Chapitre 3 : Pour la Gloire de la Nation

Par Gwonuen

« Debout, Compagnons et Compagnonnes ! Levez-vous ! Notre pays n’attend que votre labeur patriotique pour se relever et devenir la plus grande Nation du monde ! »

Mes yeux s’ouvrent instantanément au son des harangues audio-urbaines. Mon cœur s’emballe et mon esprit se met automatiquement au travail. Je redresse mon torse, saute au pied de mon lit et enfile ma tunique de fidèle compagnonne.

« Réveillez-vous, ne dormez plus ! Il est six heures du matin passé d’une minute ! Il est temps de travailler pour que le Grand Compagnon accomplisse Son Grand Dessein, celui de relever notre Nation et de nous rendre meilleurs ! »

Je me dirige vers ma cuisine. Petite mais suffisante, telle est la meilleure définition que l’on peut donner à cette pièce. Elle est à l’image de mon appartement. Un simple studio, de quinze mètres carrés. Petit mais suffisant. Il est nécessaire de sacrifier un certain confort lorsque l’on travaille à la plus noble des tâches, celle de participer à la reconstruction de son pays ruiné par une monarchie millénaire mais défaillante. J’attrape une pomme et un morceau de pain pour manger. Je reste debout pour plus d’efficacité. Je mâchouille mon quignon de pain rassis tout en continuant d’écouter les hauts parleurs cracher les messages du Parti :

« Encore cinq minutes et vous pourrez être fiers de vous ! Encore cinq minutes et vous sortirez de chez vous et cesserez d’être oisifs. Encore cinq minutes et le Grand Compagnon sera heureux de voir ses Compagnons et Compagnonnes s’atteler au redressement de Notre Nation ! Préparez-vous à une nouvelle journée de contribution à la joie partisane ! »

Je n’ai pas le temps de finir mon petit-déjeuner. Je jette mon morceau de pain dans l’évier et file aux toilettes faire mes besoins. Puis je me passe un coup d’eau sur le visage pour finir de me réveiller et je sors de chez moi. La porte de mon voisin de palier s’ouvre en même temps que la mienne. Comme chaque jour, il me salue d’un sourire resplendissant :

— Bonjour, Compagnonne A… !

— Bonjour, Compagnon K…. Comment vas-tu aujourd’hui ?

— Parfaitement bien, merci ! me répond-il tandis que nous descendons les marches grinçantes de notre immeuble. Encore une belle journée pour travailler au rétablissement de notre beau pays !

K… est d’un optimisme à tout épreuve, j’aime discuter avec lui. Et son charme n’enlève rien à l’affaire… Tous les Compagnons et Compagnonnes de l’immeubles descendent en même temps que nous, faisant trembler le vieil escalier branlant. Je me demande s’il tiendra encore longtemps. Nous arrivons en bas de notre bâtiment et entendons la harangue audio-urbaine hurler au-dessus de notre porte d’entrée lorsque nous passons à l’heure sous le haut-parleur :

« Sortez maintenant, Compagnons ! Marchez vers l’avant, Compagnonnes ! Rendez-vous tous là où se trouve votre place dans notre société ! Soyez la fierté quotidienne du Parti ! N’oubliez jamais que votre sérieux et votre discipline sont les clés du succès de Notre Nation ! »

Je pars à gauche, comme tous les matins à six heures passées de dix minutes. K… m’emboîte le pas également, comme chaque jour passé dans notre beau pays. Lui aussi va à son travail. K… a un rôle très important dans notre société. Il gère la troisième équipe de tri de déchets de la zone 481. Son travail nous permet de garder notre ville la plus propre possible. C’est l’une des grandes avancées de la chute de la Monarchie. Le Parti des Compagnons a su revaloriser l’ensemble des métiers nécessaires à la bonne santé de notre pays. Fini les privilèges, fini les inégalités, fini les chanceux et les malchanceux. Chaque métier est maintenant une fierté, chaque occupation un orgueil, chaque tâche un honneur. L’oisif qui se prélasse sur ses acquis n’est plus rien, tandis que le travailleur acharné à n’importe quelle tâche nécessaire est tout.

— Allez, A… ! travaille bien aujourd’hui ! Pour la gloire de Notre Nation !

— Toi aussi, K… ! Pour la Gloire de Notre Nation ! N’oublie pas de garder notre ville propre !

— Ça… Jamais !

K… me fait un signe de la main et prend la ruelle de droite. Je le regarde partir avec un petit pincement au cœur puis je poursuis mon chemin. Il me plaît, inutile de le nier. Grand, beau, énergique, optimiste, patriotique. Il possède toutes les qualités d’un Compagnon, dans tous les sens du terme. Et puis, il est si différent d’E…. Plus direct, moins réfléchis, moins torturé. C’est cela qui l’a fourvoyé. E… réfléchissait trop, ne savait pas faire confiance au Parti pour nous apporter le bonheur que nous aurons bientôt. C’est à cause de son esprit torturé qu’il s’est laissé dériver loin des idées du Parti. Voilà pourquoi il a été banni et voilà pourquoi je dois l’oublier. K… est bien meilleur.

J’avance dans la rue en écoutant les harangues audio-urbaines nous rappeler à tous les qualités d’un bon Compagnon :

« Respectez le Parti qui nous emmène vers le bonheur ! Révérez Le Grand Compagnon pour son sacrifice constant envers nous ! Restez à votre place pour garantir la stabilité et la sécurité de Notre Pays ! Travaillez pour notre réussite à tous ! Fondez une famille pour l’avenir ! Combattez les ennemis du Parti ! Dénoncez les traîtres et dissidents ! Ainsi vous serez les Compagnons et Compagnonnes qui rendront la Gloire à Notre Nation ! »

J’entre dans l’immeuble où je travaille au moment où la tirade audio-urbaine se termine. Il est loin le temps où je m’escrimais dans un petit bureau, à utiliser mes talents d’autrice pour écrire des messages afin d’éveiller les consciences révolutionnaires à l’importance et l’utilité de se tourner vers le Grand Compagnon et notre Parti aujourd’hui à la tête du pays. Après les trahisons quasi concomitantes d’H… puis d’E… et leurs bannissements du Parti et de notre révolution, je n’ai plus voulu continuer le travail que nous réalisions tous les trois ensembles. La perte de mes deux Compagnons m’a fait réaliser l’importance d’aider les autres à garder la confiance envers le Compagnonnage. Il m’est apparu que mon labeur de rédaction n’était pas suffisant pour garantir cette assurance.

Je traverse le préau et me dirige vers le couloir que j’emprunte chaque matin pour rejoindre ma place dans ce monde. L’écriture seule n’est pas suffisante pour faire comprendre les bienfaits du Compagnonnage, cela est évident. L’ignorance se doit d’être éduquée à la racine. La société doit être protégée, à chaque instant, de l’esprit ignare qui ne comprend pas ce qui est bon pour lui. Cette conclusion en tête, il m’a semblé alors plus sage de m’atteler à la plus noble des tâches, afin de pouvoir garantir le plus possible la pérennité et la Gloire de Notre Nation.

Je longe le couloir et salue les Compagnons qui ont fait le même choix que moi. Convaincus de nos actions, nous entrons tous dans nos salles respectives. À mon arrivée, la pièce qui était bruyante, emplie de cris et de bavardages, se fait silencieuse. Mes élèves se lèvent et attendent que je leur dise de se rassoir, ce qu’ils font avec empressement à mon commandement. Ainsi commence chaque journée de ma vie, dorénavant. Je sais que mon sacrifice permettra d’ancrer dans l’esprit de ces jeunes la pureté du Compagnonnage et cela me suffit. Car il m’est apparu que l’unique moyen de permettre aux esprits de se plonger tout entier dans notre mission était de les éduquer dès leur plus jeune âge à respecter le Parti, à l’aimer et lui obéir.

 

*

 

Je m’assoie à mon bureau de bois, classe quelques papiers puis me lève et observe mes élèves. Je les regarde dans les yeux d’un regard où je mêle une sévérité nécessaire à toute éducation ainsi qu’une fierté qui les inspirera, puis je leur dis :

— Voilà les pupilles de la Nation, celles qui, bientôt, relèveront leurs manches et nous emmèneront encore plus loin que nous aurons pu le faire ! Un jour, nous serons trop vieux pour avancer. Un jour, nos corps seront trop fatigués pour travailler à la Gloire de la Nation. Un jour, nous resterons au lit et attendrons la mort. Mais ce jour-là, nous resterons heureux et fiers, car nous saurons que la nouvelle génération pourra continuer notre noble travail, qu’elle sera capable de construire un pays juste !

— Oui, Madame ! Scandèrent mes élèves d’une seule voix.

— Ce jour-là, je serai fière de vous. Mais pour y arriver, la route est encore longue ! Vous devrez vous entraîner tous les jours, sans exception ! Alors seulement, vous serez la fierté du Grand Compagnon ! N’est-ce pas ce que vous désirez ?

— Si, Madame, c’est ce que nous désirons ! Répondent mes élèves.

— Parfait ! Alors n’oubliez pas comment y arriver ! Répétons ensemble les piliers qui vous conduiront au succès ! Qui devez-vous respectez plus que quiconque ?

— Le Grand Compagnon !

— Que devez-vous aimer plus que tout ?

— Notre Nation !

— Que devez-vous faire avec le Parti ?

— Le servir !

— Comment devez-vous le servir ?

— En répondant à ses ordres !

— Pourquoi ?

— Car seuls les Compagnons savent comment sauver notre Patrie, grâce aux enseignements du Grand Compagnon ! Lui seul est capable de nous dire comment faire la Gloire la Nation !

— C’est cela ! Le Grand Compagnon nous a mené jusqu’à la révolution dont notre pays avait besoin ! Grâce à lui, nous avons pu renverser la monarchie ! Pourquoi était-elle mauvaise ?

— Parce qu’elle octroyait des privilèges à des personnes qui ne le méritaient pas, tout en affamant le véritable peuple et en affaiblissant la Nation !

— Exactement ! Pour garder notre pays dans toute sa magnificence, vous devrez reconnaître ces ennemis ! Qui sont-ils ?

— Les monarchistes, car ils souhaitent rétablir un système politique défavorable pour le peuple !

— Qui d’autre ?

— Les anarchistes, car ils souhaitent se débarrasser de la sagesse du Parti et de sa saine justice afin de vivre comme des bêtes !

— Qui encore ?

— Les démocrates, car ils souhaitent ôter le pouvoir au grand Compagnon et la donner au peuple qui ne sait pas faire la différence entre ses désirs et ses besoins !

— Parfaitement ! N’oubliez jamais, absolument jamais, que nos ennemis essaieront de vous pervertir. Ils voudront vous démontrer qu’ils ont raison et que les Compagnons ne sont pas bons. Ils tenteront de vous dresser contre la Nation et le Grand Compagnon. Mais vous ne devrez pas céder ! Pourquoi cela ?

— Car nous serions alors des traîtres à la Gloire de la Nation ! Parce que nous décevrions le Grand Compagnon et ne rendrions pas hommage à Ses sacrifices pour que nous soyons les meilleures versions de nous-même !

— Et vous ne le souhaitez pas, n’est-ce pas ?

— Pour rien au monde, Madame !

— Bien. Alors vous résisterez à la tentation. Mais il vous faut faire plus que cela. Les traîtres n’ont pas le droit de proliférer. Ils sont une menace et s’ils venaient à se multiplier, car d’autres moins forts que vous les écouteraient, cela mettrait en péril les projets du Parti pour notre beau pays. Aussi, que devez-vous faire lorsque vous entendez des paroles dissidentes ?

— Nous devons venir vous voir ou tout Compagnon ayant l’autorité nécessaire afin de les dénoncer et ainsi rendre nos rues plus sûres !

— Félicitations, futurs Compagnons et Compagnonnes ! Respectez ces principes et vous ferez la Gloire de la Nation ! Vous pouvez vous assoir. 

Mes élèves s’exécutent, comme toujours. Nous avons terminé avec le rituel matinal. Nous commençons chacune de nos journées d’études avec ce rituel. Il s’agit de la manière la plus efficace pour que nos futurs Compagnons intègrent totalement les principes du Compagnonnage et de notre Nation. Ainsi ils ne trahiront pas. Ainsi ils ne feront pas comme E…. Je retourne à mon bureau, m’assoie à nouveau et dis à mes élèves :

— Ouvrez vos livres d’histoire à la page 113, nous allons maintenant réviser la terrible répression du 4 septembre 2… et les actes barbares auxquels se livrèrent la police monarchique ainsi que l’armée avant que le Parti des Compagnons n’assainisse nos services publiques… 

 

*

 

Il est dix heures passées de douze minutes. La récréation de la matinée va bientôt se terminer. J’entends les cris, les rires et les pleurs de nos enfants, tandis qu’ils jouent et s’amusent dans la cour. Le futur de Notre Nation doit se dépenser afin de pouvoir se développer de la meilleure des manières et être en bonne santé. Je profite de ces dernières minutes pour me diriger rapidement vers mon autre fonction. Pendant une demi-heure, je vais laisser mes élèves à la Compagnonne V… et m’occuper d’une tâche tout aussi importante que l’éducation de nos futures générations. J’ouvre la porte, traverse la petite pièce, referme la fenêtre et m’installe derrière le bureau. Il est bientôt l’heure.

Je redresse le petit écriteau qui est tombé et le replace devant moi. Il y est écrit « Bureau des patriotes ». Non sans raison. Si chaque ville possède son propre commissariat des patriotes, chaque institution publique contient son propre local pour plus d’efficacité. Chaque matin, de dix heures quinze à onze heures moins le quart, j’endosse le rôle de « réceptrice des messages dissidents ». Ici, chacun peut être reçu pour faire son devoir de Compagnon et rapporter les propos des traîtres à la Nation. C’est un travail capital qui permet de lutter contre la fange antirévolutionnaire. Je suis fière de pouvoir ainsi aider le Parti et le Grand Compagnon à assainir notre pays. J’inspire en profondeur, heureuse d’avoir une place de choix dans l’avenir de Notre Nation, puis je me tourne vers la porte et je dis d’une voix sèche :

— Compagnon A…, faîtes-les entrer, s’il vous plaît. 

Un grand Compagnon passe la porte. Il est froid et distant, mais son regard brûle d’une joie malsaine. Je ne l’aime pas, car je sens que son patriotisme ainsi que sa foi envers le Parti frôlent le fanatisme religieux et qu’il a un certain goût pour la violence. Mais force est de constater qu’il est efficace dans son travail et c’est tout ce dont j’ai besoin. Il nous a été envoyé par le commissaire patriote de notre belle ville, qui nous avait garanti sa fiabilité, lui qui avait aidé à l’éradication des contrerévolutionnaires de la zone 053 et avait été muté pour réitérer son exploit dans notre belle zone 481. Il fait maintenant la loi dans l’école et presque personne n’ose le contredire, de peur qu’il passe ses nerfs sur eux. Sauf moi, car mon statut me le permet.

Le Compagnon A… est suivi par deux personnes. Un petit homme d’une cinquantaine d’années, ventripotent, tremblant. Un couard. Il tient entre ses mains un chapeau noir qu’il fait tourner nerveusement. Il porte un petit costume noir et une redingote verte. Il pourrait avoir une certaine classe et pourtant, tout en lui sent l’imposture, la félonie, la bassesse. Son regard et fuyant et son crâne à moitié chauve luit de transpiration. À côté de lui se trouve la petite H…. Vêtue de la jupe et du chemisier réglementaire, les jambes couvertes par de hautes chaussettes, la petite H… se tient bien droite. Le torse bombé, du haut de ces huit ans, on la sent fière d’elle. Et elle peut l’être, car elle vient de rendre un grand service à la Nation. Je la regarde avec autant de douceur que je ne toise le couard avec froideur, puis je leur fais signe de s’assoir, ce qu’ils font, l’un avec précipitation, l’autre avec grâce et patriotisme. Je me tourne vers le petit homme et lui dis, glaciale :

— Monsieur M…, savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

Son chapeau tourne encore plus vite entre ses gros doigts flasques et il bredouille :

— Euh… Eh bien… c’est-à-dire que…

— Monsieur M…, laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. Vous comparaissez devant ce bureau des Patriotes car, voilà deux jours, votre nièce, H…, ici présente, a fait son devoir de Compagnonne. Elle est venue nous voir et, faisant preuve de courage et de dévouement pour le Parti et le Grand Compagnon, nous a révélé les propos dissidents que vous avez prononcé ce lundi 9 octobre 2….

Le traître fait tourner son chapeau si vite que l’on ne distingue plus les détails du couvre-chef. Ses yeux s’écarquillent de peur et il essaie de démentir :

— Mais cela est faux ! Absolument faux ! J’ai toujours fait preuve d’une grande loyauté envers le Grand Compagnon ! D’ailleurs, je disais à ma femme ce matin…

— H… ? Dis-je avec douceur, ne le laissant pas terminer ses jérémiades. Peux-tu nous rappeler ce que tu as entendu lundi ? Qu’a dit ton oncle exactement ? 

La petite se redresse de toute sa petite hauteur et me dit, confiante :

— Tonton a dit que Le Grand Compagnon avait tort et qu’il ne nous menait pas vers la Gloire de la Nation. Il a dit aussi que le Grand Compagnon ne voulait que s’engraisser sur notre dos, comme le faisait l’ancienne reine, et que rien de bon ne sortirait de Sa politique. 

— Mais… Mais pas du tout, bredouille encore l’homme. Vous n’allez pas croire cette petite fille ? Ce n’est qu’une enfant, elle raconte des histoires ! Voyons, c’est insensé !

— Si c’est vrai, tu l’as dit, tonton ! J’ai tout entendu !

— Allez, H…. Arrête de dire des bêtises, maintenant, sinon j’en parlerai à ton père ! Se fâche le gros bonhomme.

Je me lève de mon siège et me redresse de toute ma hauteur, hors de moi :

— Avez-vous donc si peu de courage que vous essayeriez d’intimider votre nièce pour qu’elle ne fasse pas son devoir de Compagnonne ? Lui demande-je, courroucée, tandis qu’il sursaute et qu’il fuit mon regard. Vous êtes un lâche et un traître au Parti, Monsieur M….

— Mais… mais c’est une erreur, vraiment ! S’écrie-t-il, affolé.

— Vous êtes maintenant en état d’arrestation.

— Non ! Ne faîtes pas ça ! H…, dis-leur, voyons !

— Compagnon A…, veuillez accompagner le traître M au commissariat des patriotes afin de poursuivre son interrogatoire.

— Oui, Madame. Allez, viens, sale contrerévolutionnaire.

Le petit homme, sans courage, baisse les yeux et les épaules. Il se résigne, soupire, et se lève pour suivre le Compagnon. Je me tourne vers la petite H… qui regarde son oncle partir, sans tristesse, comme il se doit. Je lui dis :

— Félicitations, Compagnonne H…. Tu as accompli un grand acte et protégé la Nation, comme le ferait toute bonne Compagnonne qui se respecte. Tu peux être fier de toi !

La petite fille de huit ans rosit de plaisir à ces paroles et se redresse avec orgueil. Je la raccompagne à la sortie du bureau et je lui glisse avec gentillesse :

— Allez, file en classe !

Elle part en détalant dans le couloir. Au virage, elle s’arrête, se retourne, me regarde et dis avec vigueur :

— Pour la Gloire de la Nation !

Puis elle disparaît.

 

*

 

La cloche annonçant l’heure du déjeuner sonne. Un brouhaha inonde l’école tandis que tous les élèves se lèvent en faisant grincer leurs chaises sur le sol et parlent joyeusement. Je fais aligner ma classe devant la porte, deux par deux. Le déjeuner n’est pas une raison pour oublier la discipline. Un Compagnon se doit d’être obéissant à chaque instant, même dans les moments de joie. Lorsque mes élèves sont en rang approprié, nous nous dirigeons vers le réfectoire, au bout du préau. Nous traversons le vaste hall tapissé de linoléum et nous commençons à faire la queue devant la cantine. Les haut-parleurs crachent des harangues audio-urbaines adaptées aux enfants, comme chaque midi :

« Travaillez bien ! Soyez sage ! Ecoutez vos maîtres et maîtresses ! C’est ainsi que vous deviendrez des Compagnons et des Compagnonnes prêts à servir le Parti ! Vous êtes le futur de la Nation et votre éducation nous mènera à la Gloire ! »

La queue avance petit à petit et nous arrivons finalement devant l’étal de nourriture. Je prends un plateau et pose dessus une salade et une pomme, avec une barre de chocolat pour mon petit plaisir. J’étouffe dans l’œuf un pugilat entre deux teigneux de neuf ans puis je me dirige vers le plat principal au son des harangues audio-urbaines :

« Mangez sainement ! Un Compagnon trop gros est un Compagnon qui ne travaillera pas ! Une Compagnonne trop grasse ne pourra pas enfanter ! Restez sains, vos corps et vos cerveaux vous remercieront ! Aidez-vous à être la meilleure version de vous-même ! »

— Du poisson et de la purée, s’il vous plaît. Je demande au commis de cuisine qui s’empresse de remplir mon assiette avec application.

Je me dirige vers une table où se trouve deux de mes collègues, les Compagnons O… et R…. Ils me saluent de concert tandis que je m’assois. O… se penche vers moi et me demande avec curiosité :

— Alors, comment c’était avec Monsieur M… ? Il a flanché ?

— Bien sûr. Les traîtres et les couards flanchent tous devant la justice des patriotes, dis-je tout en commençant à manger mon poisson consciencieusement.

— Ah ! Je le savais, se félicite mon collègue en faisant claquer sa main sur sa panse un peu trop rebondie. Je l’ai déjà croisé deux trois fois aux activités municipales et il m’a toujours semblé mal à l’aise. Je pensais bien qu’il n’appréciait pas le Grand Compagnon et Ses largesses.

— Oui, je réponds tout en restant concentrée sur mon plat. Et tu as vu son regard ?

— Fuyant et faux, comme tous les traîtres. Un vrai rat, oui.

— Je ne l’ai jamais aimé, renchérit R… afin de clore le débat.

— H… à fait une très bonne action. Je suis heureuse de savoir que son courage a permis d’assainir un peu plus nos rues.

— Tu as bien raison, me souligne O… en hochant la tête avec vigueur. Un jour viendra où nous serons débarrassés de tous les traîtres et contrerévolutionnaires. Ce jour sera beau et nous n’aurons plus à nous méfier de nos voisins et proches, car nous saurons alors que nous vivons entourés de véritables fidèles au Parti. Ceci n’est pas un rêve, il deviendra une réalité avec le travail que tu fournis.

— Merci, Compagnon O…, cela me fait chaud au cœur, lui réponds-je avec plaisir.

À ce moment-là, la porte du réfectoire s’ouvre avec fracas. Toutes les têtes se tournent vers l’entrée et le silence envahi la salle soudainement. Il s’agit du Compagnon A…, accompagné de deux acolytes qu’il a dû ramener du commissariat des patriotes. Ils se dirigent vers le commis de cuisine qui blêmit à leur arrivée. Les conversations reprennent tranquillement dans la cantine tandis que je me tourne vers le Compagnon R… et lui demande :

— Alors, comment se sont passés tes cours, ce matin ?

— Ne m’en parle pas ! La petite U… devient de plus en plus indisciplinée. Elle s’est levée plusieurs fois de sa table sans que je ne le lui autorise, pour apporter un crayon à ses amies. Je commence à soupçonner que ses parents ne s’en occupent pas autant que de bons Compagnons sont sensés le faire.

— Hum… Grogne O… en avalant ses haricots verts. Tu penses que leur conviction vis-à-vis du Parti s’estompe ?

— Je ne suis pas sûr, mais quand je vois le comportement de…

Un bruit de porcelaine brisée explose dans le réfectoire et, pour la deuxième fois en moins d’une minute, le silence se fait et nous nous retournons vers la source du bruit. Je vois avec pitié le petit commis de cuisine, épouvanté, tremblant, qui regarde avec horreur l’assiette qu’il vient de renverser par terre. Malheureusement, le contenu du plat s’est également renversé sur le Compagnon A… qui, après quelques instants de stupéfaction, commence à hurler sur le pauvre petit fonctionnaire :

— Non mais tu as vu ce que tu viens de faire ? Tu as ruiné mon uniforme ! Comment peux-tu être aussi stupide ? Es-tu donc aussi incapable que tu ne saches pas remplir une assiette ? J’ai bien envie de t’envoyer au commissariat pour que tu apprennes les valeurs de travail et de respect du Compagnon ! Ou pire, gronde-t-il d’une voix que la colère rend sourde tout en fermant à moitié les paupières de manière perfide, dois-je t’emmener en ZoReP pour que je sois certain que la leçon sera retenue ?

À ces derniers mots, le peu de couleur qui restait sur le visage du garçon de cuisine se retire complètement et il devient aussi blanc que l’assiette qu’il vient de briser pour son malheur :

— N…N…Non, non, non, Monsieur… Je veux dire A… Je veux dire Compagnon…

— Vas-tu cesser de babiller comme un contrerévolutionnaire ? J’en ai souvent entendu, des traîtres qui suppliaient comme toi, tu sais ? Tu deviens louche, susurre l’envoyé du commissariat.

— Mais… Mais… Non, pas du tout, je…

— Ça suffit, dis-je posément en m’interposant entre le pauvre commis et le Compagnon A… tout en me tournant vers ce dernier. Cessez donc d’effrayer ce pauvre garçon ! Ce n’est qu’une malencontreuse erreur et vous le savez très bien. Il est inutile de le menacer de l’envoyer en ZoReP pour ça !

Le Compagnon A… ouvre la bouche avec rage, prêt à répliquer avec vigueur. Mais il connaît mon statut et sait qu’il ne peut pas se permettre autant de liberté avec moi qu’avec les autres. Il ravale son fiel, lance un dernier regard courroucé au pauvre commis qui le regarde en tremblant comme une feuille, puis s’en va. Le pauvre garçon de cuisine s’agenouille si vite pour ramasser les débris que je soupçonne ses jambes de l’avoir lâché. Il me regarde et me souffle d’une voix faible :

— Merci.

— Je vous en prie.

Je me retourne et repars vers ma table pour finir mon déjeuner, tandis que les conversations reprennent doucement. Bientôt, le joyeux brouhaha a repris le pouvoir sur le réfectoire et nous n’entendons plus les tessons de porcelaines qui claquent dans les mains du petit commis de cuisine tandis qu’il ramasse les débris de son accident. Il s’est fait un ennemi et il le sait. Je ne donne pas chère de sa peau.

 

*

 

Il est quinze heures passées de onze minutes. La récréation de l’après-midi va bientôt se terminer. J’entends les cris, les rires et les pleurs de nos enfants qui sont en train de se dépenser après les cours de l’après-midi. Nous avons fait un peu de calcul et revu la géographie du pays, apprenant par cœur les zones administratives qui le composent. Puis nous avons étudié la morale Compagnonne et révisé l’hymne Nationale, « la grande marche partisane ». Après tous ces efforts pour atteindre l’excellence dans chaque matière, le Futur de notre Nation devait bien se dépenser un peu.

Pour la deuxième fois de la journée, je me dirige vers le bureau des patriotes. Il est bientôt l’heure de ma deuxième permanence journalière dans mon rôle de « réceptrice des messages purgatoires ». Je m’assois derrière le bureau de bois sombre et m’installe confortablement sur la chaise qui craque un peu sous mon poids. Je savoure les quelques instants de repos qu’il me reste avant la reprise. Je ferme les yeux et respire tranquillement. Pendant quelques précieuses secondes, je ne porte plus attention à rien, pas même aux haut-parleurs qui transmettent les harangues audio-urbaines et qui deviennent de simples bourdonnements.

Enfin, la cloche sonnant la fin de la pause retentit dans toute l’école. Je rouvre instantanément les yeux, me redresse sur mon siège qui proteste violement et je dis d’une voix sèche :

— Compagnon A…, faites-les entrer, s’il vous plaît.

Le Compagnon rentre en silence. À son regard fixe, je devine qu’il ne m’a pas pardonné de m’être interposée ce midi entre lui et sa victime. Et alors ? Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? Qu’il me cherche s’il l’ose, ce petit dictateur ! Nous sommes ici pour remplir notre devoir envers le Parti et je ne tolèrerai pas d’abus de pouvoir sous mon règne. Les contrerévolutionnaires doivent être combattus, mais pas les travailleurs zélés.

Le Compagnon A… est suivi de deux personnes. Un garçon de dix ans, L…, vêtu de l’uniforme règlementaire, entre dans le bureau, le regard dur et excité. Derrière lui, une jeune femme le suit, effrayée, les yeux agrandis par la peur. Elle est habillée d’une belle robe noire et rouge et ses cheveux sont peignés comme il faut. On sent à son allure qu’elle possède habituellement un port fier et droit. Mais pour le moment, elle se tient courbée et abattue. Elle n’ose pas me regarder dans les yeux. Comme tous les traîtres. Je leur demande de s’assoir et ils s’exécutent, le garçon avec fierté et la femme avec crainte. Je regarde le petit L… avec douceur puis je toise la femme qui semble se recroqueviller sous le poids de mon regard. Alors seulement je lui demande :

— Madame Q…, savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

— Eh bien… à vrai dire, non, pas du tout…. Bafouille timidement la jeune femme. Mon petit L… aurait-il fait quelque chose de mal ?

— Au contraire, Madame Q…, je réplique d’un ton glacial. Votre garçon a fait preuve d’un courage et d’un sens du patriotisme exemplaire. L… a en effet mis en pratique les enseignements que nous prodiguons et décidé de rapporter les propos d’une traîtresse à la Nation, à savoir vous, Madame.

La jeune femme se décompose devant moi et son regard s’agrandit de terreur. Elle se sait piégée. Elle qui pensait pouvoir porter des propos séditieux en toute sécurité, la voilà bien remise à sa place. Sa bouche s’affaisse et elle murmure, pâle comme une morte :

— Ce n’est pas possible…

— L…, je la coupe d’une voix douce en me tournant vers son fils. Peux-tu me rappeler ce que tu m’as dit hier à propos de ta mère ?

Le petit L… se redresse sur sa chaise et, d’une voix forte et assurée, me répond :

— Maman a dit au téléphone qu’elle ne supportait plus de vivre sous la loi du régime, que cela n’apportait que des soucis et que le Parti n’était pas juste ! Elle a dit aussi qu’elle voulait que l’on parte du pays pour fuir le Grand Compagnon et son despotisme intolérable.

— L… ! Souffle sa mère en le fixant, interdite. Qu’as-tu fait ? Mon Dieu, mais qu’as-tu fait ?

— Il a fait ce que tous les Compagnons doivent faire, Madame Q…, je réponds d’un ton glacial. Tout propos contrerévolutionnaire doit être rapporté pour que nous puissions assainir le pays. Votre fils a agi pour la Gloire de la Nation. Il est dommage que vous n’en fassiez pas partie.

— Mon Dieu, qu’as-tu fait ? Continue de murmurer la jeune femme comme si elle ne m’avait pas entendu.

— J’ai dit la vérité ! Se défend avec véhémence le petit L…. On ne doit pas se rebeller contre le Grand Compagnon car sa politique est juste et entraîne notre Nation vers la réussite !

Je regarde la jeune femme avec sévérité qui m’ignore complètement tout en fixant son fils puis je réplique sèchement :

— Cela suffit. Cessez de mettre des idées dans la tête de votre garçon et de lui reprocher un grand acte de Compagnon. Vos manquements ne doivent pas lui être imputés. Compagnon A…, emmenez-la en ZoReP pour qu’elle puisse réfléchir à ses propos en profondeur.

Le Compagnon s’avance d’un pas menaçant vers la jeune femme tandis qu’elle se tend, soudain très inquiète et consciente de ma présence :

— Comment ? Non ! Pas la ZoReP ! Par pitié, je vous en supplie, pas la ZoReP ! je ne mérite pas ça, attendez !

Le Compagnon A… la relève avec brusquerie pour l’emmener. Au même moment, la porte du bureau s’ouvre brusquement et je vois trois soldats entrer et foncer sur le Compagnon A… pour le maîtriser. Celui-ci essaie de se défendre mais un vilain coup dans les côtes le fait hurler et tomber à terre. Les soldats lui mettent une cagoule autour de la tête, lui passent les menottes et l’emmène. Je suis confuse, je ne sais pas pourquoi ils font cela. Celui qui paraît être le plus haut gradé se tourne vers moi et me dit d’une voix sèche :

— Désolé, M’dame, on doit emmener le Compagnon A… en ZoReP. Ordre du Parti.

— Mais… Qu’a-t-il fait ?

— Peux pas vous dire, me dit-il tandis que ces collègues emmènent le Compagnon A… dans le couloir. ‘paremment, il serait pas suffisamment fidèle au Parti. Alors il faut l’redresser un peu, voyez ?

— D’accord, oui… Je réplique, encore sous le coup de la surprise. Puis je me secoue et je réponds plus sèchement : Vous me privez d’un élément essentiel, Compagnon. Le Compagnon A… s’apprêtait à emmener la traître ici présente en ZoReP, voyez-vous ? Si cela ne vous ennuie pas, pourriez-vous au moins la déposer au commissariat des patriotes pour qu’elle soit prise en charge comme il se doit ?

— Pas d’problème, M’dame ! Me répond aussitôt le gradé. Allez, suivez-moi, vous ! Ordonne-t-il avec rudesse à la jeune femme, qui blêmit.

— Oh non, non, non… pitié, non ! L…, tu n’as pas fait ça ?

— Ça suffit ! Réplique avec agacement le gradé en emmenant la jeune femme qui continue à se débattre.

Je regarde le Compagnon emmener la jeune femme qui commence à pleurer, puis je regarde L… et le félicite pour avoir dénoncer une contrerévolutionnaire, comme il le devait. Le petit est rouge de fierté. Il peut l’être. Il vient d’agir pour la Gloire de la Nation.

 

*

 

« La journée est terminée, Compagnons et Compagnonnes ! Vous pouvez quitter vos postes et profiter de votre soirée ! »

Les enfants sont déjà partis et nous avons terminé par une réunion extraordinaire avec l’ensemble du corps enseignant pour discuter de la saisie du Compagnon A…. Nous avons pu joindre le commissariat des patriotes qui nous a rassuré : Madame Q… avait bien été reçue et ne s’était pas échappée. Elle sera envoyée dans une ZoReP dans la soirée, tout comme le Compagnon A…, qui sera remplacé dès demain matin par une autre recrue. Nous avons tous soupiré de soulagement. Malgré l’incident de cet après-midi, notre bureau des patriotes fonctionnera toujours dès demain et notre prise ne s’est pas échappée dans la nature. Cela aurait été désastreux pour nos statistiques et la Nation.

Une fois réglé les problèmes administratifs de notre établissement, les harangues audio-urbaines ont annoncé, comme chaque soir, la fin du labeur. Je vais récupérer mes affaires dans mon bureau puis je pars. Je salue les Compagnons O… et R… de la main qui me font signe à leurs tours. Je reprends le chemin vers mon appartement dans les rues bondées de travailleurs zélés, qui ont rempli leur devoir pour la Nation. Les harangues audio-urbaines nous félicitent pour notre labeur journalier :

« Votre travail quotidien soutient notre économie et nous pousse chaque jour vers la grandeur de la Nation ! Le Parti et le Grand Compagnon sont fiers de vous et soulagés de pouvoir compter sur des Compagnons aussi efficaces et obéissants que vous ! Nul chef d’état n’a jamais été aussi fier de sa population que le Grand Compagnon ! Chaque colis soulevé, chaque enfant éduqué, chaque traître dénoncé et arrêté, chaque tâche que vous accomplissez chaque jour est un pas de plus vers la lumière que nous poursuivons ! »

Je suis fière de ce que j’ai accompli aujourd’hui. Fière d’avoir appris à mes élèves des principes fondamentaux pour devenir des Compagnons exemplaires. Fière d’avoir arrêté deux traîtres à la Nation. Fière de voir que mes enfants retiennent mes leçons de patriotisme et n’hésitent pas à sacrifier leurs familles pour rendre notre pays plus sûr. Il n’y a pas de plus belle récompense pour une professeure que de voir ses élèves mettre à exécution ses enseignements. Je pense être une bonne enseignante. Et le Compagnon A… qui a été arrêté… qui eut crû que c’était un traître ? Ses comportements violents étaient odieux, certes, mais je le croyais d’une conviction à toute épreuve ! Il semblerait que j’ai eu tort. Je devrai être plus attentive dès demain, pour aiguiser mon sens de détection des contrerévolutionnaires.

« Votre vigilance a une fois de plus payé ses fruits aujourd’hui, Compagnons ! Grâce à vous, le Parti a pu arrêter de vils traîtres à la Nation ! Le Grand Compagnon est plus en sécurité qu’il ne l’était hier ! Voilà la liste des contrerévolutionnaires arrêtés dans notre belle ville aujourd’hui : Monsieur M…, dénoncé ! Madame Q…, dénoncée ! Compagnon A… arrêté pour des pensées impures à son statut ! Compagnonne G…, dénoncée… »

Je tourne au coin de la rue et longe mon bâtiment en écoutant avec fierté les harangues audio-urbaines citer les noms des traîtres que j’ai aidé à arrêter aujourd’hui. Mon cœur s’emballe et je sens la chaleur monter à mes joues. Qu’il est bon d’entendre mes actes loués publiquement, de savoir que j’agis concrètement pour le bien de mon pays ! Je sais que je suis quelqu’un d’important dans la vie du pays, je participe à la fois à éduquer les futures générations de Compagnons et à purifier mon pays des terroristes potentiels. Je sais que j’agis pour le mieux, pour le bien, pour le Parti. Mes actions comptent.

Je rentre dans mon bâtiment et prends les escaliers branlants pour aller jusqu’à mon étage. J’introduis les clés dans ma serrure. Je commence à ouvrir ma porte lorsque j’entends derrière moi des pas lourds et une voix qui me hèle :

— A… ! Je me demandais si je te verrai avant la fin de la soirée !

Je me retourne et je vois K… arriver devant moi. Il est tout sourire et me regarde avec des yeux pétillants. Il tient une bouteille de vin dans sa main droite. Il me presse l’épaule avec la gauche et me dit :

— J’ai entendu la harangue, j’ai cru comprendre que tu avais aidé à arrêter trois traîtres aujourd’hui ? Félicitation !

— Je… merci, je souffle, décontenancée.

Me voilà devenue soudain timide. J’ai pourtant passé ma journée à être dure et ferme avec mes élèves, inflexible avec le Compagnon A et intransigeante avec les contrerévolutionnaires. Pourtant, sous le regard flamboyant de K… qui revient de son harassant travail de tri des déchets, je me sens soudain gênée et sans voix. C’est vraiment un très beau garçon. Il rit et me dit encore :

— Allons, A… tu ne vas quand-même pas rester humble après ton merveilleux coup de filet ! Je suis fier d’avoir une voisine aussi fidèle au Parti ! Ah ! Si seulement je pouvais être aussi utile à la Gloire à la Nation.

— Mais tu l’es, voyons ! Je m’écrie si fort que j’ai l’impression de défendre la veuve et l’orphelin. Ton travail à la zone de tri est extrêmement important, tu le sais bien ! Tu dois être fier de ce que tu fais !

— Oui, peut-être…

— Moi, je suis fière de toi !

Un silence tombe entre nous. Je sens mon cœur se glacer devant ce que je viens de faire. Qu’ai-je dit là ? Ce n’est que mon voisin, après tout ! Oui, je l’aime bien, mais tout de même ! Je suis confuse, et cela ne fait qu’empirer lorsque je vois K… me sourire lentement et de manière resplendissante. Je sens mes genoux trembler et l’entends me dire, en me tendant la bouteille :

— Et si nous allions fêter nos fiertés mutuelles chez moi, en buvant un petit verre de vin ? Je crois que nous l’avons mérité, tu ne crois pas ?

Je le regarde encore en réfléchissant à la proposition. Après tout, pourquoi pas ? Après une journée si remplie, je crois que mon exemplarité envers le Parti me permet d’avoir le droit de m’octroyer un peu de loisir pour ce soir, non ? Je recommencerai à travailler demain. Je fixe K… dans les yeux et lui souffle :

— Oui, tu as raison, allons fêter ça.

Nous entrons dans son appartement et refermons la porte derrière nous. Deux Compagnons profitant d’une vie dans une glorieuse Nation. Rien de plus.

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RienQueJoanne
Posté le 23/08/2024
J'aime toujours beaucoup, c'est très réel ! Tout est bien rythmé, on a les images et les sons, et on reconnaît les mécaniques propres aux régimes de ce type. Le passage avec la petite H... et son oncle est terrible. J'aime bien le fait d'appeler les personnages par leurs initiales, même si je dois avouer que je me perds un peu parfois...
Gwonuen
Posté le 07/09/2024
C'est super que cela vous plaise toujours autant ! Les deux premiers chapitres sont plus de la mise en place, on rentre dans le fond de l'histoire à partir de maintenant !
Ce chapitre traite d'un sujet assez terrible d'un régime totalitaire, en effet.
Pour les initiales, je comprends. Le but était de n'avoir aucun nom pour ressortir le fait que dans un régime totalitaire, tout le monde peut devenir soit victime soit bourreau de quelqu'un. Mais c'est un essai de rendez les noms anonymes, je recherche tous les commentaires sur cela pour voir comment cela est reçu !!!
RienQueJoanne
Posté le 09/09/2024
Encore une fois, j'aime beaucoup ! Et je ne suis pas une lectrice qui se repère facilement dans les textes.
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