Le vent sifflait dans le micro de son téléphone et envolait les pans de son trench kaki en même temps que ses raides cheveux blonds. Olivia parlait tout en réfléchissant.
- Je crois que je ne réalise pas vraiment . Je sais que je suis ici et que c'est trop bien, mais je n'arrive pas encore à me rendre compte que ce n'est pas juste des vacances. Que je vais rester.
- C'est normal Holy. Tu as tout le temps. Profite.
- J'aimerais bien, mais je suis trop énervée pour ça. Franchement Gigi, c'est la pire. Comment j'ai pu me faire avoir pendant si longtemps ? Cinq ans, mon dieu ! Tu sais ce qu'elle fait ce matin ?
- Quoi ?
- Elle m'appelle pour me demander où sont les tasses de sa grand-mère. Elle croit quoi ? Que je suis partie avec ?
Ses écouteurs vissés dans les oreilles, Jorge, qui débarrassait la table ronde métallique de son salon-bureau-cuisine, se figea.
- Mais ? C'est c'que t'as fait, non ? Tu me fais trop rire. Je t'aime.
- Moi aussi, je t'aime. C'est pas la question... J'arrive là.
- Super !
- Tu m'as dit qu'il te fallait quoi déjà à la pharmacie ?
- De l'humalog, mais ne t'en fais pas. Ojala, tu leur dit mon nom et ils comprendront.
Olivia écrasa le micro de son téléphone sur son cœur et entra dans la petite boutique. De l'autre main, elle touchait nerveusement sa propre ordonnance et sa carte vitale. Nouvelle ville, nouvelles règles, nouvelles peurs, nouvelle vie.
En ressortant, après s'être débattue avec son petit flacon de gel hydro alcoolique, Olivia reprit Jorge au téléphone. Sur le trottoir, elle prit le temps de soupeser, satisfaite, son petit sac en papier, la boîte de son THS* à côté de l'insuline de son ami. Son pouls battait deux fois moins vite.
*
À la pharmacie, on ne lui avait pas demandé pourquoi elle avait cette ordonnance, ni « pour quoi est ce qu'elle devait » prendre un traitement hormonal. On ne lui a pas dit que le produit était en rupture de stock. On n'avait pas non plus ostensiblement vérifié trois fois son nom et son numéro de sécu...
*
Elle avait si souvent été retenue et ennuyée à la pharmacie qu'elle n'en attendait plus grand chose.
En fait, pour une fois, ça ne s'était même pas si mal passé.
La pharmacienne, en plus d'avoir juste décemment fait son travail, avait, le temps que le terminal de paiement se connecte, lancé une discussion informelle, somme toute très sympa, et pas du tout intrusive. Elle lui avait demandé si elle se plaisait en ville et pour combien de temps elle comptait rester.
Olivia avait aussi donné le nom de son ami et expliqué la situation. Après avoir cherché, dans son trieur carton, une ordonnance, la pharmacienne s'était attelée à tamponner, signer, scanner, ranger et sélectionner dans son logiciel le médicament, afin que le robot géant derrière la vitre vienne l'attraper sur son étagère, et le faire tomber dans le toboggan du côté des caisses.
Olivia avait fait mine de se perdre dans ses pensées, le téléphone toujours pressé contre son vêtement. Elle avait pu observer du coin de l'œil son interlocutrice concentrée. La pharmacienne, qu'Olivia trouvait très belle, avait des vanilles et un rouge à lèvres assorti aux lanières de son masque transparent.
Les picotements dans sa poitrine la surprirent. Était-elle vraiment en train d'avoir un crush sur une pharmacienne, un lendemain de déménagement, à 500km de son ancien chez elle ? Elle se demanda si ce n'était pas aussi l'amabilité et la courtoisie, inhabituelle pour elle dans un tel cadre, qui la confusaient.
Depuis des années, Olivia s'était interdite d'entretenir ce genre de sensations. Avec rigueur, elle anesthésiait et évacuait tout sentiment d'attirance naissant à chaque fois qu'il se présentait. Et à cet instant - était-ce à cause des changements dans sa vie, de la joie de revoir son ami, ou plutôt une manière de se consoler de cette relation amoureuse qui se terminait si mal ? - Olivia décida de se laisser rêver un petit peu encore. Jusqu'à sa prochaine visite du moins.
Parce que oui, elle se souviendrait de revenir s'approvisionner dans cette boutique. Il valait mieux parcourir les quatre arrêts de métro qui séparaient la pharmacie de son nouveau chez elle, plutôt que d'affronter un personnel transphobe, perdre une demi-heure, avoir à se justifier ou encore appréhender et essayer de ruser tous les mois.
- J'ai ton médoc'.
- Merci, tu me sauves.
Zut ! Trop stressée, Olivia n'avait pas pensé à regarder le nom sur la blouse de la gentille pharmacienne. Elle aurait bien aimé le connaître... Raison de plus pour revenir !
- Bref, reprit Olivia en essayant de se concentrer sur le chemin et sur son histoire. Ce n'est pas comme si elle en avait quelque chose à faire des tasses de sa grand-mère quand j'étais là. Ni de moi d'ailleurs. Au moins, ça m'a payé le voyage.
- C'est déjà ça.
Jorge re-agençait les coussins du canapé. Il avait envie que son appartement soit le plus agréable possible pour l'arrivée d'Olivia.
- T'étais au courant qu'il faut vendre un rein pour prendre le train maintenant ? Je ne vais pas me plaindre, j'ai pas payé de ma poche. Aaaah ! Je parle trop pardon. Je suis super contente de te voir.
- Moi aussi Holy Honey. Je suis vraiment content que t'aies trouvé cette location si vite.
- L'appart est splendide !
- Tu sais que j'ai très envie de venir squatter everyday ?
- C'est sûr ! Bah écoute, t'es le bienvenu !
- Tu te souviens quand on parlait d'être colocs...
- Oh oui !
Rue de Circé, Olivia s'arrêta à quelques mètres d'un magasin de déguisements dont, ni le sobre nom - « fête et déguisements » - ni la joyeuse enseigne colorée ne laissaient imaginer ce qu'il s'y tramait réellement. Olivia, ignorant tout des étranges et inquiétantes tribulations, laissa valser son attention.
°
Le contenu de la vitrine d'une boulangerie avait happé son regard. Alléchée, elle se demandait si Jorge avait de nouveau le droit de manger des viennoiseries. Les croissants à la margarine avaient l'air délicieux.
°
Son ami ne lui avait presque plus parlé de sa santé depuis qu'elle était partie. En fait, ils ne s'étaient pas vraiment parlé de choses personnelles depuis cinq ans. Cinq ans...
Leur relation s'était empreinte de la méfiance de ces gens qui s'éloignent et redoutent de ne plus jamais être les mêmes ensemble.
Olivia savait donner le change, mais elle n'ignorait pas que leur relation en avait pris un coup. Ça l'avait même étonnée qu'il lui propose si rapidement de passer chez lui.
°
« Allez ! » Il fallait qu'elle se souvienne. « Croissants ou pas croissants ? ». Elle était censée le savoir. Elle ne pouvait quand même pas lui demander.
°
En réfléchissant, le regard d'Olivia accrocha un autocollant, pas plus gros que deux timbres-poste.
Comme imprimé sur sa rétine, en superposition, le même sticker... Ce n'était pas la première fois qu'elle le voyait. La pharmacienne en avait un, collé, quelques centimètres sous son col long.
« Je donne mon sang », rouge, auréolé de huit adorables petites chauves souris.
Elle n'avait pas noté l'avoir remarqué. Comme quoi, elle avait bien dû regarder à cet endroit-là du vêtement. Bille en tête, elle fouilla sa mémoire en quête du nom de la pharmacienne... Rien. Peut-être qu'elle avait été trop troublée pour le lire. Peut-être qu'après tout la pharmacienne n'avait pas de badge patronymique...
Après un moment passé en silence, Jorge, qui, à l'évidence, vaquait lui-aussi à ses propres occupations, reprit.
- D'ailleurs pour le boulot, toi, comment ça va se passer ?
Il ne connaissait que les grandes lignes de ce départ précipité.
- Hum ? C'est méchant, mais je me demande vraiment comment ils vont se débrouiller. Je faisais tèèèèèlleuumennnnt tout.
Olivia emphasa d'un grand geste du bras et enchaîna rapidement :
- Ils doivent être tous contrits et paniqués. Bref, pour me consoler, je me les imagine mélanger les tous les dossiers, confondre clients, prestataires et partenaires, pleurer et trébucher dans les couloirs au ralenti sur du Blue Öyster Cult et tout ce malheur, ça met un peu de douceur dans mon cœur.
- Bad bitch ! J'ai pas toutes les réf', mais j'imagine que ça vaut le coup...
- Si tu savais !
- Dis, ça veut dire que tu t'en vas ? Tu quittes la boîte ?
- Oui, mais j'démissionne pas. J'attends de me faire virer. J'étais pas mal payée, mais pas super bien non plus. Je tiens à mon chômage.
- Ok. Attends, bouge pas. Je te vois par la fenêtre. Je viens te chercher, l'interphone est pété.
Jorge attrapa sa veste en jean bleach. Il la noua à la ceinture par-dessus sa pompe à insuline et ajusta les ourlets de son slim blanc, avant de dévaler les escaliers. Il préférait ne pas prendre l'antique et minuscule ascenseur de l'immeuble, quitte à s'essouffler.
Ça faisait si longtemps qu'il n'avait pas vu Olivia. Malgré la joie, il appréhendait. Il en voulait beaucoup à cette fille, cis, « de bonne famille » pour qui Olivia avait déménagé. Il voulait être un bon ami et retenait difficilement ses « je te l'avais bien dit ».
Il n'avait pas réussi à se réjouir pour elle lorsqu'Holy avait intégré l'entreprise des beaux-parents, ni même lorsqu'elle avait obtenu son dernier « poste important ». Une pointe d'acide amertume l'envahissait quand il y pensait. Il n'en était pas fier. Il aurait préféré que ce ne soit pas le cas.
Pourquoi ne pouvait-il pas juste être heureux de son retour ? Et s'il n'avait rien à lui dire ?
Leurs vies n'étaient plus les mêmes. Et si elle le trouvait ennuyant ? Et si ça lui donnait honte de son quotidien à lui ? De ce qu'il faisait de son don de voyance ? Jorge frotta vigoureusement son crâne pour arrêter de penser. Le contact de ses cheveux très courts en brosse le réconfortait.
Tout allait bien se passer. Il n'y avait aucune raison que ça se passe mal...
Et sinon, une petite histoire, tu pourrais pas me raconter une toute petite histoire avec une adorable péripétie ! T'en as le pouvoir, je le sais !
T'aime pas ?
Allez, sois cool, raconte-moi, un t'chotte histoire, Chloé BZG !!!
Bien à toi !
Les péripéties vampiresques arrivent !
Un com, ça fait toujours plaisir !^^