Nous sortîmes, et j’ordonnai à mon chauffeur de nous conduire jusqu’à la résidence Boleyn, à une vingtaine de minutes d’ici.
Au milieu du trajet, Gallant me demanda de sa voix légère :
- Vous ne souhaitez pas voir cet inspecteur Sharp, je me trompe ?
- Non, pas vraiment... Je ne l’ai jamais apprécié.
- Pourquoi cela ? De qui s’agit-il ?
- Nous étions camarades de classe, avant que je ne quitte l’école pour soucis de santé. Red Sharp est... un jeune homme terriblement vicieux et cruel, acceptant pot-de-vin et autre dessous-de-table. Il a atteint le grade d’inspecteur seulement grâce à ses contacts dans les hautes sphères. Il est corrompu, fourbe... En sachant que cette affaire repose entre ses mains... Non, ça ne m’indique rien de bon.
- Vous pensez qu’il a été payé pour déclarer un suicide ?
- Je ne puis l’affirmer. Mais il y a quelque chose d’étrange dans cette affaire, c’est certain.
- Tout à l’heure, devant votre père, vous disiez que madame Boleyn était une femme avec des rêves et des ambitions. Que vouliez-vous dire exactement ?
- Catherine Boleyn adorait deux choses dans la vie : les voyages et la bienséance. Elle prévoyait de séjourner quelques semaines en Espagne. Elle comptait emmener ses deux plus jeunes enfants, Emily et Lennox. Du moins, c’est ce qu’elle avait prévu avant que je ne parte pour la France. J’ignore si elle avait changé de plan.
- De combien de membres se constitue la famille Boleyn, au juste ?
- Eh bien, il y a Catherine Boleyn, son mari Mark Andrew, et ses enfants, à savoir dans l’ordre : Victoria, Sebastian, Emily et Lennox. Seul Sebastian occupe un emploi. Il est apprenti architecte.
- Mark Andrew ? Il a donc pris le nom de sa femme en se mariant ?
- Tout à fait. Catherine Boleyn est une descendante très lointaine d’Anne Boleyn, une maîtresse importante du roi Henri VIII.
- Votre roi qui a fait décapité sa femme ?
- Oui, celui-là même... Comprenez donc qu’il était hors de question pour madame Catherine d’abandonner le nom d’une descendance aussi prestigieuse. Mark Andrew se devait de troquer son patronyme pour celui de son épouse.
- Je vois... Parmi tous les enfants Boleyn, il n’y en a aucun de marié ?
- Non, aucun. Comme je vous l’ai dis, Catherine Boleyn préconisait la bienséance. Si mari ou femme il devait y avoir dans sa famille, c’est elle qui le choisirait.
- Un mariage arrangé, donc.
- Oui. Seul Lennox est encore mineur, alors il pourra peut-être éviter un mariage arrangé, maintenant... Pour ce qui est des trois autres, Catherine avait justement prévu quelqu’un pour chacun d’entre eux, mais elle n’a pas eu le temps de les marier.
- Je vois...
Nous arrivâmes aux grilles du manoir Boleyn.
La police était évidemment présente, ayant prise d’assaut la demeure et son jardin, écrasant par là les hortensia que Catherine Boleyn avait à cœur d’entretenir.
En déclinant mon identité, nous pûmes aisément nous rendre jusqu’à l’entrée du manoir. C’est dans le hall que nous trouvâmes Red Sharp occupé à converser avec un autre agent. Dos à nous, il ne remarqua pas notre présence.
L’inspecteur, du même âge que moi, revêtait un costume pourpre flambant neuf, des souliers tellement lustrés qu’ils en brillaient presque, et ses cheveux châtains étaient ajustés en coupe effilée.
Un policier lui souffla quelques mots à l’oreille, et le jeune inspecteur se retourna brusquement, dardant sur nous un regard brûlant de haine. Ses yeux couleur cognac étaient assombris de rancœur à mon égard, un ressentiment que j’eu l’impression de pouvoir toucher tant il était palpable dans l’air.
L’inspecteur congédia de la main les agents autour de lui, et nous rejoints en quelques enjambées.
- Thomas Laon, pesta-t-il de sa voix mielleuse. Que me vaut le déplaisir de ta visite ?
- Je suis venu enquêter sur cette affaire, Red Sharp, répliquai-je d’un ton plus dur que je ne l’aurai voulu .
Mon interlocuteur esquissa un sourire carnassier.
- Merci bien, mais c’est ce que je suis déjà en train de faire. Pas besoin d’investiguer, il ne s’agit que d’un suicide. Et, à ce que je sache, tu n’es en rien qualifié pour mener une enquête policière.
- As-tu reçu un coup de fil de la part de mon père ? Demandai-je d’un air innocent. Tu sais, cet homme d’affaires qui offre généreusement des donations aux postes de police du quartier. Ce même homme que le commissaire, ton supérieur, tient en très haute estime, et dont il ne voudrait certainement pas voir disparaître le soutien financier.
Le sourire de Red s’effaça. Il mit ses mains dans les poches de son pantalon, passa la langue sur ses lèvres en rejetant sa tête en arrière.
- Tu te caches derrière ton paternel, hein ? Ce que tu peux être lâche, fulmina mon rival.
- Alors nous le sommes tous les deux, Red. Pour qui travailles-tu, cette fois ? Un député ? Un riche financier pétrolier ? Qui a bien pu te graisser la patte pour que tu conclus à un suicide, quand bien même tout le monde pourra t’affirmer que Catherine Boleyn n’a jamais, jamais, montré aucun signe de pensées suicidaires. C’était une femme qui croquait la vie à pleine dent, tu le sais. Alors, derrière quel magnat te cache-tu aujourd’hui ? Qui donc souhaite étouffer cette affaire ?
Red se figea en me toisant d’un œil furieux. Il était si immobile, respirant à peine, que j’en ressentis des frissons. On aurait dit qu’il s’apprêtait à me sauter à la gorge.
- Bien, finit-il par dire. Comme tu le souhaite. Mène ton enquête, interroge la famille, étudie la scène de crime. Fais comme tu le sens, Thomas, je ne t’en empêcherai pas.
Au contraire de me réjouir, ses propos me firent plutôt froid dans le dos.
Gallant, spectateur silencieux de notre bataille argumentaire, s’éclaircit la gorge.
- Monsieur... Sharp, c’est cela ?
Red darda sur lui son regard sombre, mais ne répondit pas.
- Avez-vous retirer le corps de la victime ? Poursuivit Gallant. Et puis-je supposer que vous avez déjà envoyé le flacon pour des analyses plus poussées ?
- Oui, et oui.
- Parfait. Pourriez-vous nous faire parvenir les résultats des experts une fois le compte-rendu publié ?
- Qui est cet individu ? Me demanda Sharp de sa voix mauvaise.
- Isen Gallant, répondis-je en bombant le torse. Un détective français de grande renommée. Il bouclera cette affaire en un rien de temps !
Gallant me jeta un regard suspicieux, mais ne me contredit pas, ce dont je le remerciais intérieurement.
- Ah ! Tu as donc ramené un toutou français lors de ton séjour au pays des grenouilles ? Se moqua l’inspecteur en passant à côté de moi.
Je me retournai vers lui, le visage rouge, prêt à la pire des insultes, quand Gallant m’attrapa le bras en secouant lentement la tête.
- Je vous ferai parvenir les analyses du flacon, jeta Red Sharp par dessus son épaule, sans même prendre le temps de nous regarder.
Puis il sortit du manoir.
Un domestique vint à notre rencontre.
- Si ces messieurs veulent bien me suivre, la famille Boleyn se trouve dans le salon.
- Passez devant, dit Gallant. Nous vous suivons.
Puis, à mon attention tandis que nous marchions.
- Quel homme charmant, ce jeune inspecteur.
- Il mériterait quelques coups de pieds là où je pense ! M’emportai-je.
Gallant émit un rire discret, puis nous entrâmes dans le salon.
Ce qui me frappa avant tout, ce fut la distance qui séparait chacun des membres de la famille. Comme si la peste s’était emparée des Boleyn, chacun d’entre eux se tenait si éloigné l’un de l’autre qu’on aurait eu du mal à les croire unis par les liens du sang.
Dans ce vaste salon, il y avait une dizaine de fauteuils et de canapés. Chaque Boleyn était assis sur un siège diffèrent. Personne ne daigna relever la tête vers nous. A l’écart d’eux, une domestique entre deux âges se tenait droite, silencieuse.
Mark Andrew se leva immédiatement et vint nous serrer la main.
- Thomas Laon ! S’écria-t-il avec un sourire aux lèvres. Garçon, comme je suis heureux de te voir ! Cela fait si longtemps que je ne t’avais pas vu. Comment est-ce que tu te portes ?
- Bien, très bien, monsieur, répondis-je en m’inclinant légèrement. Mais... c’est plutôt à moi de vous retourner la question, monsieur. Mes sincères condoléances pour cette tragédie.
- Oui, oui... Bafouilla-t-il. Quelle horrible situation. Ma femme bien aimée, suicidée... Mais, dis-moi, garçon, qui est ce jeune homme qui t’accompagne ?
Me devançant, Gallant s’inclina poliment.
- Je suis le détective Isen Gallant, monsieur, pour vous servir. Je suis venu faire la lumière sur cette tragédie.
A cet énoncé, les enfants Boleyn levèrent enfin les yeux vers nous. Dans chaque paire, je cru y discerner une lueur d’inquiétude. La domestique, elle, pâlit carrément. Ce n’est qu’à cet instant que je remarquais l’absence de Sebastian Boleyn, le fils aîné.
- Eh bien, commença Mark Andrew d’une voix faible. C’est inattendu, je dois bien vous l’avouer. Il s’agit d’un suicide, nous avons retrouvé un flacon contenant du poison juste à côté d’elle. Elle en a versé dans sa tasse de thé, puis a avalé le contenu, tout simplement.
- Il y avait donc une tasse de thé sur sa table de chevet ? Demanda Gallant.
- Oui.
- Et il y avait encore du liquide dans la fiole ?
- Oui.
- Il s’agit d’un meurtre ! S’exclama soudain Emily Boleyn en se levant.
- Emily ! Gronda son père.
- Pardonnez-moi, reprit la jeune femme, mais je ne peux laisser passer cette injustice. Mère a été assassinée, monsieur Gallant, voilà tout. Allez-y, faites la lumière sur cette affaire, et trouvez le coupable, je vous en prie !
- Mademoiselle, lui répondit le détective, qu’est-ce qui vous persuade tant qu’il s’agit bien d’un meurtre ?
- Mère avait beaucoup d’ennuis, ces derniers temps, avec plusieurs personnes. Il est certain que l’une d’elle aura voulu l’assassiner, et aura camoufler sa lâcheté en un simple suicide.
- Oui, c’est indéniable. L’on m’a parlé de Madame Catherine Boleyn comme une femme qui adorait la vie. De plus, lorsque l’on veut se suicider, comme avec l’aide de cette fiole, l’on fait en sorte d’en avaler tout le contenu, pour être certain de ne pas se rater. Alors que si une petite dose a été avalé à l’aide d’une tasse de thé, c’est bien pour camoufler la présence du poison. Or, une personne qui veut se suicider n’a aucun intérêt à camoufler son propre poison dans un autre breuvage. Je suis donc d’accord avec vous, mademoiselle Emily. Il s’agit très certainement d’un meurtre.
Relevant fièrement la tête, Emily se rassit sur son siège. Victoria lui jetait un drôle de regard, que je ne parvins pas à déchiffrer. Lennox, lui, tremblait des pieds à la tête, son regard virevoltant entre son père, Gallant et moi-même.
Mark Andrew, visiblement estomaqué par la tournure des évènements, jeta un rapide coup œil à la domestique, qui lui rendit son regard.
- Monsieur Andrew... Commença Gallant.
Mais il s’interrompit quand la porte du salon s’ouvrit brusquement, laissant apparaître la jeune silhouette élancée de Sebastian Boleyn. Le fils aîné s’immobilisa en nous voyant, puis accourut vers son frère et ses sœurs. Ils se rassemblèrent tous les quatre et s’enlacèrent, laissant échapper quelques sanglots.
Je me tournai vers Gallant, et fut surpris de le voir occupé à tout autre chose que d’observer la scène. En effet, son regard insistant était posé sur la domestique à l’écart. Le voyant faire, cette dernière lui rendait son regard, brûlant de haine... ou d’autre chose ?
Cette échauffourée d’œillade dura aussi longtemps que le câlin des enfants Boleyn, s’arrêtant lorsque Sebastian se tourna vers son père.
Mark Andrew, le visage rouge, serrait les poings. Il se retenait manifestement de laisser exploser une colère qui le rongeait.
- Père, dit Sebastian en baissant la tête. Je suis arrivé aussi vite que j’ai pu. Pardonnez-mon retard en cette situation tragique, je vous prie.
- Soit, lui répondit Andrew. Je te présente le détective Isen Gallant. Il est ici pour résoudre cette affaire... d’assassinat.
A mon grand étonnement, Sebastian ne manifesta aucune surprise. Il hocha seulement la tête, puis alla s’assoir avec sa fratrie.
Mark Andrew nous proposa alors d’investir des chambres d’amis pour y passer la nuit. L’enquête pouvait très bien patienter jusque demain matin, d’après lui. Tout le monde étant bouleversé, mieux valait attendre que les esprits se calment. Les informations les plus importantes avaient déjà été fournis à la police. Si nous voulions approfondir l’enquête, il nous faudrait donc attendre que tout le monde se soit reposé.
Je trouve aussi que la relation entre les deux protagonistes est bien écrite : on sent leur complicité !
Les répliques révèlent bien les personnages également : j'ai bien aimé quand Thomas s'emporte après l'altercation avec Red!
Pour la scène dans le salon des Boleyn, c'est une première scène d'investigation et on commence déjà à faire nos pronostics : des petits indices sont laissés (peut être pour dérouter le lecteur, qui sait?) : on voit que tu maîtrises super bien le genre policier, bref, c'est trop chouette à lire!
J'ai beaucoup aimé écrire Red Sharp, alors je suis contente qu'il plaise ! Je trouve que les antagonistes sont toujours plus intéressants à écrire.
Je n'ai pas beaucoup écrit d'histoires policières, je suis débutante dans l'écriture même si j'aime beaucoup le genre, donc tout ce que tu me dis me fait très plaisir, merci beaucoup ! ^^