Thalion descendit les marches de l’escalier avec appréhension. Le bruit de ses pas sur le bois résonnait bruyamment dans ses oreilles. À mesure qu’il s’approchait du salon, le nœud dans son estomac se resserrait. Il avait demandé à ses amis de l’y attendre avec Berry le temps qu’il s’habille, mais depuis leur départ de sa chambre, le stress ne faisait que croître. Même s’ils avaient son entière confiance, Thalion redoutait leurs réactions en découvrant la vérité.
Il pénétra dans le salon. Cette salle ne se distinguait pas du style sombre et raffiné du manoir. Les murs vert bouteille habillés de moulures exposaient différentes peintures de sa mère et quelques majestueux miroirs qui agrandissaient la pièce. Des meubles en bois massifs sculptés comblaient l’espace, comme cette longue table en acajou aux pieds élaborés. La lumière tamisée dégagée par l’éclat vacillant des candélabres en métal doré et du lustre en laiton éclairait faiblement mais apportait un peu de chaleur.
Zéphire surgit dans son dos, tournoya autour de lui et vint se poser près du fauteuil capitonné sur lequel Berry était assis. Les trois magériens s’étaient installés près de l’imposante cheminée où crépitait un feu. Nohan et Cally attendaient anxieusement son arrivée sur le sofa aux lignes courbées. Thalion traversa la pièce pour se poser sur le canapé en velours émeraude disposé en face d’eux. Mystic, son adorable chat gris, sauta sur ses genoux. Un bref sourire naquit sur ses lèvres en sentant la chaleur de l’animal se lover contre lui. Il jeta à coup d’œil à Berry. Le conseiller ne le quittait pas des yeux, triturant du bout des doigts sa moustache grise, le front plissé par le souci. Thalion fit la moue à son tuteur. Inviter ses amis sans le prévenir pour qu’ils le réveillent aussi abruptement, quand même… Comprenant le sens du message, Berry arqua un sourcil.
— Ose me dire que tu n’avais pas besoin d’être un peu secoué.
Thalion ne trouva rien à y répondre.
Le silence qui les enveloppait étouffait Thalion. Chacun attendait que le jeune homme entame les explications, ne voulant pas le brusquer. Lui ne savait pas comment s’y prendre. Il caressa le pelage de Mystic, aussi bien pour gagner du temps que pour dissimuler les tremblements de sa main. Son ronronnement ne suffit pas à l’apaiser. Thalion se racla la gorge.
— Alors… par où commencer…
— Tu pourrais nous expliquer pourquoi Eris et… l’Enfant Sanglant… s’intéressent à toi ? suggéra Cally.
Thalion déglutit difficilement. Il n’osait lever les yeux de la table basse de peur de croiser leurs regards scrutateurs. Pendant un bref instant, le doute l’assaillit. Et si Nohan et Cally le prenaient pour un monstre ? Et si Berry prévenait le Conseil ? Thalion prit une longue inspiration, et expira comme s’il cherchait à expulser ses craintes de son esprit. Quelle que soit l’issue, il ne pouvait plus reculer.
Sa réponse était prête. Il ne comptait pas passer par quatre chemins. Le cœur tambourinant dans sa poitrine, Thalion se lança :
— Mes parents… ont scellé un dieu en moi.
Pendant une fraction de seconde, ils affichèrent ce même visage figé par la surprise. Puis Calysse laissa échapper un rire nerveux, déstabilisée par l’absurdité de cette information. La mâchoire de Nohan se décrocha et Berry s’enfonça dans le fauteuil en se frottant les yeux, s’interrogeant probablement sur les inepties que proféraient son fils adoptif.
Thalion profita de leur stupéfaction pour vider son sac d’une traite. Il révéla ce qui s’était passé entre son réveil dans la Cabane et l’arrivée de Camille et Roxane. Qu’Eris l’avait approché uniquement pour le sort qui retenait la divinité et que pour l’étudier, elle avait compté sur la potion d’Éveil pour l’affaiblir afin d’en analyser les composants runiques. Que ce sort permettait, par le biais d’une déité, de manipuler la magie divine.
Quand il acheva son monologue, il se rendit compte qu’il était essoufflé. Il s’attarda sur l’expression de ses amis. Ils étaient complètement ahuris, avachis sur le canapé comme si les explications les avaient terrassés. Thalion devinait que leurs cerveaux peinaient à assimiler les informations. Quant à Berry, il avait les bras croisés, et la mine aussi sombre qu’un ciel orageux sur le point d’éclater. Les similitudes qu’il avait remarqué avec les effets de la magie divine observées à travers l’expérience des scientomages et son cas devaient prendre sens.
Le silence s’étiola à mesure que l’angoisse de Thalion s’amplifia. Devant leur manque de réaction, il paniqua. Est-ce qu’ils le croyaient ? Pensaient-ils qu’il mentait ? Ou étaient-ils horrifiés ?
— Un dieu… marmonna Nohan, rien que ça…
— C’est fou… souffla Cally.
Berry lâcha un long soupire.
— Ça explique bien des choses, à commencer par tes brûlures et tes migraines…
Thalion sentit ses épaules se dénouer, comme si un poids venait de lui être retiré. Aucun d’eux ne doutait de sa parole ? Nohan remarqua le soulagement qui s’opérait en lui.
— Je ne pense pas que tu mentirais sur quelque chose d’aussi gros, avoua-t-il. Mais je ne comprends pas comment tu pourrais utiliser la magie divine sans le savoir. Et que vient faire l’usage de baguette là-dedans ?
Les interrogations de Nohan prirent Thalion de court. N’ayant pas de connaissances approfondies en la matière, répondre précisément lui était difficile. Heureusement, un spécialiste de la magie divine vint à sa rescousse.
— Imaginons que chaque magérien possède sa propre pompe qui lui permet de puiser dans la magie, et qu’il en va de même pour les Immortels avec la magie divine. À travers ma personne, tu as accès aux deux pompes, sauf que tu n’es pas capable de faire la distinction entre elles, donc en lançant un sort, tu puises dans les deux sources. Et la magie divine est bien plus inconstante que votre magie. Le mélange ne doit pas être facile à canaliser, d’où l’utilité de la baguette.
Thalion répéta les explications d’Apocryphos, heureux que ce dernier se rende utile au lieu de sans cesse l’enquiquiner. Néanmoins, sa réponse devait être un peu trop complète venant de lui car Nohan fronça les sourcils.
— Depuis quand tu t’y connais autant ?
— Eh bien… Disons que quelqu’un de compétent vient de me souffler la réponse…
Thalion détourna le regard, caressant nerveusement Mystic sur ses genoux. Ils entraient dans la deuxième phase des révélations. Cependant, Nohan n’avait pas besoin d’une explication. Son regard s’éclaira lorsqu’il comprit.
— Depuis la trahison d’Eris, tu parles parfois seul. Ne me dis pas que tu t’adresses à…
Il ne termina pas sa phrase. La grimace de Thalion était éloquent. Nohan bondit sur ses pieds en portant une main devant sa bouche.
— Tu… tu parles au dieu ? Et lui aussi… il te parle ?
Thalion acquiesça. Le même choc se peignit sur le visage de Berry et Cally, sauf qu’ils ne prirent pas la peine de couvrir leur bouche ouverte.
— Mais alors… tu connais son identité ? balbutia Cally.
— Je n’héberge nul autre qu’Apocryphos, le dieu de la mort.
Leurs airs éberlués et le silence qui suivit avaient quelque chose de comique. Tellement que Thalion entendit un rire retentir du fond de son esprit. Berry finit par réagir en riant nerveusement, la tête basculée en arrière.
— Je comprends mieux pourquoi on a une accumulation de fantômes, ces dernières années…
Thalion esquissa une moue désolée. Nohan se laissa tomber sur le canapé.
— Tu communiques avec un dieu… C’est dingue... Il te parle souvent ?
— Ça dépend. Il adore dire tout ce qui lui passe par la tête quand je lis, ce qui m’empêche de lire.
— Comment est Apocryphos ? s’enquit Cally.
— Agaçant au possible.
— Mortel, ta vision de moi est biaisée. Je veux leur parler pour qu’ils se fassent leur propre idée de ma divine personne.
— Et comment tu comptes t’y prendre ? rétorqua Thalion en ignorant la sidération des spectateurs.
— Je ne sais pas pourquoi, tu es lié à eux. Je perçois une faille dans leurs esprits dans laquelle je pourrais m’infiltrer. Si vous avez effectué un rituel impliquant du sang, ça peut s’expliquer. Mais demande-leur s’ils sont d’accord pour que je pénètre dans leurs esprits. Je suis poli, moi.
Thalion soupira en repensant à la potion d’Éveil qui avait nécessité de l’hémoglobine. Il comprenait pourquoi partager son sang n’était pas pris à la légère. Les conséquences pouvaient s’avérer surprenantes. Quoi qu’il en soit, il leur fit part des intentions d’Apocryphos. Nohan et Cally furent désarçonnés par cette connexion existante, autant que par la prévention du dieu à obtenir leur autorisation. Hésitants, ils acceptèrent finalement, l’air peu rassurés. Quand la voix d’Apocryphos résonna dans leur tête, ils sursautèrent si violemment que leurs fesses décollèrent du siège.
— Bonjour, mortels.
Thalion se fit violence pour ne pas éclater de rire devant leur mine effarée. Cally était flageolante, le teint blême, et Nohan bafouilla :
— B… Bonjour… Ô… Ô dieu Apocryphos !
— En voilà un qui est respectueux, j’aime ça ! Sachez que vous concernant, je ne peux pas lire dans vos pensées. Mon esprit n’est pas lié au vôtre, donc parlez-moi à haute voix.
Ils acquiescèrent vivement. Thalion remarqua chez eux un certain soulagement. Il leur envia cette intimité préservée. Cally se leva, vacillante, en s’adressant à Nohan.
— Il… il faut qu’on s’incline, non ? On parle à un dieu…
Nohan sauta du canapé en se confondant en excuses auprès d’Apocryphos, et même Berry esquissa un mouvement pour se lever. Thalion bondit sur ses pieds pour les arrêter.
— Stop ! N’osez même pas vous agenouiller devant moi ! Il est hors de question que vous fassiez ça, c’est trop gênant !
— J’apprécie votre intention, mortels, mais l’embarras que ressent mon hébergeur est si étouffante que je préférerais que vous l’écoutiez.
— Vous ressentez ses émotions ? s’étonna Nohan en se rasseyant à côté de Cally.
— Seuls nos esprits diffèrent, raison pour laquelle il ne peut pas s’infiltrer dans vos esprits comme moi. Mais son esprit domine ce corps qui est le sien, auquel je suis lié malgré tout. Donc je ressens ses émotions, ses sensations, ainsi que…
Un raclement de gorge interrompit le dieu. Leurs regards convergèrent vers Berry, frustré.
— Excusez-moi de vous interrompre, mais il semblerait qu’une discussion sans moi se tienne. Thalion, je ne doute pas de toi, mais ma curiosité – et ma jalousie, je l’avoue – me pousse à vouloir expérimenter ça. Je sais que ce n’est pas agréable pour toi, mais acceptes-tu que j’utilise la télépathie ?
Thalion soupira, agacé de perdre toute intimité, mais accepta. Il ne pouvait pas lui reprocher de se sentir exclu, ni de vouloir constater par lui-même. Berry vint s’assoir sur le canapé pour lui prendre la main. Si la réaction du conseiller fut moins démonstrative que celles des magériens, il afficha tout de même une nette surprise.
— Incroyable… s’émerveilla-t-il.
— Parfait. Mortel, on va pouvoir leur annoncer la grande nouvelle !
Immédiatement, le corps de Thalion se tendit comme un arc, et le nœud dans son estomac lui donna envie de vomir. Berry fronça les sourcils, inquiet.
— De quoi parlez-vous, Ô dieu Apocryphos ?
Thalion déglutit, incapable de prononcer le moindre mot. La divinité sembla le comprendre car elle prit le relai.
— À cause de la potion, le sort qui me retient est affaibli. Il va continuer à s’éroder, jusqu’à se briser, me permettant de quitter ce corps. Mon essence divine va se libérer d’un coup. Dois-je préciser que c’est fatal pour un humain ?
Thalion n’aurait jamais voulu voir cette expression d’horreur sur le visage de Berry, ni sur celui de ses amis. La voix tremblante de Nohan perça le silence de mort qui avait envahi le salon.
— Tu… tu vas mourir ?
— Dans combien de temps ? l’interrogea en même temps Cally, affolée.
— Deux ans… parvint à articuler Thalion. Apocryphos estime qu’il me reste deux ans avant que le sort ne se brise.
Cette annonce leur arracha un hoquet de surprise. Berry se frotta le visage, l’air grave. Néanmoins, en tant que conseiller habitué à gérer les situations de crise, il garda son sang-froid.
— Quelles sont les solutions ? demanda-t-il au dieu.
— Retrouver l’incantation exact des auteurs du sortilèges pour rétablir l’enchantement, puis l’annuler correctement en reprenant les constantes principales du sort.
Un silence pensif suivit sa réponse. Thalion était démoralisé. Comment pouvait-il retrouver un sort ancien de plusieurs années, dont ses parents avaient effacé toutes les traces ? N’existait-il aucun autre moyen pour réparer le sort ? Il chercha du réconfort auprès de ses amis, mais il se confronta à leurs regards embués de larmes et à leurs lèvres tremblantes. Thalion crut qu’on essorait son cœur comme un vulgaire chiffon. Il regrettait de n’être qu’une source de douleur.
— Mortels, ne le regardez pas comme s’il était déjà mort. Votre désespoir lui fait un mal de chien, et à moi aussi, par extension. C’est désagréable, se plaignit Apocryphos.
— Pardon… bredouilla Cally en essuyant le coin de ses yeux. C’est… C’est vrai que c’est pas demain, deux ans.
— Oui ! poursuivit Nohan. On a encore du temps pour trouver une solution !
Un faible sourire étira les lèvres de Thalion devant leur tentative pour lui remonter le moral alors qu’ils ravalaient devant lui leurs larmes. Berry lâcha sa main pour venir lui ébouriffer affectueusement les cheveux.
— Ils ont raison. Maintenant que tu n’es plus seul à supporter ce fardeau, on va trouver un moyen de te sauver. En attendant, je ne compte pas te laisser broyer du noir, seul. Ton dernier jour de vacances, tu vas le passer chez les Melvine.
Chez Nohan ? Il n’avait quand même pas convaincu sa mère de l’héberger ?
Son enthousiasme apparent lui indiqua que si, il l’avait fait, et la joie de Cally l’informa qu’elle était aussi de la partie. Thalion aurait pu protestait, mais le sourire sur ses lèvres soulignait qu’il n’aurait pu espérer finir les vacances d’une meilleure façon.
Un chapitre qui rafraîchit la mémoire et nous en apprend un peu plus sur le situation de Thalion, c'est chouette !
Les réactions des trois autres face à Apocryphos sont assez drôles aussi. Ça promet de belles situations. 😂
Mais c'est qu'il n'a pas l'air si méchant que ça, en fin de compte, ce dieu. Il a l'air d'être disposé à aider Thalion à trouver une solution. Ça aurait pu ne pas être le cas. Que Thalion meurt dans deux ans ou qu'il trouve le moyen de libérer Apopo sans mourir, pour le dieu, le résultat sera le même à priori. J'imagine que lui, ce qu'il veut, c'est être libre. Peut-être que si Thalion peut rompre correctement le sort, ça permettra au dieu de se libérer plus tôt, donc il préfère ? Ou alors c'est un dieu avec un minimum de compassion. S'il partage les émotions de Thalion, on peut imaginer qu'il compatisse pour lui. À voir.
Le chapitre finit sur une note joyeuse bienvenue ! Cette nouvelle année promet de belles péripéties.
Contente que le chapitre te plaise ! J'espère que les situations abracadabrantes dans lesquelles Apocryphos les mettra t'amuseront autant xD En tout cas, à écrire, c'est un plaisir.
Normalement, tout ça s'éclaircira au fil des chapitres ! Mais effectivement, il n'est pas non plus dans le refus total d'apporter son aide et d'échanger.
Un peu de joie après un début un peu démoralisant ne fait pas de mal ! En effet, cette année ne vas pas être de tout repos pour les personnages (pour le plus grand plaisir des lecteurs).
Merci pour ton commentaire !