Chapitre 3 - Vers le château de Couzières

Isaure sentit monter en elle des sentiments étranges, au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de la chaumière.

Quelle femme aurait été dérangée par la présence d’un garçon aussi charmant ? Elle avait encore la sensation de sa tête posée contre son épaule, son souffle doux contre la peau de sa nuque, juste derrière son oreille.

C’était naturel, de réagir ainsi. Elle le savait, étant infirmière.

Elle chassa le souvenir de son visage d’ange innocent. Elle était une demoiselle qui n’avait jamais cédé au premier charmeur venu… Mais ce simple garçon paysan aux cheveux en bataille avait réveillé quelque chose en elle. Elle secoua la tête, il fallait qu’elle se ressaisisse, depuis plusieurs semaines, elle était devenue bien plus qu’une fille de soldat.

Son père mourant lui avait laissé l’héritage de son titre chèrement gagné sur les champs de bataille. Elle était rentrée en urgence de Calais dès que cela lui avait été possible. En passant par Paris, elle avait rencontré le notaire de Jean Édouard d’Haubersart ainsi que son oncle Alexandre Joseph, un magistrat reconnu, descendu de Douai pour entendre les dernières volontés de son frère.

Quelle surprise il avait eue, en constatant qu’Isaure pouvait légalement récupérer le titre de comte offert par l’Empereur Napoléon ! Telle Aliénor d’Aquitaine en son temps, la jeune femme devint propriétaire de ses terres, sans être un garçon.

Cependant, le titre de comtesse de Bréhémont vint de pair avec d’innombrables dettes. Son père étant toujours en campagnes pour servir l’Empereur, il n’avait jamais eu l’opportunité de jouir de son statut et encore moins de s’occuper de ses biens. Elle avait eu l’occasion de se rendre au château de l’Islette et elle savait que des travaux étaient à financer. Et puis il y avait Camille… Elle ne pouvait décemment pas laisser Camille vivre dans une maison au toit percé. Sa santé était déjà si fragile et son jeune âge…

Non, Isaure devait se montrer forte. Elle devait épouser un riche héritier. Elle ne pouvait se permettre de flancher pour le premier gaudulereau croisé, aussi attirant et agréable à l’œil qu’il puisse être.

Elle sourit pourtant, le souvenir de Térence Dignard endormi contre elle lui arracha un frisson. La façon dont il avait rougi en l’effleurant à peine, lui avait donné envie faire monter le rouge à ses joues de manière encore plus vive. Il semblait si innocent, si délicat ! Il était un chiot, comparé aux rudes militaires qu’elle avait côtoyés pendant des mois. Des goujats sûrs d’eux, prompts à rouler leurs muscles pour l’impressionner. Ils avaient tous la mâchoire carrée, la barbe hirsute. Les femmes qui se pâmaient devant leurs uniformes rutilants ignoraient à quel point les soldats et les officiers étaient différents sur le champ de bataille. Ils n’avaient pas le même regard. Et elle l’avait vu plus d’une fois, quand elle s’approchait d’eux pour les soigner. 

Ce n’était pas les filles de joie qui manquaient sur les camps. Elles suivaient les troupes partout où elles allaient et s’accordaient ainsi un revenu régulier… Mais ces dernières n’avaient pas la pareille fraîcheur qu’une infirmière pudiquement vêtue, ni même l’exotisme d’une fille comme elle, ayant vécu la majeure partie de son enfance à La Réunion, où les mœurs y sont différentes.

Elle saisit sans le vouloir la médaille en or de son baptême.

S’il l’avait vraiment voulu, Térence Dignard aurait pu profiter d’elle dans son sommeil, les dépouiller de leurs armes et de leur argent.

Elle soupira, sa défunte mère lui avait transmis les valeurs de charité chrétienne.

— Je ne puis le laisser ainsi, à courir les routes tout seul. Il semble déjà effrayé par Louise et moi, je n’imagine pas ce qu’il doit penser en croisant des marchands à la tombée du jour. Et je ne devrais pas non plus profiter de sa situation pour oublier mes peines d’une manière si honteuse…

Ses mains tremblèrent légèrement sur les rênes de son cheval. Elle avait noté quelques grains de beauté sous l’oreille droite de Térence. On aurait dit une constellation d’étoiles sombres sur sa peau blanche.

 

Isaure d’Haubersart entra avec fracas dans la cour du château de Couzières. Les sabots des deux montures claquèrent sur le pavé et attirèrent l’attention de tous les employés de la maison.

Avant même d’avoir mis pied à terre, elle commença à donner des ordres aux personnes affairées autour d’elle. Les gens se mirent à courir en tous sens, obéissant sans mot dire.

La jeune femme sortit un mouchoir de sa poche et essuya la sueur qui avait glissé dans sa nuque, à la limite de la naissance de ses cheveux. Elle retira son pistolet des mains d’un valet trop zélé et lui aboya de sceller une nouvelle monture.

— Ah, ma chère Isaure, vous voilà enfin ! fit la voix claire et enjouée d’Honorine de Serocourt.

Descendant le long escalier de pierre du château, l’élégante maîtresse des lieux fit son entrée.

Appuyée sur une canne au manche serti de rubis et enveloppée d’un long manteau de soie parme, Honorine ne passait jamais inaperçue et faisait toujours preuve de coquetterie, même sous son toit.

Ses cheveux gris habilement coiffés se moquaient des dernières modes, elle connaissait la portée de savoir tirer parti de ses traits fins, qu’importe les règles édictées. Sa peau fine et légèrement ridée était rose de santé et son sourire étincelant de joie de vivre. Elle était grande et mince, souple dans ses gestes et son esprit aussi vif qu’une renarde. Sa boiterie avait pour cause une vieille blessure de danse, occasionnée lors d’un bal un peu trop endiablé. Depuis deux ans, la raideur de son articulation allait croissante, d’où la nécessité d’une canne, mais elle n’en souffrait point. Son appui était devenu une excuse pour arborer un nouvel accessoire. Ce matin-là, la canne était en bois d’ébène.

— Je suis si heureuse de vous retrouver, Honorine, annonça Isaure en se penchant vers la dame.

— Seigneur Dieu, suis-je en train d’avoir une hallucination ? Tes épaules semblent plus larges que la dernière fois que je t’ai vu ! Et ces bras, si musclés ! As-tu encore passé tout ton temps à cheval, sur les routes de France ? Et Louise, s’est-elle aussi transformée en hussard, depuis son départ ? Il ne te manque que la moustache et l’uniforme ! De dos, tu ressemblerais à un Grognard !

— Vous exagérez…

— Où est Louise, ne devait-elle pas rentrer avec vous, ma chère ?

Les yeux bleus de la maîtresse de Couzières se plissèrent de méfiance. L’infirmière grimaça :

— Si, c’est encore une longue histoire et je crois que celle-ci ne va pas vous plaire du tout…

Dignement, Isaure raconta son voyage depuis Calais et affronta les foudres d’Honorine.

Elle lui narra tout, son séjour à Paris, leur départ du nord, la route et la traversée du Cher. Puis Tours et la fièvre et enfin, leur rencontre avec Térence Dignard.

Elle resta droite quand la tempête souffla.

— Seigneur ! Vous finirez toutes les deux par être la cause de mon trépas ! conclut la vieille dame en levant sa canne d’un air menaçant. Vite, la voiture !

— Elle est déjà prête, annonça la jeune femme, j’ai demandé l’attelage dès mon arrivée.

— Hâtez-vous de vous changer, ordonna Honorine avec de gros yeux, vous sentez le cheval !

 

La voiture des Serocourt partit rapidement en direction de la chaumière. Louise étant une pupille particulièrement choyée, on prit dans les bagages toutes les affaires nécessaires à son confort pour le trajet du retour. Le médecin de famille fut même dépêché et serait présent pour agir, une fois la malade revenue chez elle.

Honorine de Couzières s’installa sur la banquette, le visage fier.

— Où est Isidore ? questionna Isaure en montant à ses côtés, pour une fois ravie d’assoir son postérieur sur un revêtement plus moelleux qu’une selle de cheval.

— Il dort, voyons, que voulez-vous qu’il fasse d’autre ? Et puis il a le mal des transports, inutile de nous alourdir d’un nouveau malade !

L’infirmière se recula et cala sa tête contre les coussins.

— Hum, devrais-je vous appeler Mademoiselle de Bréhémont, à présent ?

— Non, je vous remercie. Isaure me convient très bien.

— Comment va Camille ?

— Très bien, aux dernières nouvelles…

Un sourire s’esquissa enfin sur le visage de la noble femme :

— J’en suis ravie, il faudra me l’amener. Les bruits des enfants me manquent… 

— Dès que cela sera possible, je vous l’assure.

— Bien. C’est une promesse, alors. Voilà, vous avez réussi à me ramollir le cœur. Dites m’en plus sur ce jeune garçon, trouvé dans cette minable chaumière. J’ignorai même qu’elle tenait encore debout !

— Je crois qu’il doit avoir à peine dix-huit ans, vu son allure ! 

La jeune femme rougit à cette pensée, comment avait-elle pu s’imaginer des choses ? Il était jeune, bien plus jeune qu’elle ! Même si cela faisait tout son charme…

— Il réside dans cette maison depuis plusieurs semaines, je dirais. 

— Pour quelles raisons ?

— Il m’a avoué avoir quitté sa dernière place suite aux mauvais gestes de ses maîtres…

— Un domestique en fuite ? Cela n’est pas de bon augure… Vous a-t-il dit pourquoi il était parti ?

— Oui. Il… Il n’a pas bien été traité par ses maîtres précédents… 

— Cela arrive si le domestique se comporte mal, ou vole dans l’argenterie !

— Non, ce n’est pas cela…, Isaure chercha ses mots sous le regard perçant de sa vieille amie. Ses maîtres l’auraient forcé, si vous voyez ce que je veux dire…

— Seigneur, faites attention à ce que vous dites ! s’écria Honorine, choquée. 

— Ce genre de choses existent… 

— Je sais, mais, enfin… Est-ce la vérité ? Comment savoir ?

Mal à l’aise, la dame tapota le manche de sa canne.

— Vous comprendrez en le voyant, argumenta la jeune femme d’un ton confiant. Il m’a indéniablement paru désespéré et seul au monde. Et il a eu des gestes si…

Elle se rappela de la manière dont il avait blanchi lorsqu’elle s’était réveillée à ses côtés.

— Vous n’avez jamais eu à douter de mes propos, n’est-ce pas ? demanda-t-elle finalement, en fixant Honorine droit dans les yeux.

Cette dernière soutint son regard avec un sourire, elle hocha la tête :

— Non, jamais. Je suis la première à savoir à quel point vous êtes une femme de parole. 

— Après tout ceci, j’aurai encore besoin de votre aide…

Face à l’expression soudain contrite de la jeune infirmière, Madame de Serocourt se fit plus douce :

— Dites-moi ce qui vous tracasse…

— Il me faut trouver un époux avant la fin de l’année, dans l’intérêt de tous et surtout celui de Camille.

Après un moment de silence, entrecoupé par les cahots de la route, Honorine répondit :

— Bien, je ferais de mon mieux pour vous dénicher cette perle rare.

 

Tibère, en apercevant arriver Honorine sur le seuil de la chaumière délabrée, demeura bouche bée. Il n’avait jamais vu pareille dame, aussi noble et fière. Il se colla contre un des murs pourris d’humidité, tendit que la vieille dame posait un mouchoir parfumé sur le bout de son nez.

— Juste ciel, quelle porcherie ! s’écria-t-elle en fronçant des sourcils. Louise, je vous assure que vous ne vous en tirerez pas de la sorte, comment avez-vous pu dormir dans ce… dans cette… Vous n’avez rien dans la cervelle, à être ainsi déraisonnable !

— N’oubliez pas… N’oubliez pas que je suis bien souffrante…, articula la jeune femme en forçant sa peine.

— Si vous avez suffisamment d’énergie pour tenter de m’embobiner, c’est que je me suis inquiétée pour rien !

Tibère hocha la tête et baissa les yeux vers le bout de ses bottes trop grandes, volées sur le palier d’une ferme.

Isaure d’Haubersart étant occupée à donner des directives pour installer la malade, Tibère commença à réunir ses maigres paquets. Il lui fallait retourner sur la route dès leur départ.

Il eut un frisson en sentant le regard perçant de Madame de Serocourt sur sa nuque.

— Et vous, jeune homme… Que faites-vous là ? Je sais que cette ruine n’est pas votre demeure, vous êtes également trop propre et vous n’avez point pris la peine de déranger quoi que ce soit.

— Madame, c’est que… Je ne suis que de passage.

Il avait répondu d’une petite voix. 

— Vous avez accepté malgré tout de partager votre abri avec ces deux linottes. Certes, elles ont vu pire sur les champs de bataille de Napoléon, mais ici, sur ces terres, elles doivent redevenir ce qu’elles sont à l’origine : des jeunes filles bien sous tout rapport. Je me dois de vous remercier, surtout au nom de Louise. Elle est ma pupille et m’a été confiée par sa mère, Madame de Corneilhan.

Le ton de la dame de Couzières portait loin, depuis l’autre côté de la fenêtre. Tibère constata que les serviteurs entendaient tout malgré eux. Sa gorge se serra :

— C’est que… Je ne souhaite rien.

Mis à part ne pas me faire remarquer ! ajouta-t-il en pensée.

— Je voudrais vous parler, décréta la châtelaine.

Tibère ravala sa frustration, n’était-ce pas ce qu’elle était déjà en train de faire ?

— Je ne peux décemment laisser un garçon de votre âge seul ainsi. Vous êtes né il y a quoi, dix-sept, dix-huit ans ? Où se trouvent vos parents ?

Le jeune homme s’étrangla, comment ? Elle le prenait pour un gamin, lui, à l’aube de ses vingt-cinq ans ? Il est vrai que depuis son départ de Vaufoynard, il avait maigri. Il n’avait jamais été bien grand, qui plus est. Au pensionnat, il faisait partie des plus petits.

Cependant, personne jusqu’à présent ne lui avait fait prendre conscience que son apparence puisse être aussi juvénile. Il cafouilla face à tant de violence :

— Heu… C’est-à-dire… Mes parents sont décédés il y a déjà plusieurs années.

Honorine, les deux mains posées sur sa canne lustrée, eut un long soupir.

— Je m’en doutais. Dieu en est témoin, tant d’orphelins courent les routes. Vous vous appelez Térence, n’est-ce pas ? Isaure m’a informée que vous avez quitté votre ancienne place.

Avant qu’il puisse répondre, Honorine continua :

— Je pense que vous êtes un garçon débrouillard et honnête. Elle m’avait prévenue que les circonstances de votre… fuite étaient particulières. En vous regardant, je comprends ce qu’elle essayait de dire. Vous ressemblez à un petit faon aux abois. Qui vous a élevé ?

— Ma mère est morte en couches et mon père a été victime de l’épidémie de grippe, celle qui est survenue à la Noël d’il y a quelques années.

La vieille dame hocha la tête, elle s’en rappelait. La Touraine avait été largement touchée, et beaucoup de défunts avaient été à déplorer.

— J’ai ensuite été pris en charge par mon oncle, qui est un marchand. Mais j’ai été un poids pour lui. Surtout l’an dernier. Il m’a laissé tomber, pour être honnête.

Tibère réalisa qu’il se répugnait à mentir ainsi à demi-mot à une femme de si belle réputation, mais il n’avait pas le choix. 

— Ces saltimbanques ! pesta-t-elle. J’imagine que vous avez commencé à travailler jeune ?

— Oui, mon oncle m’a cédé dans une demeure… Je le voyais rarement. Je faisais un peu de tout, m’occupaient des chevaux, allaient à la cuisine, rangeait la bibliothèque…

— Seigneur, je ne veux point connaître les gens qui vous auraient… eh bien, causé du tort. Je risquerai de ruiner leur famille entière et beaucoup souffrirait de leur perte. Un joli garçon comme vous !

— Sachez cependant, Madame, que je ne suis ni un voleur ni un criminel.

Dehors, on terminait d’installer Louise dans la voiture et tout le monde remontait en selle. 

— Fort bien, si vous avez le cœur courageux et à l’ouvrage, je peux vous engager. J’ignore quelle tâche on vous donnera, mais ce n’est pas le travail qui manque. Au mieux, vous deviendrez le valet de Mademoiselle d’Haubersart. Je lui prête déjà l’une de mes bonnes, mais elle ne peut plus se contenter d’une seule personne à son service.

Tibère avala sa salive, lui, devenir le domestique de cette fille ?

Il releva les yeux pour croiser le regard impatient d’Isaure. Elle dépassait d’une tête la plupart des hommes présents et la largeur de ses épaules n’avait rien à leur envier non plus. Ses bras étaient même serrés dans les manches de sa robe de coton crème.

— Je vous remercie de votre générosité, Madame. Votre geste est bien à la hauteur de la réputation des maîtres de Couzières.

La vieille dame eut un sourire surpris :

— Vous vous exprimez fort adroitement et connaissez les bonnes manières. Bien, peut-être pourriez-vous en enseigner quelques-unes à cette sauvageonne d’Isaure. Prenez votre baluchon, mon enfant, nous y allons. Ils nous attendent avec impatience. C’est qu’on m’a rapporté que de drôles d’oiseaux sillonnent les routes de Touraine, ces dernières semaines. Je parie que nous en entendrons parler très bientôt par les habitants de Montbazon.

Dignement, Madame de Serocourt quitta la masure et monta dans la voiture aux côtés de sa pupille souffrante. Elle fit un geste et l’attelage se mit en branle. Rapidement, le jeune homme saisit le sac de toile qui lui servait de bagage et sortit à son tour sous la lumière du jour.

Il contempla le carrosse osciller sur la route abimée et disparaître entre les arbres. Une main tapota son épaule.

Il se retourna en sursaut pour découvrir Isaure, à cheval et lui faisant un sourire.

— Venez avec moi, Térence. Je ne peux pas vous laisser faire le chemin à pieds. 

Il regarda autour de lui, il n’y avait pas de montures. Ils étaient seuls, les autres cavaliers ayant repris la route.

— Mais, c’est que…

Sans un mot, Mademoiselle d’Haubersart se pencha en avant et saisit Tibère par la taille, pour le soulever et l’installer sur la selle, tout devant.

Le sang afflua aux joues du jeune homme. Avec quelle force elle l’avait portée ! Aussi facilement qu’un enfant !

Il vit ses longues mains fines attraper les rênes et le cheval partit tout droit. Sous l’impulsion, il put sentir tout son corps contre le sien. Un frisson le parcourut et il baissa les yeux.

Leur monture fit plusieurs foulées et Tibère s’accrocha tant bien que mal sans avoir à poser les mains sur Isaure. Il serra les jambes et se redressa, de nouveau, il se mit à rougir. Il pouvait parfaitement percevoir la poitrine de la jeune femme contre sa chemise.

— Grands Dieux ! pensa-t-il, réalise-t-elle seulement qu’avec les mouvements du cheval, c’est pire ?

Ils ne tardèrent pas à retrouver le petit cortège qui accompagnait la voiture de Madame de Serocourt. En queue de file, on ne leur accorda le moindre regard.

— Mais personne n’est surpris de la voir monter comme un homme ? se questionna Tibère, de plus en plus affolé.

Le souffle chaud d’Isaure dans ses cheveux lui arracha encore un tremblement.

Au petit trot, ils rejoignirent la route principale. Le soleil dardait la campagne de ses rayons. Quelques insectes, réveillés par le printemps, virevoltaient dans l’air. Les oiseaux accompagnaient leur chemin en chantant gaiment. Au loin, on percevait l’appel d’un coucou.

Le jeune homme ne put se retenir de lâcher un soupir d’aise. Il avait passé tant de temps caché dans cette ruine pourrissante d’humidité, sombre comme une cave ! Sentir la chaleur et le vent contre sa peau lui donnait l’impression de naître à nouveau.

Dans la propriété de Couzières, il serait en sécurité. Aucun malandrin ne se risquerait de pénétrer les frontières du domaine et personne ne ferait le lien entre lui, gamin perdu et l’héritier des Petremand de Frosnier. Au contraire, ses poursuivants seraient là-bas chassés et arrêtés.

Finalement, se décida-t-il, il avait parfaitement gagné au change.

— C’est agréable, n’est-ce pas ? chuchota la voix d’Isaure dans son oreille. Toute cette nature et cette liberté. Il n’y a rien de mieux pour se sentir vivre…

Il sursauta à moitié et elle serra ses jambes contre lui pour l’empêcher de glisser. Ce fut comme si un seau d’eau brûlante venait de couler sur sa peau.

— Oui, les promenades à cheval sont toujours agréables…, articula-t-il.

— Que vous a proposé Honorine ? questionna-t-elle d’un ton sérieux.

— De travailler pour sa maison, sur diverses tâches. Elle m’a dit aussi que je serais à votre service comme valet, le temps de votre séjour à leur domaine.

— Vraiment ? dit-elle avec un rire amusé. Je n’ai jamais eu de valet de pied… Je vous remercie d’avoir accepté de prendre soin de moi.

Leur cheval se mit à piaffer, sans doute las du rythme lent du cortège. Ils quittèrent le bois pour rejoindre un croisement, la rase campagne se dévoila petit à petit, avec ses champs verdoyants et ses troupeaux en herbage. Le chemin de terre se fit plus large et ils adoptèrent doucement la direction de Montbazon.

Soudain, Isaure talonna son cheval et ils partirent au grand galop, coupant un pâturage couvert de marguerites. Secoué en tous sens, Tibère s’écria :

— Mais que faites-vous ?

— Je prends un raccourci ! À ce rythme, nous arriverons avant la tombée de la nuit et je suis pressée !

Cette fois-ci, le jeune homme réussit à ignorer l’indécente silhouette frotter contre ses cuisses et sa nuque. Il s’accrocha à la crinière et ferma les yeux. 

— Je pensais que vous aimiez les longues chevauchées ! remarqua-t-elle sans baisser l’allure.

— Oui, mais lorsque j’ai ma propre monture ! se défendit-il d’un ton sec.

Ils continuèrent à vive allure jusqu’à ce que le cheval d’Isaure montre des signes de fatigue.

— Vous l’avez épuisé ! reprocha Tibère. À deux, nous sommes trop lourds.

— Moi peut-être, mais vous aussi léger qu’une plume !

Elle se mit à rire. Il se rappela avec quelle facilité elle l’avait soulevé. Était-il si menu que cela ?

— Ce n’est pas les manières d’une demoiselle, de faire preuve d’une pareille insouciance. Vous m’avez également porté sans me demander je pouvais grimper en selle tout seul, ce dont je suis capable !

— Ah, excusez-moi, Térence… C’est que j’ai soulevé tant de corps et de malades, il est vrai que la plupart des soldats sont plus solides que vous. Cependant, ils ne sont pas aussi adorables.

Elle arrêta son cheval, qui reprit son souffle avant de repartir tranquillement. Ils dodelinèrent en cadence, au rythme de sa marche.

Leur chevauchée fit ressurgir le parfum d’Isaure d’entre ses cheveux. Tibère serra la mâchoire.

Et dire qu’il allait devenir son valet ! Une fille pareille !

— Adorable…, répéta-t-il d’un ton acide

Isaure se mordit la lèvre.

— Pardonnez-moi encore, je suis si maladroite… N’allait pas me prendre pour une fille de petite vertu.

C’est mal parti, songea Tibère, je connais déjà la lourdeur de sa poitrine et cela ne lui cause apparemment aucun remords.

— Je pense que vous sous-estimez le charme que vous possédez, dit-elle. Il faut vous méfier des femmes, certaines sont de vils serpents. Moi, je ne suis qu’une fille de soldat, aux manières de brutes. Mon éducation n’est pas celle d’une demoiselle de France, même si j’en ai les bases. Je ne suis point semblable à Louise, si délicate et précieuse. Mes pensées sont comme les vôtres, elles s’expriment vite. Je suis pourtant une femme d’honneur, je puis vous l’assurer, malgré le fait que j’ai beaucoup à apprendre.

Tibère réalisa qu’ils auraient pu descendre de cheval depuis quelques minutes et continuer le chemin à pied. La promiscuité d’Isaure le troublait terriblement ; cependant, il se rendit compte qu’il ne souhaitait pas s’éloigner de son odeur chaude et sucrée, ni même de sa présence. Son corps à la fois ferme et doux lui donnait des sensations qu’il ne connaissait pas jusqu’alors.

Dans une autre vie, si mon oncle n’avait jamais été là et si mes parents n’étaient point morts… Peut-être aurais-je succombé aux charmes de cette fille. Qu’est-ce que cela doit être, d’avoir dans ses bras une cavalière aussi libre et d’un tel caractère ! Une fille de soldat, ayant combattu à son tour, avec un corps aussi grand et puissant qu’une Amazone. Une chevelure sombre comme le café, une peau si lisse et des formes galbées comme…

Il se racla la gorge, tentant d’esquiver les visions indécentes qui inondaient son esprit, mais pourtant alimentées par la pression des cuisses d’Isaure.

— Cela nous fait un point commun, déclara-t-il comme ne rien n’était.

Le cheval trébucha contre une pierre, Isaure serra son bras autour du torse de Tibère. Un souffle brûlant s’échappa de ses lèvres, durant un instant, il crut sentir la pointe de ses seins toucher ses omoplates.

La jeune femme ne dit rien et relâcha lentement sa prise. Était-elle troublée, elle aussi ? Elle cessa une seconde de respirer.

Au but de quelques minutes, ils parvinrent à proximité de barrières de fer forgé. 

— Nous sommes arrivés ! déclara-t-elle, descendons.

Ils mirent pied à terre. Elle lui accorda un sourire joyeux.

Avait-il tout mal interprété ? Était-il le seul à avoir éprouvé ces sensations, dans cette position indécente ?

Il se sentit mourir de honte. Elle le prenait pour un gamin. Un jeune blanc-bec, voilà ce qu’il était !

— Venez, Térence, c’est par ici.

Ils pénétrèrent dans des massifs après avoir salué un jardinier qui passait par là, puis remontèrent une route de petits cailloux menant au Château de Couzières.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Cléooo
Posté le 05/06/2024
Hello !

Suite à ma lecture de ce chapitre, je te fais quelques retours :

"— Il m’a avoué avoir quitté sa dernière place suite aux mauvais gestes de ses maîtres…
— Un domestique en fuite ? Cela n’est pas de bon augure… Vous a-t-il dit pourquoi il était parti ?
— Oui. Il… Il n’a pas bien été traité par ses maîtres précédents…"
-> "suite aux mauvais gestes" et "pas bien été traité", ça ne revient pas au même ?

"Tibère, en apercevant arriver Honorine sur le seuil de la chaumière délabrée, demeura bouche bée." -> une nouvelle fois, je tique un peu sur tes changements de points de vue ^^ Je pense qu'ils gagneraient à être mieux signalés.

"— Grands Dieux ! pensa-t-il" -> pas de tiret s'il pense :)

Je viens juste de réfléchir à une petite chose... Le rôle du valet, n'est-ce pas notamment l'habillage ? Du coup c'est assez inhabituel qu'un homme soit valet d'une dame. J'aurais plutôt pensé que ça viendrait d'un arrangement entre eux que d'une tierce personne.

"Avait-il tout mal interprété ? Était-il le seul à avoir éprouvé ces sensations, dans cette position indécente ?" -> que ce passe-t-il pour qu'il pense ça ? Je ne suis pas sûre de comprendre le fil de sa pensée. Rien ne me choque à la phrase d'avant.

Je reviens bientôt pour la suite ! ^^
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