Alexander se présenta à 8 heures le lendemain matin de son arrivée pour sa première leçon. Comme l’air de l’été était doux, il avait opté pour un cours en extérieur. En arrivant dans la cour entourée de bouquets de fleurs, il avisa Dorothy en grandes conversations par signes avec le jardinier. Quand elle l’aperçut, elle courut vers lui.
— Bonjour, maître !
Un léger sourire effleura les lèvres de son professeur devant tant d’enthousiasme.
— Bonjour, Dorothy.
— Par quoi on commence ?! Heu… je veux dire, puis-je connaître le programme du jour ?
— Ne faites pas de manières avec moi, vous pouvez me parler comme bon vous semble du moment que vous êtes respectueuse.
Elle soupira et gratta le sol du pied.
— Non, il faut que je me force, Mère a dit que c’était très important de bien parler.
— Ça l’est, c’est certain. Pour le monde extérieur en tout cas.
Le visage de la petite fille s’illuminèrent.
— Vous allez me parler du monde extérieur ?!
— Seulement si vous apprenez bien vos leçons.
La fillette fit la moue.
— Vous savez pourquoi votre mère vous interdit tant de choses ? reprit Alexander.
Dorothy secoua la tête.
— Elle dit que c’est pour me protéger, mais ce n’est pas juste. Tout le monde sait ce qui se passe dans le monde extérieur, pourquoi moi je n’aurais pas le droit ?
— Je ne sais pas… Au fait, je n’ai pas répondu à votre question hier, mais j’ai bel et bien rencontré votre père. C’est lui qui m’a chargé de venir vous donner des leçons.
Dorothy leva vers lui un grand sourire.
— Oh c’est vrai ?! Alors il va mieux ?
— Il allait bien, oui, pourquoi ?
— Il était très malade avant de partir… Il restait dans sa chambre et des médecins sont venus le voir. On m’a dit que c’était normal parce qu’il est vieux et que les vieilles personnes sont plus fragiles, comme les bébés.
— Vous savez de quoi il a été malade ?
— Non, pas vraiment. C’est à cause d’un repas qu’il a pris, de ce que j’ai compris. Mère était furieuse.
— Furieuse ?
— Oui, elle s’est comportée bizarrement pendant sa maladie. Elle avait l’air très en colère. Elle a renvoyé presque tout le personnel après son départ.
La fillette balaya le jardin du regard.
— Avant, il y avait plein de monde ici. Je n’avais pas le droit de sortir de l’aile sud, ou très rarement, mais je voyais tout depuis ma fenêtre. Enfin ! C’est moins animé, mais je peux me balader presque partout !
Elle glissa un sourire malicieux à son précepteur.
— J’adore aller faire de l’exploration dans les endroits où Mère ne veut pas que j’aille. Elle finit toujours pas me gronder, mais ça vaut le coup !
Alexander ne put s’empêcher de s’esclaffer.
— Moi aussi j’adore faire de l’exploration, mais pour l’heure, Mademoiselle, que diriez-vous d’apprendre à maitriser ça ?
Il lui tendit un sabre en bambou. La fillette détailla l’objet avec de grands yeux ronds.
— On va apprendre à s’en servir ?
— Du kendo, c’est le sujet de la leçon du jour. Mais nous pratiquerons bien d’autres choses.
Elle s’empara du sable qui était presque plus grand qu’elle.
— Allons-y !
***
Le soir-même, à 19 heures piles, le souper fut servi. La Comtesse, assise en face d’Alexander, salua sa fille qu’elle n’avait pas vu de la journée, du fait d’une trop grande charge de travail. En effet, elle devait gérer le domaine de son défunt mari et l’entreprise qu’il avait créé.
— Alors, cette première leçon ?
— C’était trop génial ! répondit Dorothy en se dandinant sur sa chaise. C’est beaucoup plus marrant que les cours de lecture !
Le sourire que la Comtesse adressa à cette instant à sa fille n’avait rien à voir avec ceux qu’elle servait à Alexander. Ce sourire-là était sincère, attendri.
— Ton précédent précepteur t’ennuyait ? s’enquit-t-il.
— Oh non, il était gentil. Mais il est parti. Et les quatre autres qui lui ont succédé aussi.
— Ils sont partis ?
Il heurta le regard de la Comtesse. Elle ne souriait plus. Dorothy perçut très bien leur échange silencieux et ouvrit la bouche en direction de sa mère mais cette dernière leva une main pour la couper.
— Nous en avons déjà parlé. Ils ne remplissaient pas le rôle que je leur avais confié. Ce n’est pas quelque chose que tu peux percevoir en tant qu’élève.
— Mais comment vous pouvez le savoir, vous n’avez jamais assisté aux leçons ! s’emporta sa fille.
— Dorothy.
Ce ton était dur. La fillette baissa la tête. Le regard de la Comtesse revint vers Alexander, glacial.
— Dorothy, pourquoi ne parles-tu pas à ta mère de ce je t’ai appris aujourd’hui, tu te souviens des mots ?
Son élève releva le menton, retrouvant son enthousiasme. Elle lâcha sa cuillère pour mimer la position des mains sur l’épée tandis qu’une série d’explications extatiques sortit de sa bouche. Sa mère ne la reprit pas de ce manquement à l’étiquette, du moins jusqu’à ce qu’elle ne renverse une partie de son potage sur la nappe blanche.
— Dorothy !
— Ah ! s’écria la fillette. Non !
Elle tourna un visage paniqué vers Becky qui s’approchait déjà pour nettoyer. Comme Alexander en avait eu la confirmation, Becky était sourde. Dorothy lui signa quelques choses, empressée, rouge de honte.
— Combien de fois t’ai-je dit de contenir ton excitation ? lança sa mère.
— Pardon…
La Comtesse soupira, mais la colère arctique qu’elle avait affiché avait disparu.
***
Alexander lisait dans sa chambre après le souper quand il entendit des pas pressés dans le couloir. On toqua timidement à sa porte.
— Oui ?
Il fut surpris de voir les boucles blondes de Dorothy se dessiner. Un sourire malicieux flottait sur ses lèvres.
— Qu’y a-t-il ?
— Mère n’est pas là, on vous a dit, non ?
— À un bal, oui, on m’a prévenu. Elle est déjà partie ?
— Oui ! Becky doit nettoyer la tache que j’ai faite sur la nappe, alors j’ai un petit moment pour…
Elle gloussa.
— Vous avez fait exprès de renverser votre potage ?
— Non, non ! Je n’aime pas donner du travail en plus à Bercy mais… ce serait dommage de ne pas profiter de l’occasion.
Alexander posa son livre.
— Je crois que nous avons eu la même idée, Mademoiselle.
— Vraiment ?
— Et si nous allions visiter la tour nord ?
Elle se mit à sautiller sur place.
— Ouiiiii !
— Attention, Mademoiselle, nous devons rester discrets.
— Oh !
Elle mit la main sur sa bouche, avant de hocher la tête. Alexander se saisit d’une lampe et la suivit dans les couloirs sinistres du manoir.
Au premier abord, la tour nord n’avait rien d’exceptionnelle. Comme beaucoup de pièces, elle était à l’abandon. Il régnait ici un silence feutré qui semblait s’immiscer dans chaque pore de la peau. Dorothy lui avait pris la main, scrutant la pénombre des moquettes et des rideaux de velours avec avidité.
— Tiens ? dit-il en tentant d’ouvrir une salle du dernier étage. C’est fermé à clés.
Sa jeune complice écarquilla les yeux.
— Je crois que… c’est la chambre de mon père.
— Hum ?
Il retint un sourire.
— Laissez-moi faire, Mademoiselle, dit-il en relâchant sa main.
Il réussit à crocheter la serrure au bout de quelques minutes d’effort. Le battant s’ouvrit avec un discret grincement sur une grande chambre qui, au premier abord, n’avait rien de spécial. Et pourtant, il n’y avait ici que très peu de poussière. Près de la porte se tenait un grand lit à baldaquin aux rideaux fantomatiques, la blancheur opalescente de ses draps montrait qu’ils avaient été lavés récemment. Les yeux d’Alexander parcoururent la pièce, il repéra des nuances sombres sur le parquet, qui visiblement avait été frotté plusieurs fois. Un frisson d’excitation lui parcourut l’échine.
Du sang ?
Dorothy avait reprit sa main. Elle transpirait. Il pénétra dans la pièce, son élève sur les talons, et s’approcha de la fenêtre. Un détail avait attiré son attention. La marque presque invisible d’une petite paume posée sur la vitre impeccable. Dorothy la fixa avant de tendre sa propre main, d’une taille comparable. C’est alors qu’une voix atone retentit dans la pénombre.
— Laissez-les dormir en paix.
Dorothy poussa un hurlement et sortit de la pièce en courant. Alexander, lui, tira l’un des rideaux pour révéler le corps chétif de Will. Le garçon le fixa de ses grands yeux bleus avec une assurance qu’il ne lui connaissait pas.
— Qui doit dormir en paix ?
— Les enfants.
— Les enfants ?
— Vous n’avez rien à faire ici.
— Tu vas le dire à ta maîtresse ?
— Elle sera peinée de savoir que vous avez entraîné sa fille ici.
— Pourquoi ?
— Partez.
Il y avait une gravité et une détermination dans ce regard qui déstabilisa Alexander malgré lui. Cela ne fit qu’augmenter son désir de creuser ce mystère. La voix de Dorothy résonna, interrompant l’interrogatoire infructueux.
— Maître ! Maître, je me suis perdue ! Où êtes-vous ?!
— J’arrive ! s’agaça-t-il avant de sortir de la pièce, non sans avoir jeté un regard inquisiteur en direction de Will.
Le garçon ne dit rien, contenta de mettre son index sur ses lèvres, le signe signifiant « chut ».
Alexander retrouva Dorothy quelques couloirs plus loin. Elle se jeta dans ses bras en pleurant.
— J’étais dans le noir, je ne voyais plus rien !
— Ça va aller, ce n’est rien.
— C’était quoi cette voix ?
— Quelle voix ?
Elle leva vers lui des yeux larmoyants.
— Vous n’avez rien entendu ?
— Non. Je vous cherchais.
Elle s’essuya les yeux.
— Il y avait une voix.
— Vous avez dû mal entendre à cause de la peur.
— Non ! tempêta-t-elle. Je n’ai pas eu peur ! Je suis courageuse, moi !
Il haussa les sourcils, arborant un sourire amusé.
— D’accord, vous n’avez pas eu peur.
Sa colère brutale s’évanouit aussitôt. Elle saisit timidement la manche de son professeur.
— Vous pouvez m’accompagner jusqu’à ma chambre ?
***
Alexander veilla tard ce soir là, même après avoir rendu Dorothy à sa femme de chambre. Il se laissa immerger entre les lignes des contes de Perrault, prenant soin de surveiller l’heure du tournait sur sa montre à gousset. Lorsqu’il entendit le bruit des sabots sur le pavé, il referma sèchement son livre. Il consulta sa montre avant d’éteindre sa lampe de chevet. Une heure du matin, ce qui pouvait bien correspondre au retour d’un bal.
Il se leva prestement et se glissa jusqu’à une fenêtre de l’aile centrale d’où il pouvait voir l’entrée du manoir. La Comtesse sortait justement de son fiacre dans une magnifique tenue d’ébène. Will l’attendait sur le perron, tendu. De là où il était, Alexander n’entendit aucun échange verbal, pourtant la maîtresse de maison gifla soudainement son valet, le faisait tomber en arrière. Il se releva tant bien que mal sous des invectives que l’observateur ne pouvait pas comprendre. Cette scène était-elle en rapport avec l’exploration qu’il avait mené dans la tour nord ?
La Comtesse et son valet rentrèrent bien vite à l’intérieur des murs, empêchant Alexander d’en étudier plus. Il rejoignit sa chambre à pas de velours. Là, il ne put s’empêcher de rallumer sa lampe à huile pour noter tout ce qu’il avait vu dans son carnet. Il y écrivait tout en idéogrammes chinois, il y avait peu de chance que quiconque ici puisse décrypter cette écriture complexe.
Il avait un objectif : découvrir ce qui se tramait dans ce manoir. Pour cela, tous les moyens étaient bons. À ce moment, il pensa à un moyen fort plaisant.
Le comportement d'Alexander continue de me faire penser qu'il a accepté le contrat pour une raison bien précise. Peut-être que le comte lui a demandé quelque chose en particulier ? Comme enquêter sur sa femme... Peut-être soupçonnait-il qu'on le tue ? En tout cas, Alexander est vachement curieux et entreprenant alors que c'est son premier jour. C'est peut-être simplement son caractère, mais il n'hésite pas à outrepasser les règles et à entraîner la fillette avec lui au détriment des risques. C'est pourquoi je pense qu'il y a des éléments que le protagoniste sait, mais pas le lecteur.
Le comportement de la Comtesse est toujours aussi suspect, d'autant plus après la scène de fin ! Je me demande ce qu'elle cache. Will aussi est étrange, il me fait un peu flippé, en fait. Il y a l'air d'avoir du paranormal dans cette histoire, de base j'en lis pas trop, mais là j'aime bien, c'est bien amené.
J'ai juste remarqué une petite coquille : je crois que tu as écris "Bercy" au lieu de Becky lorsqu'il lui demande si elle a fait exprès de renverser le potage.
Pleins d'éléments s'ajoutent au mystère et rendent le tout un peu nébuleux, on ne voit pas encore très bien où l'histoire nous mène, mais j'ai hâte de poursuivre l'enquête et que tout prenne sens !
Hehe, il se pourrait que tu n'aies pas tort ^^
Merci pour ton commentaire et ton relevage de coquilles !
Eh bien, tu vas vite en besogne! J'avoue ne pas comprendre les motivations d'Alexander. En tant aue simple employé, c'est très risqué de dès le 1er jour se ballader dans la maison dont la propriétaire a des chiens tueurs et de crocheter la serrure! Si il est là pour autre chose, alors c'est imprudent d'impliquer un enfant, qui risque de tout dire. Bref, autant j'ai envie de voir l'histoire avancer, autant j'ai l'impression que Alexander la fait avancer un peu trop sans obstacle. Ça n'enlève rien à la bonne atmosphère et la bonne écriture, ni à la chouette partie rencontre/connivence élève-professeur :)
Ces impressions ne reflètent bien sûr que mon avis, et tu verras comment tu en tizns compte, ou pas! Merci pour le partage!
J'espère que tu ne trouveras pas que la suite est sans obstacles !
Merci pour ton commentaire <3
Pourquoi Alexander a-t-il dit à Dorothy que son père est en parfaite santé ? Il est mort, non ? Par contre le fait que ce soit le comte qui lui ait demandé de venir, c'est intéressant. Enfin, à supposer que ce soit vrai. L'impression que j'ai pour l'instant c'est que le comte est revenu en tant que fantôme demander à Alexander d'enquêter sur sa mort.
J'ai pas non plus compris pourquoi il emmène la gamine dans son exploration nocturne. Pour s'en faire une alliée ? Parce qu'elle connaît l'endroit ? Parce que c'est le comte qui lui a demandé ?
Et quand la comtesse dit que les anciens précepteurs sont partis, ça ressemble un peu trop au "parti" que Dorothy utilise pour parler de son père... (Il est quand même vachement imprudent d'être allé crocheter la porte de la chambre du comte après de telles menaces. Ou alors il estime être suffisamment préparé pour résister à un empoisonnement ou une meute de chiens... mais dans ce cas pourquoi maintenir sa couverture de prof d'arts martiaux ?)
Elle s’empara du sable qui était presque plus grand qu’elle. => sabre, pas sable