L’incident clos, ils prirent tous possession de leur chambre et Johan dut se rendre au port pour affaires.
Jacob partit alors en ville. Les quatre gardes le suivirent malgré sa demande insistante pour qu’au moins un d’entre eux reste auprès de Victor.
Dans la bâtisse aux murs remplis de tableaux, Victor demeurait donc seul. Il comprenait cependant le refus des soldats. Leur mission était de protéger le maître des coffres, pas un adolescent de dix-huit ans. De toute façon, qui voudrait s’en prendre à lui ? Il ne jouait aucun rôle dans la vie du pays.
Il commença à déambuler dans les couloirs. Ses récits de mages préférés étaient dans son sac mais il n’avait pas la tête à lire pour le moment. Il préférait ressasser les souvenirs attachés à la bâtisse, les moments vécus avec Johan et son père qui l’avaient marqué. En vérité, les meilleurs instants passés en compagnie des deux hommes n’étaient pas liés à la maison mais aux différents navires sur lequel l’armateur les avait fait embarquer.
La mer manquait à Victor.
Le tangage et le roulis du bateau le berçaient, et il s’endormait toujours plus facilement dans sa cabine au plancher balloté que sur le sol immobile de sa chambre. De plus, la compagnie des membres de l’équipage l’enchantait car ces marins cachaient sous leurs airs bourrus un sens de la fête des plus singuliers. Cependant, sans doute parce que Johan n’embauchait que des équipages compétents, ils gardaient à l’esprit le sens des responsabilités et ne se saoulaient jamais plus que nécessaire. Sauf une fois à quai, bien entendu.
Ce qui poussait le plus Victor à prendre la mer étaient pourtant les sensations que la navigation lui procurait. Parfois, lorsque le voilier était en avance dans son plan de voyage, le capitaine autorisait Victor à prendre la barre. Pour peu qu’il réussisse à se plonger dans le même état second que lors de ses promenades, l’euphorie procurée par l’expérience s’en trouvait démultipliée.
Là aussi, sa conscience lui rapportait tout ce que ses sens percevaient. Il sentait la houle soulever la coque et la poupe briser les vagues. Il respirait les embruns, entendait le claquement sec des voiles giflées par le vent et le crissement des écoutes et des drisses tendues par l’effort. Au contact du bois ébréché de la barre à roue, ses doigts répondaient instinctivement aux pressions qu’exerçait le courant sur le gouvernail, se laissant porter par les ondes aquatiques comme un oiseau jouant dans les courants ascendants des basses atmosphères. Plus le temps se dégradait, plus il prenait du plaisir à tenir le cap. Au calme intérieur se mêlait alors une touche d’adrénaline, et une exaltation des plus enivrantes s’emparait de son corps. La même chaleur douce naviguait alors à travers ses muscles, parcourant l’intégralité de ses membres.
A la pensée de ces souvenirs séduisants, Victor se sentit submergé par une vague de mélancolie. S’il le pouvait, il passerait sa vie en mer. Mais la société humaine s’était malheureusement construite sur le plancher des vaches et il ne pouvait rien y changer.
Les illustrations de bateaux encadrées aux murs ne l’aidaient pourtant pas à oublier ce fait. Allant des estampes de navires aux tableaux du port de Denohan en passant par des plans d’anciennes embarcations, les couloirs étaient remplis de références nautiques. Johan était un passionné de navigation et évoquer ce sujet devant lui menait inévitablement à un long monologue sur ses débuts et son évolution à travers les âges. Même Jacob, pourtant l’un des rares capable d’interrompre Johan sur ses lancées habituelles, ne pouvait éviter le récit des exploits accomplis par les navires de Lang’rok. Ces derniers avaient fait leurs preuves au point que la Monachie de Fjöllvon refusait d’en utiliser d’autres pour leur flotte, non seulement pour rendre hommage au colosse architecte mais aussi parce qu’ils leur permettaient à la fois de pêcher, de transporter des marchandises et de voyager de manière simple, efficace et peu coûteuse.
Voilà qu’il se mettait à répéter les paroles de l’armateur ! Il l’avait tellement entendu de sa bouche qu’il connaissait désormais son discours par cœur. Victor sourit, amusé par cet apprentissage involontaire.
Il arpentait encore les couloirs lorsqu’il entendit toquer à la porte. Johan était rentré ! Victor commença à descendre les escaliers pour l’accueillir.
Ce n’est qu’à mi-hauteur des escaliers que Victor réalisa son erreur. Johan n’était pas du genre à oublier ses clés. Alors pourquoi avait-il toqué ?
Il remonta les marches quatre à quatre pour voir par la fenêtre de sa chambre qui se tenait devant la maison. Victor passa sa tête par l’entrebâillement des battants et regarda en direction de l’entrée. Eclairés par un soleil dont les plus bas rayons commençaient à rougir, les quatre hommes chargés de la protection de Jacob attendaient là, le regard fixé sur la porte, des sacs de toile reposants sur leurs épaules. Aucune trace de son père cependant.
Cytan leva la tête vers Victor.
-Votre fils est à la fenêtre Monsieur.
Un léger bruit métallique se fit entendre, puis le bras de son père dépassa de sous le porche et fit un signe de la main vers le ciel.
-Victor, tu es là ? Viens donc nous ouvrir s’il te plaît, je suis très chargé. Et j’ai quelque chose pour toi.
Victor se dit qu’il devait réellement manquer de discrétion pour que Cytan l’ait repéré ainsi. Voilà un point qu’il devrait travailler.
-J’arrive tout de suite, répondit-il.
Du coin de la maison surgit alors Mirio, courant à toute allure. Il brandissait un trousseau de clés dans sa main droite, qu’il agitait maladroitement pour signaler sa présence aux gardes vers qui il se dirigeait. Il s’arrêta devant le porche pour reprendre son souffle.
-Je vous ai entendu… depuis la cour… Monsieur Rivell, souffla-t-il les mains sur les genoux.
-Johan a raison, Mirio. Tu devrais penser à ralentir de temps en temps.
Mirio leva les yeux vers Jacob. Et les écarquilla aussitôt.
-Vous allez… offrir cette chose… à votre fils ?
-Bien sûr. Il le mérite amplement.
La remarque de Mirio avait attisé la curiosité de Victor. Il était courant que son père lui offre des présents mais la réaction du nain lui indiquait qu’il ne s’agissait pas d’un simple recueil de récits ou d’une tunique de plus. Il dévala les escaliers aussi vite qu’il le put et sauta les huit dernières marches d’une traite. Ses pieds le réceptionnèrent agilement sur la peau d’ours qui faisait office de tapis, non sans émettre un bruit mat.
La porte s’ouvrit au même instant et Jacob pénétra dans le hall avec un énorme colis dans les bras. Surplombé d’un tissu bordeaux épousant sa forme de dôme, le dessous du paquet était dissimulé par les bords de l’étoffe pendante.
Jacob le posa tant bien que mal au sol et retira le tissu d’un geste brusque, laissant apparaître une cage à oiseaux haute de plus d’un mètre et demi.
-Voilà pour toi Victor ! Pour ta rentrée à Galdur !
A l’intérieur de la cage se trouvait un oiseau au duvet gris clair, à peine plus grand qu’un moineau. Son bec crochu était d’un noir profond et ses yeux s’agitaient continuellement à l’intérieur de leurs orbites. Victor n’avait pas la moindre idée de quelle espèce l’oisillon était issu.
-C’est... Il est pour moi ?
-Puisque je te le dis.
-Mais ? Qu’est-ce que c’est exactement ?
-Un orniscur bien sûr. Celui-là est encore un nouveau-né mais il grandira vite, je te le garantis. Dans peu de temps, il ne logera même plus dans sa cage.
Comment cet être chétif pouvait-il être un orniscur ? Il n’avait rien à voir avec le géant qui les avait survolés quelques heures plus tôt. Ses petits yeux nerveux lui donnaient plus l’apparence d’un merle effrayé que celle d’un rapace sans pitié.
-Ne soit pas aussi dubitatif ! Les orniscurs sont réputés pour leur croissance rapide. Cet oiseau en est un, vieux de quelques jours à peine.
Victor en resta bouche bée. Son père lui offrait vraiment un orniscur ? Non seulement il allait devenir mage, mais il venait en plus de faire l’acquisition de leur animal emblématique !
Sous le coup de l’émotion, il réussit tout de même à articuler :
-Merci. Merci beaucoup Papa.
-Allons, allons, ce n’est rien qu’un oiseau. Tu le mérites, crois-moi. Je compte sur toi pour en prendre soin. Il te rappellera la chance que tu as d'avoir intégré Galdur et il te soutiendra dans tes études. Alors profites-en pour travailler avec application !
-Je te le promets Papa.
-Je t’ai également acheté de quoi le nourrir pour les jours qui viennent. (Il fit signe aux soldats de déposer les sacs qu’ils transportaient sur leurs dos).
-Mais comment suis-je censé l’élever ? Je ne sais même pas si c’est un mâle ou une femelle.
-C’est un mâle. Ne t’inquiète pas pour ce qui est de son éducation. Le nourrir jusqu’à ce qu’il soit en âge de le faire lui-même sera amplement suffisant. Cela te permettra de consacrer ton temps aux études.
-Je vais l’appeler Kahld.
-Excellent. (Jacob se tourna vers l’oiseau.) Bienvenue dans la famille, Kahld.
Victor entendit alors des pas pressés monter les marches du perron. La porte d’entrée laissa place à Johan, haleté par sa marche rapide.
La vue de Jacob et de ses gardes parut le surprendre.
-Vous êtes déjà rentrés ? Mirio vous a ouvert j’imagine. Pardon pour mon arrivée tardive, j’ai été retenu au port par un imprévu. Figurez-vous que… (Il aperçut la cage posée sur la peau d’ours) Qu’est-ce que c’est que ça ? Un oisillon orniscur ? Jacob, tu as acheté un orniscur ?
Alors que Jacob lui expliquait la raison de son achat, les yeux de Johan s’attardèrent sur Kahld et il s’accroupit près du grillage de fer, à hauteur du perchoir de bois clair. Les deux êtres se jaugèrent l’un l’autre du regard pendant quelques secondes avant que le visage étonné de l’armateur ne s’attendrisse.
-Il est tout de même mignon avec ses yeux vairons. Victor prendra bien soin de toi, j’en suis convaincu. (Johan prit une voix mielleuse) Oui, c’est de toi que je parle.
Johan passa ses doigts au travers des barreaux de la grille pour caresser l’orniscur. Craintif, Kahld répliqua en lui pinçant violemment l’index du bout de son bec.
-Aïe ! cria Johan en retirant sa main d’un coup sec. Pas encore adulte mais déjà féroce !
Il commença à sucer son doigt pour arrêter le saignement.
Victor ne l’avait pas remarqué au premier abord mais les yeux de Kahld étaient en effet hétérochromes. Le droit était bleu ciel tandis que du vert olive emplissait l’iris du gauche.
Johan reprit aussitôt la parole.
-Je suis désolé de vous le dire si tard dans la journée mais vous devrez partir tôt demain matin. Je dois recevoir les autres armateurs de Denohan pour déjeuner et la décision a été prise il y a quelques heures à peine. Quand je pense que je vais devoir laisser cette horrible décoration sur les murs de mon hall d’entrée une journée de plus… soupira-t-il tristement. Bon, il est temps que je vous fasse goûter ma recette de bar rôti. Je les achetés ce matin, vous m’en direz des nouvelles !
-Ne t’inquiètes pas pour notre départ Johan, le rassura Jacob. Nous avions déjà prévu de te quitter tôt dans la matinée car nous ne voulions pas atteindre Tracanepont trop tard. Tu sais à quel point il est difficile de trouver des chambres dans ses auberges une fois le soir tombé, n’est-ce pas ?
-Bien sûr que je connais la disponibilité des auberges de la ville, pour qui me prends-tu ? Je te conseille d’ailleurs de ne pas loger dans la première venue, Tracanepont est de plus en plus malfamée. Rends-toi au Navire sans coque, c’est la meilleure enseigne du coin et le propriétaire est un ami à moi. C’est un homme honnête qui ne te fera pas monter les prix sous prétexte que tu as les moyens, crois-moi. Dans le cas où il n’aurait plus de chambre à ton arrivée, dis-lui que tu viens de ma part, il t’en libérera une.
-Je suis un habitué du Navire sans coque ! Ravi de constater que nous avons les mêmes critères de sélection. En revanche, je ne comprends pas pourquoi tu t’inquiètes à propos de Tracanepont. J’y suis passé il y a quelques jours et la ville m’a semblée tout à fait habituelle.
-Ecoute. Il manquait la moitié de la cargaison de mon navire cet après-midi. L’équipage s’était fait attaquer par des pirates peu après avoir passé Tracanepont et ce n’est pas la première fois que ça arrive ! D’autres bateaux ont eu le même problème dans les alentours de la cité, c’est pourquoi nous nous réunissons entre armateurs demain. Il n’existe encore aucune preuve de ce que j’avance mais je pense fortement qu’une nouvelle bande de brigands a fait de Tracanepont son terrain de chasse. Et toi et ta richesse êtes des cibles de choix !
-Tu ne m’apprends rien en me disant que Tracanepont abrite des bandits. Cela a toujours été depuis la création de la ville. Je te remercie quand même pour tes conseils Johan, nous tâcherons d’être prudents. (Le visage de Jacob retrouva son sourire) Tu nous as parlé d’un bar rôti, je me trompe ? Je suis curieux de savoir quelle partie de la recette tu vas rater cette fois-ci.
Les yeux de l’armateur s’illuminèrent. Il pointa un doigt provocateur vers son ami.
-Ne me mets pas au défi comme ça Jacob ou je te garantis que tu t’en mordras les doigts. Je vais vous faire le meilleur bar que vous n’ayez jamais mangé ! Au point que vous en redemanderez après l’avoir terminé !
- "Oui, c’est de toi dont je parle" : "que je parle" (faute que plein de gens commettent)
- "le meilleur bar que vous n’ayez jamais mangé" : "le meilleur bar que vous ayez jamais mangé" ("jamais" a un sens positif dans ce type de formulation). Faute tout aussi courante que la précédente. Je suis casse-pieds ? je sais :)
C'est plus un "incident" qu'un "accident", non?
Le passage sur la navigation est très beau, on n'a aucun mal à se représenter l'euphorie de Victor lorsqu'il a la chance de se retrouver à bord d'un navire. Ces quelques paragraphes nous font la promesse d'une belle aventure en mer, mais je doute que Victor puisse y participer s'il doit intégrer Galdur.
"Les illustrations de bateaux encadrées aux murs ne l’aidaient pourtant pas à oublier l’océan." Je ne comprends pas le "pourtant" dans cette phrase...
Les navires de Lang’rok? La Monachie de Fjöllvon? Les noms sont très jolis, mais je ne sais pas à quoi les rattacher. Ce sont des noms de Famille? Des noms de provinces, de Pays? Ce n'est peut-être pas très important pour l'instant, mais j'aimerais bien en apprendre plus sur eux pour mieux me représenter ton univers fantastique :)
Victor manque peut-être de discrétion, mais il est futé ^^
Un oisillon orniscur! Quelle superbe idée! J'ai hâte de voir l'évolution entre Victor et son nouveau compagnon, ça me rappelle un tout petit peu Eragon ^^
Kahld ressemble beaucoup à Karl, c'est fait exprès?
Les yeux hétérochromes... c'est le genre de détail qui me charme beaucoup chez les personnages de fiction.
"J’y suis passé il n’y a pas 5 jours" -> cinq jours ?
" Je me fais peut-être des idées mais il manquait la moitié de la cargaison de mon navire cet après-midi." Ce n'est pas juste se faire une idée, ça a l'air assez sérieux là...
La présence des bandits rajoute une touche d'aventure à ton récit, j'ai hâte de voir ce que ça nous réserve!
C'est un incident, tu as tout à fait raison. Il faut vraiment que j'apprenne à me relire...
De même pour "les idées" que se fait Johan...
Pour ce qui est du "pourtant", puisque les souvenirs de navigation rappellent à Victor qu'il est forcé de vivre sur terre, il cherche à ne pas trop y penser, pour diminuer sa "peine". Si ce n'est pas suffisamment clair, il faudra que je modifie ça aussi.
Lang'rok est un grand mage aujourd'hui décédé, la Monachie de Fvöllvon est un pays. Le manque d'informations autour de ces noms est voulu, je ne veux pas trop en dire. De plus, il m'a semblé logique que les personnages n'aient pas besoin d'explications puisqu'ils connaissent leur monde.
Le nom de Kahld est en vérité issu de Galdur, mais c'est vrai qu'il ressemble à Karl aussi.
5 jours car Jacob est passé par Tracanepont à l'aller. Ce n'est pas dit de manière précise car ce n'est pas très important.
Le chapitre 3 avance bon plein, j'espère pouvoir le sortir d'ici une semaine ou deux (plutôt deux). C'est étonnamment dans la semaine où j'ai le plus de boulot que j'arrive le plus à écrire ^^
A plus !