Un instant après, je me retrouve dans le bocal, en train d’essayer de regarder autour de moi, sans succès. Je me sens tout engourdi, tout bizarre.
— Alors, Hélios, ça fait quoi d’être transformé en crapaud ? Ah ah ah !
— Bof. Je me sens bizarre. Tout froid et pas en super forme j’ai l’impression.
— Oui, moi aussi, mais j’imagine que c’est normal vu que tonton nous a gardés dans un bocal et que nous sommes des animaux à sang froid.
N’empêche, je n’aime pas beaucoup cette sensation. J’ai l’impression d’être sorti dehors en plein hiver avec juste un slip.
— Tonton ! s’exclame soudainement Solène après avoir poussé un petit cri de surprise.
Deux secondes après, je comprends pourquoi lorsque je perds brusquement l’équilibre et tombe sur le dos. Aïe ! Il ne pourrait y aller plus doucement tonton ? Comment il s’est débrouillé pour nous faire tomber alors qu’on a quand même quatre pattes ? Il a cru qu’on avait des ventouses au bout des orteils comme les rainettes vertes ou quoi ?
Bah oui, parce que j’ai tout de même appris des petits trucs sur d’autres anoures que les grenouilles pendant mes recherches hein ?
— Bon, ben j’ai des grenouilles dans le ventre moi ! annonce soudain Solène, ce qui me déroute un peu.
— Hein ? Quoi ? Comment ça Solène ? Tu veux dire quoi par-là ? T’es enceinte ? Mais c’est pas possible non ?
J’entends Solène pouffer de rire dans ma tête.
— C’est une expression patate ! Je l’ai découverte pendant mes recherches : « avoir des grenouilles dans le ventre », ça veut juste dire avoir faim !
Maintenant que Solène en parle, c’est vrai que moi aussi je meurs de faim.
— Ah ok… tu m’as fait peur. Et je ne suis pas une patate !
— En plus, je suis un mâle je crois.
Je n’ai pas le temps d’interroger ma sœur sur cette dernière info que je me retrouve subitement dans l’eau (vraiment tonton, tu pourrais prévenir !). J’en ressors aussitôt, nageant brièvement avant de remonter sur le bord à l’aide de mes pattes plutôt courtes, en marchant tranquillement. Ben quoi ? Il ne saute pas mon crapaud ? Cette arnaque ! Et moi qui étais tout content à l’idée de pouvoir faire des bonds de géant…
Bon, peu importe, je me sens bien mieux ici, à profiter des derniers rayons du soleil, que dans l’eau. Ça me réchauffe.
— Qu’est-ce que tu fais Hélios ? Reste pas sur le bord ! Viens nager, c’est super ! Et puis il y a des moustiques ou araignées d’eau qui rôdent et je peux te dire qu’ils sont-
— Délicieux ? je la coupe dans sa description en riant. Ça me rappelle bien quand on était des hérissons ! J’ai hâte de goûter à de petits insectes moi aussi !
— C’est vrai que ça rappelle de bons souvenirs[1], soupire Solène. Mais n’empêche que c’est assez différent, parce que la langue de dix centimètres, c’est quelque chose quand même !
Solène a l’air de bien s’amuser, plus que moi j’ai l’impression. Car j’ai beau avoir faim moi aussi (apparemment, tonton ne nous a pas nourris), vu comment je suis engourdi et mal dans ma peau, un peu de soleil avant de manger ne pourra que me faire du bien. Par contre, il y a un truc quand même qui me paraît curieux :
— Au fait, et ta peau Solène ? Comment tu te sens dans ta peau ? Parce que moi en plus d’être engourdi j’ai aussi la peau qui me tire, c’est super bizarre.
— Tu n’as qu’à venir dans l’eau ! Moi, je me sens trop bien dans l’eau ! Ou alors, si tu sens que ton crapaud préfère rester à terre, peut-être que ta peau tire juste parce qu’elle est trop petite et que tu vas bientôt muer ?
— Muer ? Hein ? Les grenouilles ça mue comme les serpents ? Mais n’importe quoi, si c’était le cas, on verrait des peaux de grenouilles flotter partout !
— Ah ah ah ! J’imagine très bien la scène ! Mais non Hélios, quand les grenouilles muent, elles mangent leur peau discrètement, alors tu ne remarques rien.
Les anoures mangent leur peau ? Sérieusement ? Beurk. Moi, ça m’arrive de me ronger les ongles quand ils sont trop longs, mais manger toute ma peau ? Non merci, il n’aura qu’à attendre que je sois sorti de sa tête pour le faire mon crapaud. Non, mais.
Comme pour me rassurer sur ma décision, un truc indéterminé, mais assez gros passe à ce moment-là sous mon nez et d’un petit coup de langue, je m’empresse de l’attraper, de l’écraser sur le haut de mon palais, puis de le pousser au fond de mon gosier en fermant les yeux.
Oui oui. Parce qu’ils sont trop fort les anoures : ils mangent avec leurs yeux !
*** Informations documentaires ***
C’est normal qu’Hélios ait froid, les crapauds font partie de ces animaux qui ne peuvent pas réguler leur température. S’il fait chaud, ils sont chauds, s’il fait froid, ils sont froids.
Les scientifiques disent qu’ils sont ectothermes. De façon populaire, on utilise aussi l’expression « animaux à sang froid ».
Les anoures sont donc obligés d’hiberner en hiver. À noter que certaines grenouilles, comme les grenouilles des bois (Alaska, Amérique du Nord), sont capables de survivre en passant l’hiver littéralement congelées.
Les crapauds et grenouilles ne peuvent pas être « enceintes » puisque ce ne sont pas des mammifères. Ils pondent des œufs, mais ne portent pas leurs bébés dans leur ventre.
Il est exact que les grenouilles et crapauds muent ! Et aussi étonnant que cela puisse paraître, nous ne le savons généralement pas, car ils mangent le plus souvent leur mue de façon très discrète (afin d’en récupérer les nutriments) alors qu’elle est encore sur leur dos.
[1] Voir « le casque magique : les hérissons gloutons »