Rapidement, les pins maritimes laissèrent leur place aux ormes et aux frênes, et les feuilles des chênes verts remplacèrent le tapis d’aiguilles du Sentier du Littoral. Au fur et à mesure que la vue se faisait de moins en moins dégagée, les regards des soldats s’attardaient de plus en plus sur les alentours. Ils mangèrent ainsi les cuisses de poulet fournies par Jacob sans quitter les broussailles des yeux.
Victor trouvait l’attention des hommes de Cytan démesurée. Cette partie de la forêt de Bramoncelle n’était pas réputée pour abriter ni prédateurs ni brigands et quand bien même ils en croiseraient, ils les entendraient avant de les voir. Le reste du voyage lui donna raison puisqu’ils ne rencontrèrent qu’un cerf solitaire, qui poursuivit son chemin après les avoir brièvement examinés.
Au bout de plusieurs heures de chevauchée, les cavaliers commencèrent à percevoir les remparts de Denohan au travers des troncs et feuillages de la forêt de Bramoncelle. Eloignées du bois, les murailles de pierre s’élevaient jusqu’à la cime de certains arbres, dominant les passants qui s’en approchaient. Sur les chemins de ronde, les silhouettes des gardes avançaient lentement, pourtant Victor ne doutait pas du rythme de marche qu’il leur était imposé.
A force de se rendre aux dîners auxquels son père était invité, Victor connaissait bien la ville. Ces repas réunissaient les dizaines d’armateurs, de capitaines et de marchands du coin qui profitaient du port commercial de Denohan pour faire tourner boutique. Outre le plus proche ami de Jacob, l’homme chez qui ils dormiraient ce soir était aussi un grand armateur de la région, ainsi que son parrain.
Alors qu’ils approchaient les remparts ouest de la ville, Victor sentit soudain une ombre les recouvrir. En levant la tête il vit dans le ciel la silhouette grise d’un immense oiseau les survolant en direction du Nord. Privé du Soleil par l’animal, Victor ne put distinguer la couleur de son bec ni la forme de son crâne mais il remarqua l’homme sur son dos dès que la bête les eut dépassés. Assis en tailleur, les bras croisés, un long catogan flottant dans le vent, les traits de son visage restaient imperceptibles pour Victor. Les oiseaux transportant des hommes n’étaient pas chose courante, pourtant Victor ne douta pas une seconde de la scène à laquelle il venait d’assister.
-Dis Papa, l’oiseau qui vient de passer, c’était…
-Un orniscur ? C’en était un, et pas des plus minces. C’est la première fois que tu en vois, n’est-ce pas ?
Victor ne répondit pas et regarda le volatile s’éloigner par-delà les frondaisons. Un orniscur ! Ces gigantesques oiseaux de proies le fascinaient par leur capacité à transporter de lourdes charges. L’intérêt de Victor pour les orniscurs ne se limitait pourtant pas à leur force. Leur nom apparaissait souvent dans les récits des grands mages car ces derniers en possédaient pour les accompagner dans leurs missions sur le champ de bataille. Ils leur permettaient notamment de parcourir de grandes distances en des temps records, et constituait un moyen de fuite fidèle et efficace dans les situations difficiles.
Victor se demanda qui était sur l’oiseau qui les avait survolés. Peu de gens avait le privilège de posséder un orniscur. Sans doute était-ce un mage lui aussi !
-Et l’homme qui voyageait sur son dos ? Qui était-ce ?
-A cette distance, tu penses bien que je n’avais aucune chance de le reconnaître, rétorqua Jacob. Pour tout te dire, j’ai à peine levé les yeux. La plupart des conseillers du roi en utilisent comme moyen de locomotion donc je suis habitué à en voir. Je suis l’un des seuls à rester avec nos bons vieux chevaux !
Jacob gloussa, fier de sa remarque.
Ils passèrent sous la herse de fer forgé et pénétrèrent dans la ville. Débarquant sur le Boulevard des Etals, marché à ciel ouvert traversant Denohan d’est en ouest, ils furent pris dans sa perpétuelle agitation et leur formation s’en retrouva dispersée. Les soldats durent jouer sur les rênes de leurs montures pour tenter de reconstituer la proximité nécessaire à la protection de Victor et Jacob.
Au terme de nombreux efforts, ils parvinrent à progresser à travers la foule en avançant au centre des bâtisses de pierre usée qui s’élevaient des deux côtés de la rue. Le bruit assourdissant du martèlement des pavés mêlé au sentiment d’écrasement que procuraient les édifices aux toits de tuiles donnait à Victor une sensation de vertige.
Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient, la foule s’épaississait et la fendre devenait de plus en plus difficile. Les piétons s’agglutinaient autour d’eux au point de frotter les chevaux de leurs épaules et la brèche que les gardes royaux créaient avec peine se refermait aussitôt derrière eux.
Dans la cohue qui régnait d’un bout à l’autre de la rue, un groupe arrivait cependant à se créer un chemin sans rencontrer de soucis. Du haut de son cheval, Victor apercevait la foule s’écarter à leur approche, laissant apparaître un cercle de pavés boueux autour d’eux. La troupe n’était effectivement pas des plus banales puisqu’elle abritait en son sein plusieurs Ichtades, dont les mains palmées et la peau bleu pâle parsemée de tâches mauves ne manquaient pas d’attirer l’attention. Victor savait par son père que la teinte de leur épiderme se fonçait au fur et à mesure que l’on se rapprochait de leur nombril mais il n’avait jamais eu l’occasion de vérifier ses propos.
Victor était désolé pour ces étrangers dont l’apparence faisait reculer les passants.
Ils réussirent finalement à atteindre le carrefour de l’Avenue du Port, dans laquelle ils s’empressèrent de s’engouffrer. La rue paraissait presque aussi bondée que celle qu’ils quittaient mais les risques qu’ils s’éparpillent de nouveau étaient amoindris car l’attention des passants n’était pas détournée par les marchands à la criée qui faisaient la renommée du Boulevard des Etals.
Ces deux artères perpendiculaires formaient les axes principaux de Denohan, séparant la ville en quatre quartiers inégaux. Chacun abritait des corps de métiers différents, réunis en fonction de l’emplacement des principales infrastructures de la cité. L’armateur chez qui ils se rendaient habitait naturellement dans le quartier du port de commerce, au Sud-Est.
Ils descendirent l’avenue qui débouchait sur le défluent Nord du fleuve Soine puis, à mi-parcours, tournèrent à gauche et s’engagèrent dans le district économique de Denohan. Après quelques zigzags dans les rues du quartier, une bâtisse de pierres blanches usées par le temps leur fît face. Encadrée par des maisons à colombages qui la dominaient par leur hauteur, sa silhouette massive la rendait pourtant plus robuste que ses voisines. La maison de Johan Guiton avait perduré à travers les âges, observant les générations de sa famille se succéder les unes après les autres sans jamais montrer aucun signe de faiblesse. A deux pas du port, elle lui permettait de s’y rendre à tout moment pour traiter de ses affaires.
Jacob mit pied à terre et s’avança vers la porte de bois laqué. Sa main n’eut pas le temps d’atteindre la cloche qui pendait du porche qu’elle s’ouvrit grand devant lui. Un homme d’âge mûr apparut sur le seuil. Ses cheveux grisonnants ondulant jusqu’à ses épaules, Johan Guiton souriait de toutes ses dents.
-Jacob ! Ça fait plaisir de te revoir ! s’exclama-t-il en le serrant dans ses bras. Tu me pardonneras mon accoutrement, il fallait que je m’habille ainsi pour mon déjeuner et je ne me suis pas changé depuis.
Johan avait mis sa tenue des grands jours. Il avait remplacé son traditionnel pantalon de daim par de fins collants blancs qui disparaissaient dans ses souliers de cuir et la chemise de lin qui couvrait sa poitrine était enveloppée d’une tunique aux rayures azur et or dont l’ourlet reposait sur ses genoux. Aux reflets des bagues de métaux précieux qui ornaient ses phalanges se mêlaient ceux des broderies cousues de son cou à son sternum et ceux de la ceinture argentée qui maintenait son habit autour de sa taille.
Jacob ouvrit la bouche pour répondre mais Johan ne lui en laissa pas le temps.
-Victor ! Comment vas-tu ? Et ces messieurs de la garde royale ? Ne restez pas dehors, il y fait chaud comme dans un four. Mirio s’occupera de vos montures. Mirio !
Un nain surgit à toute allure de derrière la maison avant de s’arrêter devant le porche, essoufflé par son sprint depuis la cour. Les mains sur les genoux, il leva la tête vers Johan en attente d’un ordre.
-Amène les chevaux de ces messieurs à l’écurie s’il te plaît. Et cesse de courir comme ça, tu vas finir par te tuer.
Mirio prit les rênes que lui tendaient les soldats et s’éclipsa.
Victor suivit son père à l’intérieur. Le hall avait été somptueusement décoré avec les trophées de chasse de la famille Guiton. Extraits de créatures marines et terrestres, ils avaient tous été obtenu par les prédécesseurs de Johan au cours de fructueuses expéditions. Chaque fois qu’il la voyait, la grande tête de cerf accrochée en face de l’entrée donnait à Victor l’impression de pénétrer dans la demeure d’un grand seigneur.
Johan, grand amoureux des animaux, ne supportait pas la vue de ce trésor générationnel et ne le sortait de son grenier qu’en de rares occasions, pour respecter la tradition familiale voulant que ces acquisitions soient exposées pour accueillir les visiteurs. Leur exhibition et la tenue qu’il portait indiquaient qu’il avait reçu un invité de marque pour le déjeuner car Johan avait presque autant horreur de ses « habits de saltimbanque » que de sa collection d’animaux empaillés. Sans doute avait-il conclu de nouvelles affaires, pensa Victor à la vue de l’air guilleret de l’armateur.
Il n’avait pas encore franchi le seuil que Johan prit à nouveau la parole :
-Ce petit gars commence à m’inquiéter, je crois qu’il a un grain. Il me prend pour son sauveur parce que je suis le premier à l‘employer sans le frapper ou l’insulter. Il refuse même d’entrer dans la maison sous prétexte qu’il n’en est pas digne. Vous savez quoi ? Il me fait penser à ces animaux blessés que l’on recueille pour les soigner et qui refusent de retourner à la vie sauvage ensuite. A ce propos, vous saviez…
-Johan…
-…que j’ai trouvé un chaton dans la rue la semaine dernière ?
-Johan, insista Jacob.
-Le pauvre était tout sale et j’ai dû…
Jacob posa sa main sur l’épaule de son ami.
Johan se retourna brusquement, surpris par ce contact impromptu. Emportée par l’élan de sa marche rapide, sa jambe se leva comiquement et faillit percuter le vase ichtadien au pied du mur.
-Hein ? Quoi ?
-Johan, tu nous raconteras tout ça plus tard, tu veux bien ? Laisse-nous souffler un peu, nous n’avons même pas encore posé nos affaires.
-C’est que tu ne sais pas qui j’ai reçu ce midi. Karl Bajer en personne ! Il voulait discuter avec moi de ma…
-Plus tard Johan, plus tard, le coupa Jacob. Laisse-nous nous installer d’abord. En plus, il faut que j’aille faire quelques emplettes en ville. Nous discuterons de Bajer au dîner, d’accord ?
Le regard de l’armateur se posa sur l’homme qui l’avait interrompu. Puis sur ceux qui le suivaient. Il répéta ce va et vient des yeux avant de finalement les fixer dans ceux de Jacob.
-Quoi ? Tu n’es pas heureux de me revoir ? Va donc poser tes affaires, sans-cœur. Nous converserons ensuite.
-Avec plaisir ! Cela m’évitera tes monologues sans queue ni tête, vieux fou.
Les deux amis rirent de bon cœur.
Victor assistait à la scène, identique à chacune de leur venue. Jacob et Johan s’étaient rencontrés grâce aux affaires mais leur amitié n’avait rien d’intéressée. Bien qu’ils ne partageassent pas la même vision du monde, leurs valeurs communes les avaient rapprochés au point de tisser entre eux un lien indéfectible si bien que Victor s’imaginait difficilement des amis mieux s’entendre que ces deux-là.
Un orniscur? J'ai hâte d'en apprendre plus sur eux! La façon d'introduire cette espèce dans l'histoire est plutôt habile à mes yeux, car juste après on en apprend un peu plus sur l'histoire de ton univers. Cette technique a très bien marché ;)
Le contraste entre le calme de la nature et l'agitation dans la ville est bien retranscrit, surtout en passant par l'usage du bruit.
Juste après, on rencontre les Ichtades et tu nous livres un nouveau bout d'Histoire. Ce n'est qu'à la 4ème lecture que je me suis rendue compte que c'ets la même technique de narration que pour l'orniscur, ça marche vraiment bien!
Je vais revenir pour la suite du chapitre. A bientôt!
Il semblerait que la technique du "il voit, il pense" fonctionne bien. J'en suis ravi.
Quand tu parles de quatrième lecture... Est-ce que mon texte manque de clarté ? Ou ai-je sous-estimé ta motivation à lire Le Chant du Sable Moite ?
Je serais ravi de lire tes futurs retours !
J'espère que tu trouveras le temps d'écrire la suite malgré la rentrée et l'année chargée qui t'attend. Compte sur moi pour t'accompagner dans tes avancées de ton roman!
"Ces deux artères perpendiculaires formaient les axes principaux de Denohan, séparant la ville en quatre quartiers de tailles identiques. Chacun abritait des corps de métiers différents, réunis en fonction de l’emplacement des principales infrastructures de la cité."
Une description très succincte qui donne une image claire de la ville, bien joué. Petite parenthèse: dès la première lecture, je me suis rendue compte que c'est exactement la structure que j'imagine pour Les Fractales dans mon propre roman. XD
"Johan Guiton souriait à s’en déchirer les lèvres. " ça a l'air douloureux...^^
Tu gères bien les description des vêtements et de la décoration, c'est très agréable à lire. Par contre je me demande comment Victor fait pour rester aussi calme face aux animaux empaillés, il ne doit pas beaucoup apprécier cette pratique...
Suggestion ponctuation: "Sans doute avait-il conclu de nouvelles affaires (virgule) pensa Victor à la vue de l’air guilleret de l’armateur. "
L'amitié entre les deux hommes m'intrigue, Johan n'a pas l'air de souvent écouter ce que son entourage lui dit. Il est un véritable moulin à paroles. Johan et Jacob ont l'air de bien se connaître, mais leur caractère décalé les opposes. J'ai envie d'en savoir plus sur ce qui les lie l'un à l'autre.
Comme indiqué en en-tête, une relecture est prévue pour corriger les passages manquant de clarté ou de cohérence. Je l'ai commencée hier (3 semaines après l'avoir annoncé...) donc je vais corriger la réaction de Victor face aux animaux empaillés.
Tu as tout à fait raison, il ne devrait rester si calme.
Quant à l'amitié entre Jacob et Johan, je ne veux pas trop en révéler sur leur amitié pour le moment. Non pas qu'il y ai un quelconque mystère à dissimuler mais si j'arrive à te faire comprendre ce qui les relie par le texte et par leurs dialogues, j'y trouverais plus de satisfaction que si je t'expliquais tout en détail.
Merci pour les retours positifs, notamment sur la description de Denohan.
PS : Ravi d'avoir pu te faire révéler un indice sur les fractales ^^