoir.

"Voyons voir tes trésors, jeune homme," dit-il avec cette voix légèrement plus aiguë que les adultes réservent aux enfants, aux chiens, et aux personnes âgées.

Leïla observait, fascinée malgré elle par ce spectacle ordinaire : un homme tentant de faire bonne impression sur un enfant pour séduire sa mère. Une chorégraphie sociale vieille comme le monde, exécutée avec la maladresse touchante des intellectuels socialement handicapés.

"Max et les Maximonstres," commenta Édouard. "Un classique de la rébellion enfantine. Les Contes du Chat Perché, excellent choix, l'humour absurde d'Aymé est cruellement sous-estimé. Et... Le Petit Poucet ? Intéressant."

"Pourquoi intéressant ?" demanda Rayan, méfiant mais curieux.

"Parce que c'est l'histoire d'un petit qui survit dans un monde où les grands veulent le manger," répondit Édouard avec un sérieux qui surprit Leïla. "Pas de magie, pas de fée, juste un enfant plus malin que les adultes."

Rayan considéra cette information avec la gravité d'un doctorant évaluant une thèse. "Comme moi avec maman ?"

Édouard étouffa un rire. "Je ne pense pas que ta maman veuille te manger."

"Pas littéralement," précisa Leïla, "mais la parentalité a ses moments cannibales, disons."

Tu traumatises ton enfant pour impressionner un étranger avec ton esprit, Leïla. Brillant.

"Je n'impressionne personne," murmura-t-elle entre ses dents. "Je suis juste honnête, pour une fois."

"Pardon ?" demanda Édouard.

"Rien. Je réfléchis à voix haute parfois."

"Ah, le dialogue intérieur externalisé. Signe d'intelligence exceptionnelle ou de trouble dissociatif débutant, selon mon psychiatre. Il n'a jamais précisé dans quelle catégorie je tombais."

Cette autodérision désinvolte face à ses propres failles mentales prit Leïla au dépourvu. Voilà un homme qui semblait... confortable avec ses dysfonctionnements. Un concept tellement étranger qu'il était presque suspect.

"Vous êtes toujours aussi... transparent avec les inconnus dans les bibliothèques ?" demanda-t-elle.

"Seulement ceux qui dynamitent des galas de charité." Il consulta sa montre - un vieux modèle mécanique qui semblait avoir survécu à plusieurs générations. "Je dois filer à ma séance de correction de copies. Le supplice hebdomadaire où je détruis méthodiquement les rêves littéraires d'adolescents surdoués."

Il sortit une carte de visite froissée de sa poche et la lui tendit. "Si jamais Nouveaux Horizons cherche des bénévoles pour du soutien scolaire, ou si vous voulez simplement discuter de la façon dont le système éducatif français perpétue les inégalités tout en prétendant les combattre, appelez-moi."

Leïla prit la carte, notant l'absence de titre ronflant ou de logo institutionnel. Juste un nom, un numéro, une adresse email.

"Vous êtes toujours aussi direct dans vos approches ?" demanda-t-elle, oscillant entre irritation et curiosité.

"C'est de l'approche, ça ?" Il sourit, révélant une incisive légèrement ébréchée qui ruinait toute prétention à la perfection. "Je pensais juste faire du networking associatif. Mais maintenant que vous le mentionnez..."

"Je n'ai pas mentionné quoi que ce soit," coupa-t-elle.

"Non, mais vous avez interprété mon geste comme une 'approche', ce qui en dit plus sur vos attentes que sur mes intentions." Son sourire s'élargit. "Fascinant, n'est-ce pas ?"

Il te décode comme tu décodes les autres, Leïla. Délicieusement ironique.

"Ta gueule, Noureddine."

"Encore ce dialogue intérieur ?" Édouard semblait plus intrigué qu'inquiet. "Vous devriez me présenter votre interlocuteur invisible un jour."

"Il n'est pas présentable," répondit-elle sèchement. "Viens, Rayan. On va enregistrer tes livres."

Tandis qu'ils s'éloignaient vers le comptoir de prêt, Leïla sentit le regard de Édouard sur elle - pas le regard lubrique habituel des hommes, ni même celui, condescendant, des intellectuels, mais quelque chose de plus troublant encore : un regard curieux, comme si elle était une énigme qu'il n'avait pas l'intention de résoudre, mais simplement de contempler.

"Il est bizarre, le monsieur," commenta Rayan avec cette franchise brutale des enfants.

"Oui," concéda Leïla. "Mais bizarrement pas désagréable."

C'était peut-être ça, le plus perturbant.

 

Trois semaines plus tard, Leïla fixait l'écran de son ordinateur avec la fascination morbide d'une pathologiste devant un spécimen particulièrement dégénéré. Le dernier email d'Aurélie Dumas, intitulé "URGENT - Nouvelle Initiative Stratégique", contenait ce qui devait être le record mondial de novlangue corporate appliquée au secteur associatif :

"...mettre en synergie nos leviers d'impact pour maximiser l'empowerment de nos bénéficiaires via des dispositifs holistiques d'accompagnement vers l'excellence inclusive..."

"C'est physiquement douloureux," murmura-t-elle, massant ses tempes.

Tu exagères, Leïla. Ce n'est que du langage administratif standard.

"Standard ? C'est de la maltraitance linguistique, Noureddine. Elle devrait être poursuivie pour coups et blessures syntaxiques."

La porte de son bureau s'ouvrit sans qu'on ait frappé - rituel quotidien qui résumait parfaitement sa position dans la hiérarchie associative : théoriquement directrice, pratiquement concierge.

"Tu as vu mon email ?" Aurélie se tenait dans l'encadrement, sublime dans son tailleur bleu glacier qui avait probablement coûté l'équivalent d'une bourse mensuelle pour un étudiant. "C'est une opportunité extraordinaire. Le Ministère lance un appel à projets sur l'accompagnement vers les filières d'excellence. Deux millions d'euros pour trois structures."

"J'ai vu," répondit Leïla. "J'admirais justement la créativité de ta prose. On dirait que tu as avalé un générateur automatique de bullshit managérial."

Aurélie ne cilla même pas, immunisée contre les piques après deux ans de cohabitation forcée. "C'est le jargon qu'ils attendent, Leïla. Tu le sais aussi bien que moi. On joue leur jeu pour obtenir l'argent, puis on fait ce qu'on veut avec."

"Ce qu'on veut ? Tu veux dire ce que le comité de pilotage, le conseil d'orientation et les six niveaux de validation administrative veulent ?"

"Ne sois pas si négative. Cette subvention pourrait financer ce programme de mentorat dont tu parles depuis des mois." Aurélie s'assit sans y être invitée, croisant ses jambes impeccablement épilées. "D'ailleurs, j'ai peut-être trouvé quelqu'un pour ton projet."

"Mon projet ?" Leïla haussa un sourcil. Depuis quand ses idées étaient-elles prises au sérieux ?

"Ton idée de faire intervenir des profs de prépa dans les lycées défavorisés. J'ai rencontré un enseignant à Henri IV qui serait partant. Un certain Édouard Gallimard. Tu connais ?"

Le nom frappa Leïla comme une gifle inattendue. Le professeur de la bibliothèque. La carte de visite, qu'elle avait jetée puis récupérée dans la poubelle, puis rangée dans un tiroir, puis ressortie pour la contempler stupidement avant de la cacher à nouveau.

"Vaguement," mentit-elle. "Comment l'as-tu rencontré ?"

"Cocktail au ministère la semaine dernière. Il a mentionné qu'il te connaissait, d'ailleurs. Il m'a semblé... intéressé." Aurélie sourit avec cette complicité féminine forcée qu'elle affectait parfois, comme si leurs différends professionnels n'existaient pas dès qu'il s'agissait d'hommes.

"Intéressé par quoi, exactement ?" Le ton de Leïla était plus défensif qu'elle ne l'aurait voulu.

"Par ton discours au gala, apparemment. Il l'a qualifié de 'décapant'. Il veut te rencontrer pour discuter du projet. Je lui ai dit que tu étais disponible demain à 14h."

"Tu as fait quoi ?"

"Oh, ne fais pas cette tête. C'est un rendez-vous professionnel, pas un blind date." Aurélie se leva, réajustant son tailleur parfait. "Quoique, un peu de vie personnelle ne te ferait pas de mal. Ça fait combien de temps depuis Farid ? Deux ans ? Trois ?"

"Ma vie personnelle ne regarde que moi," répliqua Leïla, glaciale.

"Bien sûr, bien sûr." Aurélie sourit avec une condescendance presque maternelle. "Mais n'oublie pas : demain, 14h, dans la salle de réunion. Et essaie de ne pas l'effrayer avec ton... intensité habituelle. Il pourrait être une ressource précieuse."

Une fois Aurélie partie, Leïla resta immobile, fixant la porte close comme si elle pouvait y lire un présage. Depuis quand sa vie professionnelle et ce fantôme de vie personnelle se mêlaient-elles ainsi ? Depuis quand perdait-elle le contrôle de sa propre narration ?

Tu paniques pour un simple rendez-vous professionnel, Leïla ? Intéressant.

"Ce n'est pas de la panique, Noureddine. C'est... de l'agacement."

Bien sûr. De l'agacement. Cette émotion qui accélère ton pouls et asséche ta bouche.

"Ferme-la."

Elle sortit d'un tiroir la carte de visite froissée qu'elle avait récupérée de la poubelle (geste qu'elle ne s'expliquait toujours pas). Édouard Gallimard. Un nom presque caricaturalement littéraire. Un homme qui avait pris l'initiative de contacter Aurélie après leur rencontre fortuite. Qui avait parlé d'elle, de son discours. Qui avait obtenu un rendez-vous.

Qui jouait à quoi, exactement ?

 

Édouard arriva avec quinze minutes de retard, les cheveux ébouriffés et l'air légèrement essoufflé, comme s'il avait couru. Il portait une veste en tweed différente mais tout aussi élimée que la première fois, une chemise blanche qui avait connu des jours meilleurs, et tenait dans ses bras une pile de livres qui menaçait de s'effondrer.

"Désolé pour le retard," dit-il en déposant précautionneusement sa tour de papier sur la table de réunion. "Mes élèves m'ont piégé avec des questions existentielles à la fin du cours. Impossible de m'échapper."

"Des questions existentielles ? En classe prépa ?" Leïla ne put s'empêcher d'être sceptique.

"Oh, vous seriez surprise. Les khâgneux sont des créatures fascinantes : intellectuellement brillants et émotionnellement à la dérive. Ils utilisent la philosophie comme d'autres l'alcool - pour anesthésier l'angoisse de l'échec."

Il s'assit, contemplant les livres qu'il venait de déposer. "J'ai apporté quelques ouvrages pour votre fils. Des classiques revisités, des albums contemporains intéressants, et ce recueil de contes maghrébins que ma fille adorait."

Leïla fixa les livres, prise au dépourvu par ce geste. "Vous avez apporté des livres pour Rayan ?"

"J'ai pensé que ça ferait plaisir à un petit lecteur en herbe. J'en ai tellement qui prennent la poussière chez moi..." Il s'interrompit, remarquant son expression. "C'est déplacé ? J'ai tendance à franchir les limites sociales sans m'en rendre compte. Séquelle d'une vie passée à dialoguer avec des auteurs morts plutôt qu'avec des humains vivants."

Cette autodérision constante, cette façon de se moquer de ses propres travers avant que quiconque puisse le faire - c'était presque... attachant.

Tu le trouves attachant, Leïla ? Voilà qui est nouveau.

"Je ne le trouve pas attachant. Je le trouve... moins pénible que prévu."

"Pardon ?" Édouard la regardait, perplexe.

"Rien. Je... réfléchis à voix haute parfois."

"Ah, le fameux dialogue interne externalisé. Signe d'intelligence supérieure selon certains psychiatres, symptôme préoccupant selon d'autres." Il sourit. "J'ai le même problème. Mon analyste dit que c'est une forme de dissociation légère, une manière de se parler à soi-même comme à un autre pour mieux se supporter."

Leïla sentit un frisson la parcourir. Cette façon qu'il avait de nommer précisément ses propres dysfonctionnements, sans honte ni vantardise, était presque indécente. Personne n'était censé être aussi... lucide sur ses propres failles.

"Vous voyez un analyste ?" demanda-t-elle, surprise par sa propre curiosité.

"Deux fois par semaine depuis quinze ans. Depuis la mort de ma fille." Il dit cela simplement, sans pathos ni mise en scène de la douleur. "Cancer, forme rare. Elle avait huit ans."

Le silence qui suivit était dense, presque palpable. Leïla sentit sa gorge se nouer, non pas par pitié - sentiment qu'elle méprisait - mais par reconnaissance d'une douleur authentique, non instrumentalisée.

"Je suis désolée," dit-elle finalement.

"Ne le soyez pas. C'était il y a longtemps. Sa mort m'a appris quelque chose d’important : que la vie n'a aucun sens intrinsèque, et que c'est précisément ce qui la rend supportable."

"Supportable ? La plupart des gens diraient le contraire."

"La plupart des gens s'épuisent à chercher un sens là où il n'y en a pas. Ils brodent des narrations élaborées pour justifier leurs souffrances, leurs échecs, leurs choix. 'Tout arrive pour une raison', disent-ils." Il eut un petit rire sec. "Quel soulagement de comprendre qu'il n'y a aucune raison. Juste le chaos, la chance, et nos tentatives dérisoires d'y mettre de l'ordre."

Il t'a percée à jour en deux minutes, Leïla. Voilà quelqu'un qui partage ta lucidité désespérée.

"Ta gueule, Noureddine."

"Je vous dérange avec ma philosophie de comptoir ?" demanda Édouard, interprétant mal son murmure.

"Non, je... c'est compliqué. Aurélie vous a parlé du projet de mentorat ?"

"Brièvement. L'idée d'envoyer des profs de classes préparatoires dans les lycées défavorisés pour démystifier les grandes écoles. C'est votre idée ?"

"Une tentative désespérée de réparer un système fondamentalement vicié, mais oui."

"J'adore votre franchise brutale." Il sortit un carnet usé de sa poche et l'ouvrit à une page couverte d'une écriture serrée. "J'ai quelques idées pour maximiser l'impact - pardon pour le jargon, mais j'ai passé trop de temps avec des bureaucrates de l'éducation nationale."

Pendant la demi-heure qui suivit, Édouard développa une vision du projet qui était à la fois pragmatique et idéaliste, identifiant les obstacles institutionnels tout en proposant des moyens créatifs de les contourner. Il parlait avec une passion tranquille qui contrastait avec le cynisme désabusé des autres enseignants que Leïla avait rencontrés.

"Vous êtes... étonnamment investi," remarqua-t-elle finalement. "La plupart des profs de prépa que je connais se considèrent comme l'élite intouchable, trop occupés à fabriquer les futures élites pour s'abaisser à la démocratisation."

"Oh, je suis un paria dans ma propre institution," répondit-il avec une légèreté désarmante. "Mes collègues me trouvent trop gauchiste, pas assez respectueux du canon, trop indulgent avec les élèves. Un corrupteur de la jeunesse, version moderne."

"Et ça ne vous dérange pas ?"

"D'être un Socrate de banlieue ?" Il rit. "Au contraire. J'ai compris il y a longtemps que les institutions ne changent pas par adhésion mais par infiltration. On ne réforme pas le système en le combattant frontalement - vous l'avez découvert après votre fameux discours, je suppose ?"

Leïla tressaillit. Comment savait-il ? Comment pouvait-il nommer si précisément sa propre désillusion post-rébellion ?

"Le système a une capacité remarquable à absorber la critique, à la digérer, puis à la régurgiter sous forme de marketing," poursuivit-il. "Votre discours incendiaire contre la philanthropie de façade est devenu la nouvelle image de marque de Nouveaux Horizons. 'L'association qui ose dire la vérité.' J'ai vu les nouveaux supports de communication."

C'était exact, bien sûr. Après le scandale initial, Thomas Laurent avait orchestré un pivot stratégique complet, transformant le "moment de vérité" de Leïla en slogan accrocheur. "Nouveaux Horizons : La vérité comme horizon." Le cynisme à son paroxysme.

"Vous êtes dangereusement perspicace, Monsieur Gallimard."

"Édouard, je vous en prie. Et ce n'est pas de la perspicacité, juste de l'expérience. J'ai essayé de changer le système éducatif de l'intérieur pendant vingt ans. Tout ce que j'ai obtenu, c'est une réputation d'agitateur toléré parce qu'inoffensif."

"Alors pourquoi continuer ? Pourquoi ne pas claquer la porte ?"

Il la regarda longuement, ses yeux gris reflétant une fatigue qui n'était pas physique. "Pour la même raison que vous restez à Nouveaux Horizons après avoir compris son hypocrisie fondamentale. Parce que faire un peu est toujours mieux que ne rien faire du tout."

Cette phrase, si simple, frappa Leïla comme une révélation. Faire un peu. Accepter l'imperfection, l'incomplétude. Ne pas demander à chaque action d'être parfaitement alignée avec une idéologie sans faille.

Il te propose une troisième voie, Leïla. Ni la rébellion glorieuse vouée à l'échec, ni la capitulation cynique. Juste... faire ce qu'on peut, avec lucidité.

Pour une fois, elle ne rabroua pas Noureddine. Parce qu'il avait raison. Parce que, pour la première fois depuis longtemps, elle entrevoyait une façon d'exister qui n'était ni le combat permanent, ni la résignation amère.

"Faire un peu," répéta-t-elle, testant ces mots comme on essaie un vêtement incertain. "Ça sonne comme une défaite."

"C'est tout le contraire. C'est reconnaître que le monde est trop complexe, trop vaste pour être changé par un seul geste héroïque. C'est l'acceptation de notre propre finitude. Et paradoxalement, c'est là que réside notre liberté."

Édouard referma son carnet, le rangeant dans sa poche intérieure. "Je parle trop. Déformation professionnelle. Quand on passe ses journées à exposer des adolescents à des idées qui les dépassent, on développe une tendance au monologue."

"Ce n'est pas un monologue si l'autre personne écoute vraiment," répondit Leïla, surprise par sa propre sincérité.

Un silence s'installa, non pas gênant mais plein - comme si l'air entre eux s'était soudain densifié, chargé de possibilités inexplorées.

"Vous savez," dit finalement Édouard, "il est rare de rencontrer quelqu'un qui comprend vraiment ce que c'est que de voir à travers les illusions collectives sans pour autant sombrer dans le nihilisme ou le ressentiment."

"Qui vous dit que je n'y ai pas sombré ?"

"Votre fils." Il sourit à son expression surprise. "La façon dont vous le regardiez à la bibliothèque. Ce n'était pas le regard de quelqu'un qui a renoncé. C'était le regard de quelqu'un qui espère encore, malgré tout."

Leïla sentit quelque chose se briser en elle - non pas comme une destruction, mais comme une digue cédant enfin sous la pression.

"J'essaie," admit-elle, la voix légèrement rauque. "Pour lui. Pour qu'il ne devienne pas... comme moi."

"Si critique ? Si lucide ? Si courageuse de dire la vérité au risque de tout perdre ? Ce serait une tragédie, en effet." Son ton, dénué de toute ironie, la désarma complètement.

"Vous ne me connaissez pas," protesta-t-elle faiblement.

"C'est vrai. Mais j'aimerais." Il se leva, rassemblant les livres. "Pour le projet, bien sûr. Professionnellement parlant."

"Bien sûr. Professionnellement."

Il lui tendit la pile d'ouvrages. "Pour Rayan. Sans obligation. Et si vous voulez discuter davantage du projet - ou de n'importe quoi d'autre - mon numéro est toujours le même."

Après son départ, Leïla resta assise dans la salle de réunion déserte, contemplant la pile de livres comme si elle contenait un message codé qu'elle n'était pas certaine de vouloir déchiffrer.

Tu as rencontré quelqu'un qui voit le monde aussi clairement que toi, mais qui n'en est pas dévasté. C'est presque... de l'espoir, non ?

Au lieu de répondre à Noureddine, elle prit le livre du dessus - un recueil de contes maghrébins aux pages jaunies par l'âge. Une dédicace à l'encre bleue ornait la première page, une écriture penchée, presque tremblante : "Pour Léonie, qui voit la magie là où les adultes ne voient que des règles. Papa."

Leïla referma brusquement le livre, comme brûlée. Léonie. Sa fille morte. Celle dont il avait parlé avec cette distance clinique qui n'était qu'une façade, elle le comprenait maintenant. Il venait de lui confier non pas un simple livre, mais un fragment de son histoire la plus intime, la plus douloureuse.

Pourquoi ? Quel jeu jouait-il ? Personne n'était aussi transparent, aussi vulnérable sans arrière-pensée.

Peut-être n'a-t-il pas d'arrière-pensée, Leïla. Peut-être est-il simplement... authentique ?

"L'authenticité n'existe pas, Noureddine. C'est un mythe vendu par les gourous du développement personnel et les romanciers sentimentaux."

Mais sa voix manquait de conviction. Car si l'authenticité n'existait pas, alors que venait-elle de ressentir face à cette dédicace écrite quinze ans plus tôt pour une enfant disparue ?

 

Ce soir-là, assise sur le bord du lit de Rayan, Leïla tenait le recueil de contes maghrébins sur ses genoux, hésitant encore à l'ouvrir.

"C'est quoi comme histoire ?" demanda son fils, ses yeux déjà lourds de sommeil.

"Des histoires du pays de ta grand-mère. Des histoires que j'écoutais quand j'étais petite."

"Mais en français ?" Il fronça les sourcils, perplexe.

"Oui, quelqu'un les a traduites. Pour que les enfants comme toi puissent les comprendre."

"C'est le monsieur bizarre de la bibliothèque qui te l'a donné ?"

Leïla sourit malgré elle. "Oui, le monsieur bizarre."

"Il est gentil, même s'il a des lunettes moches."

"Ses lunettes ne sont pas..." Elle s'interrompit, s'entendant défendre l'apparence de Édouard comme une adolescente. "Oui, il est gentil."

Elle ouvrit enfin le livre, tournant les pages jusqu'au premier conte, puis commença à lire. L'histoire de Joha, ce personnage mi-fou mi-sage qui traversait les récits populaires du Maghreb, jouant les idiots pour révéler la folie des puissants. Elle modulait sa voix, donnant vie aux personnages comme sa propre mère l'avait fait pour elle, il y a si longtemps.

Rayan écoutait, hypnotisé par ce récit venu d'ailleurs. Un ailleurs qui était aussi, d'une certaine façon, le sien. Un héritage qu'elle avait négligé de lui transmettre, trop occupée à survivre dans ce Paris qui n'avait jamais vraiment été sa maison.

À la fin de l'histoire, Rayan était profondément endormi. Leïla resta assise là, le livre ouvert sur ses genoux, envahie par une mélancolie qui n'était pas entièrement désagréable. Elle se sentait étrangement... vulnérable. Comme si l'acte de lire ces contes de son enfance à son propre fils avait ouvert une brèche dans l'armure qu'elle portait depuis si longtemps.

Tu vois, Leïla, la tendresse n'est pas toujours une mise en scène. Parfois, elle est juste... là. Comme une vieille blessure qui se rouvre mais ne fait plus aussi mal.

Elle ne répondit pas à Noureddine cette fois. Elle se contenta de caresser doucement les cheveux de son fils, ce petit être qui, malgré tous ses efforts pour le protéger de sa propre amertume, lui rappelait chaque jour que le monde n'était pas uniquement fait de cynisme et de désillusion.

Sur sa table de nuit, les deux cartes de tarot - La Papesse et La Justice - attendaient, comme chaque soir. Mais ce soir, pour la première fois, elle ne les consulta pas. Elle n'en ressentait pas le besoin. Comme si, l'espace d'un instant, elle pouvait exister sans ces béquilles symboliques, sans cette construction intellectuelle qui lui servait d'identité.

La Papesse observait toujours le monde avec sa lucidité détachée. La Justice tranchait encore dans le vif des mensonges sociaux. Mais ce soir, peut-être juste ce soir, Leïla était simplement une mère lisant une histoire à son fils.

Demain, elle redeviendrait l'observatrice critique, la démystificatrice implacable. Demain, elle reprendrait sa joute verbale avec Aurélie, sa résistance passive face aux absurdités de Nouveaux Horizons, son combat quotidien contre un système qu'elle savait intrinsèquement vicié mais dans lequel elle continuait de naviguer.

Mais pour l'instant, dans la pénombre de cette chambre d'enfant, entourée de livres qui promettaient des mondes meilleurs ou au moins différents, elle s'autorisa à être juste... fatiguée. Pas désespérée, pas révoltée, pas lucide jusqu'à l'épuisement. Juste fatiguée.

Et dans cette fatigue, il y avait une forme de paix qu'elle n'avait pas connue depuis longtemps.

Son téléphone vibra doucement sur la commode. Un message. À cette heure ?

"Les contes de Joha étaient les préférés de ma fille aussi. J'espère qu'ils plairont à Rayan. Pour le projet, je suis libre mardi prochain si ça vous convient. Ou alors juste pour un café, si vous préférez parler d'autre chose que de travail. Édouard."

Leïla fixa l'écran lumineux, partagée entre méfiance instinctive et cette sensation étrange, presque oubliée, de curiosité bienveillante. Quelqu'un qui semblait la voir telle qu'elle était - pas comme une adversaire, pas comme une énigme à résoudre, pas comme un symbole de rébellion ou de compromission - juste comme une personne fatiguée essayant de faire un peu de bien dans un monde qui ne le méritait pas toujours.

"Mardi. 16h. Et merci pour le livre," répondit-elle simplement, avant d'éteindre son téléphone pour éviter de suranalyser ce geste dérisoire mais qui, pour elle, ressemblait presque à un acte de foi.

Ce soir-là, La Papesse observait en silence une femme qui tentait, maladroitement, de faire un peu plus que simplement constater l'absurdité du monde. La Justice, elle, suspendait momentanément son jugement, reconnaissant peut-être que certaines vérités ne s'exprimaient pas toujours par la critique ou le rejet, mais parfois par cette acceptation épuisée que faire un peu, imparfaitement, était déjà quelque chose.

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David.J
Posté le 11/04/2025
Ce chapitre, c’est une accalmie. Une faille lumineuse dans l’armure de Leïla. Sa lucidité reste intacte, mais pour une fois, elle ne sert pas à trancher, juste à respirer. Et Mathieu… il ne sauve rien, mais il écoute, et c’est peut-être pire : il comprend.

Tu écris la tendresse comme une révolte douce.
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