Chapitre 2 - Ospyn

Par Tac

Je secouai le drap et le laissai retomber, bordai et lissai les ultimes plis. Je posai la couverture pliée aux pieds et replaçai l’oreiller, vérifiai le fonctionnement des ampoules et contemplais la vaste pièce. Les lits impeccablement faits, alignés le long des murs percés de longues fenêtres, les rideaux balayant le sol couvert de tapis, les divers objets rappelant les différents éléments avec lesquels les apprentis Dévoués apprendraient à fusionner. J’avais mal au dos suite au remue-ménage des derniers jours et les ceux à venir ne promettaient aucune amélioration.

La cloche de midi sonna. Je n’avais aucune envie de rejoindre la salle de repas et sa hiérarchie plus grippée que la porte de l’appentis. La faim, l’habitude, le respect des conventions, l’appel d’une pause. Les quatre forces m’emportèrent dans les couloirs. Leurs hautes ouvertures donnaient sur l’enfilade de cours autour desquelles le bâtiment s’était érigé.

C’était l’une des rares constructions en pierre de l’archipel qui fût aussi massive et grandiloquente. La plupart se situaient sur l’Île Manable, la moins exposée aux séismes. Les plus notables s’érigeaient sur l’Île Ewos, si basse que la moindre marée la recouvrait d’au moins un tiers. Les maisons se remplissaient d’eau comme des cités aquatiques et leurs habitants vivaient dans les soupentes et sur les toits, tous reliés entre eux par des passerelles élastiques. C’étaient d’égarantes villes à plusieurs niveaux, entièrement malléables. Rien à voir avec la pesanteur des blocs pierreux de cet ancien temple dédié au volcan de la si bien nommée Île Iré. Aujourd’hui, on ne pratiquait plus de rites censés conjurer séismes, inondations, éruptions ou invoquer des gens avec davantage de pouvoir qui puissent aider et soutenir la vie quotidienne. On choisissait des jeunes adultes de toutes les teintes de cheveux et on les formait à devenir une élite puissante, on les laissait consacrer leur vie à anticiper les catastrophes et réparer leurs dégâts et on le faisait en ce lieu autrefois sacré. Quitte à ne plus effectuer d’abracadabrantesques rituels, autant recycler les vieilles pierres.

Le réfectoire se repérait à l’oreille et au nez. Il s’agissait en vérité de deux salles attenantes meublées à l’identique. Des tables rondes tournoyaient au centre de l’alignement rectiligne des buffets. Des torches crépitaient, des fontaines clapotaient, du lierre bruissait contre les murs escaladés, des bouquets de fleurs odoraient, des carillons de roseaux soufflaient, des rubans colorés voletaient dans la brise des vasistas laissés ouverts en permanence, à la rare exception des tempêtes dévastatrices. En bref, c’était le même bazar que j’avais laissé dans le dortoir et qui se retrouvait partout ici, qui surprendrait les nouveaux arrivants et qui se fondrait de nouveau dans le décor sous les coups de l’habitude. La première pièce était réservée aux Dévoués, apprentis et professeurs, la seconde aux servants.

Je pris une assiette et je sélectionnai une salade de légumes fermentés, deux crêpes roulées bien épaisses et un pain à l’ail fourré à la crème de citron mariné. Je rejoignis la table des servantos. Unu servantu me regarda passer. De son voile dépassaient deux courtes tresses, d’un blond si parfait qu’il sentait la teinture malgré l’interdiction d’en user ici. A tous les coups, c’était unu châtain-clair qui n’assumait pas d’être entre deux teintes. Je formai un vague sourire poli. Les blondus pouvaient être si agressivus !

Les servantos discutaillaient draperies et lessive. Une conversation que jamais je n’aurais cru juger importante. Cependant, notre tablée était responsable du bien-être des brunos qui vivaient dans cet édifice et cela comprenait la propreté de la literie, lentement ce travail commençait à me tenir à cœur et parfois ce jeu m’attrapait.

- Comment ça va, Ospyn ? Tu es prêto à accueillir les apprentios ?

- Les vraios brunos ne baissent pas les bras, dis-je en enfournant une bouchée de crêpe relevée de sauce à l’orange.

- Bien dit ! m’approuva-t-on autour de la table.

Je posai une main sur les boutons qui retenaient mon voile. Ce réflexe s’installait peu à peu et il me rappelait que j’avais échoué à devenir uno Dévouéo, je m’accoutumais à une autre position et je sentais parfois encore la fureur profonde qui m’avais portéo les quatre années précédentes. Rien n’était encore perdu si j’atteignais la Fusion. Pour cela, il fallait s’entraîner et espérer qu’un équipage vienne, d’une façon ou d’une autre, manquer d’uno bruno.

- Ils sont pas mal, ces boutons. Tu les as faits toi-même ? s’enquit mo voisino, surprenant mon geste.

- Je les ai échangés à uno marchando, plus bas sur la côte. C’est sur la route menant au Petit Port.

La conversation dérapa dans notre direction et tout le monde commença à montrer ses derniers boutons. C’était le clou de notre mode vestimentaire, actuellement plutôt portée sur les boutons de bois sculpté non peint. Les échos firent rire des noiras à la table d’à côté, als qui préfèreraient sans doute sauter d’une falaise plutôt que porter un vêtement avec des boutons, car cela faisait trop « brunos ». La réciproque était vraie. Jamais je n’accepterais d’enfiler un habit plissé et mauve comme als en avaient le secret.

- Des volontaires pour un petit trail d’orientation avant l’arrivée des bateaux ?

Je levai la main. Tout était fin prêt et courir dans les bois serait une distraction bienvenue, je n’avais pas envie de tremper davantage dans les prédictions hasardeuses des caractères des apprentis et Sykora était en mission avec son équipage sur je-ne-savais-plus-quelle Île qui se remettait difficilement de son dernier séisme.

Il était ardu de rendre intéressante une course d’orientation pour des personnes qui sillonnaient les bois alentours depuis quatre ans minimum. Nous récupérions des statuettes et cachions de nouvelles pour les prochaines excursions, nous usions des compétences que les Dévoués étaient censés développer et nous essayions d’oublier simultanément que si nous étions des servantos, c’était précisément parce que nous n’avions rien développé. Néanmoins nous courrions toujours. Le vent avait séché les feuillages depuis la dernière averse sans atteindre le sol. La boue volait sous nos chaussures et dès notre retour, nos guêtres et pantalons allèrent gonfler les bacs de linge sale. Un groupe de servantas plissa le nez, voire se le pincèrent ostensiblement, à notre passage. Je mémorisai leurs visages. Nous usâmes de la salle d’eau et nous aidâmes mutuellement à boutonner nos voiles, nous inspectâmes une dernière fois l’aile réservée aux apprentios et nous nous mîmes en route pour le Grand Port.

La route descendait directement la pente douce vers la baie. Les servantus marchaient devant nous en grappes resserrées. Uls avaient trouvé le moyen de mettre du vert sur leurs uniformes, à l’origine semblables aux nôtres. Je ne comprenais pas l’attrait que leur trouvait un certain nombre de brunos. L’amour rendait définitivement bête et aveugle.

Nous parvînmes à destination alors que le premier bateau pénétrait la baie. A mesure qu’il se rapprochait, la foule sur le ponton prenait la forme de groupuscules, assemblés en fonction des teintes de cheveux. Les visages se tournaient dans tous les sens. Pour certains, ce voyage était leur premier par voie de mer et aussi loin. Aouls s’apercevraient rapidement que l’archipel n’était pas aussi immense qu’il leur paraissait alors et je me souvins de ma propre arrivée dans cette baie, le sentiment d’être dépasséo par tout ce qui m’entourait picota encore ma peau et je touchai les boutons de mon voile.

Un second navire fit son apparition, doublé dans le contournement de l’affleurement rocheux par un troisième aux voiles moins affalées. Durant ce temps, le premier plongea son ancre, largua son amarre. Una employéa du port l’arrima à la bitte. La passerelle, presque une échelle en bois, s’abattit sur le ponton et les planches vibrèrent bruyamment, on invita les passagers à descendre et une prudente désescalade s’engagea. On pouvait deviner les activités de chacun en avisant de leur pas plus ou moins certain sur l’étroit pontil. Les marins firent circuler les bagages dans une chaîne expérimentée et les arrivants récupérèrent leurs biens, un détachement de servants de chaque teinte vint à leur rencontre et aouls se lancèrent vers le Temple. L’opération se répéta pour chaque navire. Des servants restèrent sur place afin d’attendre les deux bateaux restants. L’après-midi glissait froidement vers sa fin et je ne les enviais pas.

Je pris en charge les deux brunos de l’Île Teve. Ols possédaient des bagages de tailles diverses, recouverts de la toile imperméable caractéristique de mon île natale. Ols avaient manifestement fait connaissance lors de leur petite odyssée et ols échangeaient leurs impressions, lo dénomméo Lomir boîtait sévèrement de la jambe droite et l’autre, Milenko, triturait une bestiole en crochet. Ols marquèrent une pause devant le Temple et ols se retournèrent pour contempler la modeste vue sur la baie, l’agencement des îles sur l’horizon apparaissait différemment depuis l’Île Teve et cela continuerait certainement de les perturber encore un certain temps. Plusieurs mois avaient été nécessaires pour l’estompe de mon propre dépaysement.

Je les guidai vers le dortoir. Les brunos arrivéos s’installaient déjà sous la vigilance de mes collègues. Nous les rassurâmes sur l’arrivée des bateaux qui apporteraient les deux derniers membres de la chambrée. La nervosité faisait affleurer les questions et la réticence de les poser se traduisait en crispations et maladresses, mes coadelphes répondaient d’une voix placide que je ne leur entendais pas d’ordinaire et je me surprenais à les copier. Nous fîmes ouvrir les bagages et nous inspectâmes leurs contenus, le règlement était strict et nous devions ôter toutes les substances teintantes ou artefact susceptible de conduire à leur fabrication. Un silence mortuaire grognait dans le couloir, tenu à distance par la volubilité que nous jetions à grande emphase dans la conversation. Milenko concassait sa peluche crochetée, à l’instar d’autres dont les divers objets auto-stimulateurs cliquetaient.

Les observer me donnait l’impression de me scruter en miroir, à quatre ans d’intervalle. Je me sentais aussi jeune qu’à l’époque et bizarrement autre, comme si ces années ne s’étaient finalement pas écoulées, un mauvais rêve dont le réveil m’avait transportéo dans un rôle différent que celui que j’étais censéo remplir. Mon cœur s’étreignait face à leurs peurs emplies d’espoirs et je respirais de n’avoir pas à subir la même pression, les mêmes entraînements, les mêmes cours sans fin. Encore ignares de ce qui les attendaient, la nouvelle promotion d’apprentios semblait plutôt détendue.

Lorsque la chambrée fut au complet, nous emmenâmes les sept brunos en visite des lieux. La nuit avait endormi les jardins et les fenêtres qui perçaient de toutes parts le bâtiment, reflétaient les lumières des couloirs et nos moindres mouvements. Une part de l’étage était dévolue aux apprentios, entre la salle d’eau, la salle de détente avec sa bibliothèque et, évidemment, ses jeux de stratégie. Nous enchainâmes par la succession de cours, où des torches jouaient avec les ombres des feuilles. Cette enfilade d’espaces en plein air servait autant de potager, de jardin médicinal, d’instrument pédagogique et de jardins de plaisir. Le parcours se conclut au réfectoire et la vue des buffets fit saliver les jeunes gens autant que nous, nous leur montrâmes la marche à suivre et ols allèrent s’asseoir à une table libre.

- Vous avez quartier libre ce soir, les informai-je. Un représentant de la Délibération va venir faire un discours de bienvenue et vous donner les instructions sur le déroulement de l’année. Bon appétit.

- Finalement, ce n’est pas très différent d’ailleurs, résuma Milenko. Ne pas se mélanger entre teintes et exécuter ce qu’on nous demande.

- Tu imaginais les choses autrement ? lo railla uno autre apprentio.

Je les laissais dans leur erreur, ols s’apercevraient bien vite qu’au contraire, les teintes ne se mélangeaient jamais autant qu’au Temple, tant que l’on était apprenti ou Dévoué. Nous dûmes faire une apparition lors du discours de bienvenue, serrés en rang d’oignon le long du mur du fond, droits dans nos uniformes. Les visages perdus des apprentis, attentifs et sursautant à chaque parole et chaque mouvement, réveillaient des échos douloureux. Pourtant il m’était difficile de croire que j’avais été à leur place, la même expression peinte sur mes traits. Aouls semblaient si ingénus !

A la fin du dîner, l’uno de mes collègues se dévoua pour montrer de nouveau le chemin du dortoir aux jeunes brunos en perdition et je fis bande à part, je longeai les arcades qui se dépeuplaient à mesure que je m’éloignais des réfectoires et je pénétrai le pigeonnier. Si la plupart des villes avaient le pneumatique, le Temple et quelques autres instances doublaient ce service d’une poste aérienne. Bien sûr, cette dernière n’était pas accessible à tous. Les servants y avaient droit. J’étais susceptible de réussir la Fusion un jour et de remplacer uno Dévouéo défaillanto ou décédéo ou, dans des dizaines d’années, quand mes cheveux auraient blanchi et que je ne serai de facto plus liéo à l’hiver mais au printemps, d’intégrer un nouvel équipage. J’étais à la fois précieuso et inutile.

- Oh, salut ! Ospyn, c’est cela ?

L’interpellanto avait la peau presque aussi brune que ses boucles et un sourire dépourvu de canines. Sagrario, uno Dévouéo de la promotion précédant la mienne, était connu pour ses Fusions rocambolesques avec les torrents. Ses coéquipiers se plaignaient souvent de devoir lo rechercher jusqu’à l’océan.

- Est-ce toi qui t’y connais en colombidés ? Je n’arrive pas à en approcher un pour lui attacher mon courrier.

- Tu as voulu un pigeon de cette cage ? Ceux-là ne partiront jamais d’ici, hormis par bateau afin que des messages nous parviennent. Il faut prendre un de ceux de ces cages-là. Leur destination est marquée ici.

- Ah !

Je capturai un oiseau et lui accrochai le message de Sagrario, le laissai s’envoler et lo Dévouéo paru soulagéo.

- J’ai toujours utilisé le pneumatique, jusqu’à présent, confia-t-ol. Mais man adelphe est partia dans un lieu non relié au réseau, au moment même où je veux lui demander des conseils pour ma présentation aux apprentios.

- Tu vas enseigner ?

- C’est juste une démonstration de la Fusion et de la Liaison. Je veux faire les choses biens.

- Tu peux rendre l’expérience un peu plus exubérantes que la réalité, réfléchis-je.

- C’est vrai que d’un point de vue externe, ce ne sont pas des phénomènes très attrayants. Voir un corps allongé et immobile, cela ne donne pas envie de persévérer dans les exercices bizarres !

Nous rîmes et je contins un désarroi croissant à l’idée que je n’en avais pas fini avec ces fameux exercices, mon cœur battait aléatoirement et une sueur gluante coula de mes mains. Sagrario finit par s’en aller. Je constatai en premier lieu que Sykpra ne m’avait pas répondu et relevai l’absence de message signalant un incident. J’espérais que son courrier était en route. Si on disait les brunos infidèles, les noiras aimaient séduire. Je devais calmer mon impatience de la revoir, al serait capable de l’interpréter incorrectement et de me rétorquer que j’étais jalouso comme unu blondu.

Je rédigeai ma missive et je choisis un oiseau pour qu’elle parvienne à l’Île Ley, je sortis dans la nuit et je respirai l’air franchement frais et humide exhalé par le jardin en fleurs. Mon cœur semblait enserré dans un étau et j’aurais voulu écarter ma cage thoracique pour lui libérer un peu d’espace. J’avais attendu sans hâte l’arrivée de la nouvelle génération d’apprentis. C’était un marqueur du temps qui passait, la sensation d’une étape de franchie. Nous étions à la fin du printemps, puis l’été s’installerait, l’automne, puis l’hiver où mes pouvoirs se réveilleraient, enchaînant sur une année suivante où la valse des saisons recommencerait. Un cortège de jours et de nuits, aussi varié que le tri de trèfles à trois feuilles, où l’espoir d’en dénicher un orné de quatre s’alimentait d’efforts vains et d’illusions éreintantes. Etait-ce cela que la vie me réservait désormais ? La morosité d’un bâtiment trop grand pour y retrouver son chemin et le choix de boutons sur mon voile comme seule perspective de changement, une chasse aux plis des draps en guise de routine matinale et l’attente du retour des missions de Sykora. Une sueur glacée dans mon dos quand je me réveillerais la nuit et la chimère qu’un jour tous ces fichus exercices me permettraient d’atteindre la Fusion et qu’un équipage puisse m’accueillir. Cette hypothèse en valait-elle la peine ?

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Sorryf
Posté le 19/08/2025
Una employéa du port l’arrima à la bite. -> faut mettre 2 t a bitte, sinon... XD

J'ai rigolé allu (?) châtain clair qui s'assume pas ! JUSTICE POUR LES CHATAINS CLAIR !!

Très intéressant de voir que les distinctions entre couleurs de cheveux entrainent aussi des séparations spaciales, de tâches, et aussi leurs lot de préjugés (blondus jalousux, noiras dragueuras, bruno infidèlos... Bordel que c'est dur a accorder, surtout avec le correcteur auto qui n'accepte pas xD pardon pour le massacre lol mais en tout cas a lire c'est bien plus simple et fluide) je trouve ça super, bon c'est triste mais c'est intéressant !
Je m'attendais a voir Lazar arriver sur l'île, mais non. Ul a sans doute été pris en charge par unu blondu, c'est pour ça?
Tac
Posté le 23/08/2025
OUPS ! J'ai toujours cru que ça s'écrivait pareil ! xD Merci!
Niveau séparations sociales, tu n'es pas au bout de tes peines ma pauvre (moi non plus T_T)
Tu as l'air de bien t'amuser avec mes pronoms, en dépit du correcteur automatique ! (t'imagines pas la tronche de word xD j'ai même pas osé passer mon texte dans antidote! ) ça me fait très plaisir, je me sens moins seulu dans mon délire.
Bien vu pour Lazar ! Tu choppes les codes héhéhé
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