Chapitre 3 - L'aube d'une aventure

Une fois retournée au domicile, l'angoisse et l'énervement peinent à quitter la mère de Théo. « Comment ai-je pu être si négligente ? J'en ai marre, c'est trop dur !

 – Désolé maman, je voulais pas t'inquiéter, tu sais. C'est pas ta faute c'est moi qui voulais lui parler.
Alors qu'il tente maladroitement d'avoir des mots apaisants, un impact se fait sentir. La joue de Théo claque, elle est frappée avec un coup aussi furtif que rapide.

 – Arrête de faire n'importe quoi, on n'en n'a pas besoin ! Tu sais où on en est ? On s'est mis d'accord avec ton père pour qu'il ne paye pas de pension si j'avais la garde exclusive, mais j'imaginais pas cette impasse. » Sur ces mots des larmes jaillissent et ruissellent. Son fils reste sonné, impuissant face à la souffrance. Ne sachant que faire, si ce n'est écouter passivement la voix cassée de celle qui l'a toujours aimé et soutenu.

C'est de façon instinctive qu'ils suivent leur instinct primaire. Celui dont on use lorsque les mots sont vains pour soulager nos maux les plus insurmontables. Tous deux s'approchent l'un de l'autre, puis se serrent mutuellement dans leurs bras. La tête du jeune garçon est blottie contre sa mère, le nez dans son pull. Tout ceci est pour le moins rassurant. Un peu comme une bougie, qui de par son caractère éphémère fait de nous des témoins de celle-ci et nous sert d'ancre face au reste du monde. Par sa chaleur elle tente d'apprivoiser nos sens, et nous invite à oublier nos contraintes pour regarder danser sa flammèche.

La bougie s'éteint. C'est très progressivement que les affres et angoisses de la précarité se glissent dans leur existence. Théo rentre seul désormais de l'école, sa mère ne supporte plus de parler aux voisins ou parents qu'elle pourrait croiser. Elle ne fait plus rien, rien, si ce n'est essayer de comprendre comment elle a pu en arriver là. Où a été son erreur ? Comment a-t-elle pu infliger ça à son enfant ? L'isolement social se fait sentir, elle ne voit personne. Il en est fini de la sortie mensuelle au cinéma, du café en terrasse. Ces futilités ont été remplacées par la mendicité moderne. La nécessité de rédiger tel un scribe une succession de demandes d'aides : pour le gaz, l'essence, et bien d'autres minima.

Théo ne s'en sort pas indemne. Comme pour sa mère, des valises ont élu domicile sous ses yeux. Son regard est irrémédiablement tombé. Il ne peut pas affronter celui de ses camarades qui peuvent se permettre d'avoir le dernier téléphone, ou de porter le logo d'une marque payée rubis sur l'ongle. Théo comme sa mère est isolé, son téléphone n'a plus de réseau et n'est désormais qu'un totem, une coquille vide, justifiant son appartenance à ce millénaire. Ses vêtements sont de seconde main et son repas quant à lui n'en demande plus qu'une. C'est une pomme qui suffit à économiser le prix de la cantine.

Le sommeil et la boule au ventre intègrent le quotidien. Le comportement de Théo ne tarde pas néanmoins à inquiéter son amie.

« Eh, ça va ? » murmure Chloé d'une façon gênée. Sa question est douce, comme sa main posée sur le bras avachi du garçon. Elle s'enquiert de l'état de celui qu'elle a toujours connu comme vif, voire même un brin agité. Mais qui ne l'est pas à cet âge ? Il la regarde, cette simple attention le touche profondément. Il s'agit de ce type de moment vrai, bon et beau.

« Eh, tu réponds ? Si tu veux, je fais une représentation ce soir. C'est une pièce de Beaumarchais, c'est drôle, ça pourrait te plaire !

 – C'est gentil, mais je peux pas trop en ce moment. Ces mots sont lâchés tel un soupir.

 – Si tu viens je te donne mes devoirs, ça te donnera du temps libre, réplique-t-elle d'un ton malicieux.

 – Non c'est pas le truc. Le problème est ailleurs.

 – C'est quoi ? Je peux peut-être t'aider. Tu veux passer à la maison ? mes parents sont pas là. Mon père est en voyage, et ma mère rentre tard en ce moment.

 – Je pense pas que prendre un chocolat chaud chez toi arrange mes tracas, mais c'est gentil.

 – Mon problème c'est... »

Un silence palpable se fait sentir. Tout autant que l'attention de la jeune fille qui tente de soulager ne serait-ce qu'un peu ces malheurs qui rongent le garçon.

Après une inspiration profonde, comme si elle était destinée à regonfler son ego, Théo reprend...

« Il y a trop de choses qui me dérangent. Déjà pour moi c'est pas la joie, mais encore ça va. Le souci surtout c'est ma mère qui va mal. Et puis il y a ces personnes à la rue, dans la misère. Ça me dérange.

Le visage de Chloé est rapidement ensoleillé par une forme de soulagement qui laisse bien perplexe son interlocuteur.

 – Du coup c'est bon, il faut juste parler aux gens pour comprendre pourquoi tout est comme ça.

– Ça serait aussi simple tu penses ?

– Il ne faut rien regretter et savoir entreprendre dans l'activité que l'on pense bonne ! lui répond Chloé.

 – Ouais, c'est bête à dire, mais plus ça va, plus ce genre de phrase me semble vain.

 – C'est bon, fait pas ta tête de cochon, on n'a qu'à aller voir les commerçants du marché pour parler, ce sera un bon début. »

Théo acquiesce à la suggestion enthousiaste de son amie. Comment lui refuser quelque chose proposé avec une telle bienveillance.

Le samedi matin suivant, le duo prétexte une sortie au parc de la ville. Leur but officiel serait de partager les glaces d'un glacier réputé. Elles seraient accompagnées de douceurs de chocolatier, tout ceci est naturellement mis en scène dans le but de s'éloigner de leurs parents. Théo rassure sa mère en lui expliquant que c'est Chloé qui l'invite pour fêter une note un peu au-dessus de la moyenne. Il faut dire qu'elles côtoient régulièrement l'excellence. C'est ainsi que se prépare la genèse d'une aventure peu ordinaire.

Sur une terrasse ensoleillée, une paire de cadres échangent sur leur semaine. L'un comme l'autre présentent bien. Chemise et cravate sont exhibées par un homme aux dents visiblement blanchies, tandis qu'un tailleur, ainsi que d'amples boucles d'oreilles d'or blanc sont arborés par sa collègue. Leur échange est simple, et ne laisse que peu de place à la philosophie.

« Ah suis chaud, j'me suis mis bien !

 – Pas aussi bien que mes escarpins. Regarde ça, j'me suis lâchée. D'hab c'est pas autant, mais là c'est violent.

 – J'ai vomi dans le carré VIP !

 – Ouah, t'es fort !

 – Ouais je carbure au PPC, Pétrole, Pastis, Coca, c'est pour moi !

 – Oui, mais là t'as pas tout écouté attend. J'ai dépassé mon budj hebdo avec la seconde paire, des bottes en cuir d'agneau.

– Et as-tu vu ma photo avec Mike-mike, il était de passage à la boite, il était candidat de la saison trois. »

Au travers de propos rudimentaires transparaît une aliénation par le travail conjoint à une affliction par la consommation, enfin...

Chloé et Théo passent à côté de la table de ces individus en cette belle matinée. Le samedi est toujours une journée d'activité intense. Si le dimanche a pu être une journée sacrée par le passé, il a nettement laissé la place au samedi et à ses promotions exceptionnelles. Pour autant nos protagonistes ne sont pas venus en ville pour cela. Ils se rejoignent dans le parc au cœur de la ville qui se situe à une centaine de mètres du marché avant d'entreprendre leurs investigations.

« Bon, on y va !

 – T'es sûr ? Tu veux allez voir qui aussi ? Théo formule son interrogation, avec une certaine forme de dépit, comme si l'on s'engageait dans un combat vain.

 – Oui, je suis certaine et convaincue, on n'a qu'a aller voir le bijoutier. Tu lui parles de ce qui te tracasse, tu te sens mieux et on passe à autre chose. » Face à l'enthousiasme relatif de son camarade, Chloé complète sa déclaration. « Écoute, si on ne trouve pas ce dont t'as besoin ici on ira ailleurs, on est pas pressé, ne te mets pas de pression inutile. » Ces mots ont un effet anxiolytique, Théo sourit et se sent déjà un peu mieux. C'est donc armé de leurs meilleures intentions qu'ils s'engagent sur un petit chemin dallé menant à la bijouterie.

Sur place la boutique les accueille. Sa devanture est sobre et classieuse. Elle se fond dans le paysage. Elle ne dénature pas l'esprit de cette voie commerçante héritée d'un autre âge. Un bois aux couleurs d'ébène se mêle à une pierre blanche marbrée. Une lumière jaune diffuse au travers de la vitrine. Elle épouse les formes des parures serties de pierre qui rendent honneur à l'ouvrage dont elles ont fait l'objet par un éclat scintillant.

Une fois le palier franchi, c'est un homme aux cheveux sombres comme la nuit qui les reçoit. Sa tenue est millimétrée. Son col est parallèle à ses lunettes, les manches de sa veste sont quant à elles perpendiculaires à ces dernières. C'est nonchalamment qu'il pose son monocle et demande à ses visiteurs s'il peut les aider. « Heu, oui, on voudrait savoir, qu'est-ce que vous pensez de votre métier, de la société, comment ça va en général ? bafouille difficilement Théo.

 – Ah, oui je peux vous répondre, on peut pas dire que j'ai une foule qui se bouscule dans la boutique alors allons-y. Déjà à titre personnel, je me considère comme un artiste, un artisan qui façonne les formes et sertis des trésors. L'or, l'argent, et le platine sont des matériaux nobles qui ont toujours été considérés comme des trésors, et je ne vous parle même pas des pierres qui sont tout simplement magnifiques. Ce sont déjà en soit des bijoux produits par mère Nature. Comment être insensible à la beauté d'une émeraude, d'un saphir ou d'une améthyste. Le joaillier ne fait que sublimer quelque chose de déjà extraordinaire et la marie à d'autres trésors de la terre comme le sont les métaux. Enfin je divague peut-être après en ce qui concerne mon activité, ce qui me contrarie ce sont les épiciers de babioles. Je vais préciser ma pensée. Un nombre croissant de collègues ne produisent plus leurs bijoux et ne se contentent que de vendre des produits créés en séries par des machines sans âmes.

 – Ça doit-être un vrai problème, mais que pensez-vous des personnes en difficultés, qui n'ont pas de travail, de maison, la société, tout ça...

 – D'accord, heu, eh bien... Je n'y ai jamais pensé voyez-vous. Je dirais que la vie est bien sûr façonnée par notre détermination et la capacité d'entreprendre, c'est évident, mais peut-être pas seulement... Je ne sais pas, parfois je m'interroge sur la chance que j'ai pu avoir. J'ai hérité d'un métier, mon père était joaillier et bijoutier. Il m'a transmis cette boutique, mais avant tout ses connaissances, j'ai du mal à me dire que cela n'a pas eu d'impact. Puis quand je vois certains clients qui ne regardent qu'au prix, il est clair qu'ils pensent qu'on n'existe que par nos possessions, il ne faut pas se mentir. Je veux dire qu'ils ne cherchent que l'objet le plus cher, ils ne voient pas la beauté qui s'en dégage. Vous m'avez compris. Après, la richesse est censée ruisseler aussi, même si j'ai rarement vu des clients acheter une alliance plus cher que celle de leurs parents. Enfin je me lance dans des monologues, excusez-moi. J'espère que je vous ai aidé, complète-t-il, quelque peu décontenancé.

 – Oui, oui, merci beaucoup on va y aller. »

C'est en partie satisfait que le duo quitte la boutique sous le regard bienveillant de l'homme qui revêt aussitôt son tablier afin de se remettre à l'ouvrage.

« Hmm, à ta tête je pense pas trop me risquer en te proposant d'aller voir quelqu'un d'autre. C'est avec une expression pensive que Chloé poursuit. Je sais, allons voir mon papy, il est horloger et surtout âgé. Il a vu beaucoup de choses et pourra peut-être avoir le recul nécessaire pour démêler tes inquiétudes.

 – Si tu veux, au moins, on n'embêtera pas quelqu'un qu'on connaît à peine, réponds Théo avec un brin de lassitude.

 – Ne te fais pas prier, bouge ! Tant que tu n'as pas retrouvé aplomb et dynamisme, il faut continuer ! »

C'est sous ces auspices, que la quête pour retrouver l'insouciance de Théo reprend.

Le soleil accompagne leurs pas, et avec lui les bâtisses de la vieille ville dans lesquelles s'inscrivent les commerces du centre-ville. Des pierres vétustes témoignent de l'histoire de la cité avec leurs styles variant au fur et à mesure que l'on s'approche du cœur de la cité. La rue devient de plus en plus sinueuse et les murs perdent de leur verticalité. C'est bien un affront à toute bienséance qui réclame es rues soient planes et rectilignes pour ne pas se perdre en impasses, ou que l'on s'use sur des dénivelés inutiles. Les trottoirs ne sont pas des plus attractifs non plus il faut dire. Ils ont été amputés de façon non négligeable pour que puissent passer les voitures modernes. Les calèches circulaient aisément, mais pour que nos véhicules motorisés en fassent autant il faut désormais jouer les funambules en rasant les murs. Rapidement Théo, et Chloé arrivent à la rencontre du grand-père horloger.

Une fois aux abords du commerce ils peuvent admirer la vitrine de celui-ci. Le bruit asynchrone de tous ces petits mécanismes forme une mélodie particulière. Un peu comme s'il s'agissait de chants de multiples oiseaux défendant leurs certitudes. Ce spectacle aux mouvements réguliers s'offre au regard du tout venant. Il est régulier, prévisible et apaisant. Théo est captivé par ces objets qui lui présentent l'ingénierie de plusieurs millénaires. Les aiguilles tranchent l'air avec précision, emportées par leurs poids, elles s'accrochent à leur ancre.

Alors que l'attention des deux jeunes gens est focalisée sur les montres et horloges, un vieil homme sort de la boutique. D'une démarche boiteuse il s'approche des glaces et sort de sa poche un chiffon. Dans le reflet de celles-ci, il remarque la présence de deux visiteurs inattendus. C'est avec un sourire digne du père Noël qu'il salue les jeunes gens qui viennent lui rendre visite.

« Coucou, Chloé ! Tu viens me rendre visite ! Tu as amené un ami. Vous voulez, une tisane ? Des biscuits ?

 – Coucou papy, merci, c'est gentil, mais on n'a pas vraiment le temps de prendre une boisson. C'est mon ami Théo qui voulait te parler. Il se prend la tête sur des questions, de gens qui sont dans la misère, et de trucs comme ça. Je me disais que tu pourrais peut-être lui dire ce que t'en penses et qu'il se sentirait peut-être mieux après. Alors que Théo regarde le sol d'un air quelque peu gêné, leur hôte s'installe péniblement sur une chaise orpheline qui traîne dans la boutique pour compenser sa mobilité réduite.

 – C'est une drôle de question que vous me posez là. Déjà, je tiens à dire que c'est pas bien aimable de refuser ma tisane. On a toujours le temps, il suffit de le prendre, c'est comme le choix, on l'a toujours. Pour ce qui est du sujet de la misère, c'est compliqué pour moi de m'exprimer. Ma vue fatiguée perce péniblement le brouillard qui m'entoure malgré l'assistance de mes lunettes, ou de mon monocle. Distinguer les mécanismes se fait déjà avec difficulté. Il est compliqué pour moi de donner un avis tranché sur quoi que ce soit d'autre que l'horlogerie.

Sa petite fille souffle et l'encourage à poursuivre avec une voix légère et fluette.

 – Mais si tout le monde a un avis, et le tien est loin d'être le plus idiot, ne te fais pas prier, raconte.

 – Si vous y tenez... C'est avec un élan aussi poussif et maladroit que l'homme se lève et allume une théière électrique. Si vous voulez m'écouter, je vous demande juste de prendre un peu de temps, et d'accepter ces boissons chaudes. Alors déjà, vous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais votre empressement est un problème ; et vous n'êtes pas les seuls. Tout le monde est obsédé par l'heure. Chacun veut qu'elle soit exacte ! Pire que le rythme attendu d'une marche militaire ! Les montres mécaniques sont nobles, vivantes, et personne ne veut se permettre les cinq minutes de battement d'un mécanisme. Mon métier est devenu inutile... souffle-t-il poussivement. Je ne fais que vendre des babioles sans âmes faites en séries de l'autre bout du monde. Et puis personne n'est plus attaché à sa montre, chacun la jette. Avant on l'entretenait. Les possessions et les hommes sont devenus des consommables qu'on jette au moindre prétexte. J'ai vu l'apprentie de la boulangère d'à côté virée pour cinq minutes de retard, alors qu'elle fait de la route ; c'est scandaleux !

Théo prend son souffle avant d'interrompre le vieil homme.

 – Oui, et il n'y a pas que ça qui ne va pas, mais on est d'accord. Mais qu'est-ce qu'on peut faire. Pourquoi tout est comme ça. C'est bien beau de relever quelques faits de loin, mais on ne fait que des constats.

 – Tu as raison, mais j'ignore pourquoi le monde est tel, lui rétorque calmement son interlocuteur. Énervé le jeune garçon se lève, abandonne sa tasse, puis présente ses remerciements pour la gentillesse et l'hospitalité qu'il a pu recevoir. »

Chloé, surprise par la tournure qu'ont pris les événements, embrasse et partage une accolade avec son grand-père avant de rejoindre Théo qui s'éloigne.

« Ça va ? Tu trouves pas que tu en fais trop quand même ? Parce que faire une scène chez mon grand-père, ça le fait pas. Le jeune garçon excédé ne mâche pas ses mots :

 – Ça n'a servi à rien ! On a perdu notre temps et embêté des gens. Je ne suis pas sûr que ces recherches en vaillent la peine. On titube entre les opinions de chacun, mais est-ce qu'on avance ? Non ! Est-ce que ça a le potentiel de changer quoi que ce soit ? Autant fermer les yeux. C'est triste, ça me fait mal au cœur, mais voilà.

 – Je t'arrête tout de suite. Que tu sois triste et énervé d'accord. Après cette déclaration, reprendre un instant son souffle est nécessaire. Elle le regarde avec douceur puis poursuit. Déjà ne passe pas tes nerfs ni sur mon grand-père qui t'a rien fait, ni sur moi, attention !

 – Je me passe les nerfs sur personne. Désolé, je voulais blesser personne, je me suis juste énervé.

 – J'ai vu ça et tu n'as pas l'air d'avoir trouvé ce qui te convenait. Bon écoute, on va faire simple. C'est quoi qui t'a fait commencer à te poser des questions ?

 – C'était quand je devais aller retirer de l'argent à ma mère à la banque, entonne-t-il sans grande conviction.

 – Alors on y va, ça coûte rien, et puis si ça marche pas non plus, ce n'est pas grave. Ce que je veux pas, c'est te voir te morfondre, ou t'énerver pour n'importe quoi, d'accord ?

 – Oui, c'est bon on y va. Mais il va pas falloir traîner, on arrive à la fin de l'après-midi et il manquerait plus qu'on inquiète tout le monde avec mes histoires.

 – Pense à toi deux secondes aussi, tu me feras plaisir, et on y va. ordonne-t-elle. »

C'est subjugué par tant d'attention que Théo s'exécute sans chercher à négocier. Ceci aurait été une entreprise bien trop périlleuse.

C'est ainsi qu'ils se rendent aux abords de l'établissement financier. Les colonnes blanches semblent être façonnées d'une pierre froide, comme glacée. À l'intérieur, le duo y est comme perdu. Comme s'ils naviguaient dans des eaux internationales, dans une bulle en dehors de tout droit et de tout secours.

« Je peux vous aider ? Cette question adressée aux inattendus visiteurs est posée par un agent d'accompagnement qui mit fin à la léthargie qui saisissait Théo. Le garçon est perdu ; autour de lui se bousculent de multiples personnes en quête d'une faveur de l'établissement. Certains les prient de leur permettre encore d'exister, car c'est ici que l'on accorde ou retire le droit à la possession d'un compte. Il suffit d'un mot, d'une donnée malvenue dans l'algorithme pour que ce droit soit retiré, et avec lui le dernier rempart qui sépare ces individus de la rue. Les bons jours, les princes accordent un étalement de la dette des clients qui se confondent en remerciements jusqu'à rejoindre la porte. Ce théâtre aux allures sordides et aux actes plus que grotesque fait vibrer les entrailles du garçon. Pour ne pas laisser sans réponse la question qu'il lui a été posée, Théo reprend son souffle et répond :

 – Oui, je suis curieux, et je voudrais savoir comment marche une banque. J'aimerais y travailler un jour, je peux voir quelqu'un ?

L'agent rit puis répond.

 – Oui bien sûr, ceci ne devrait pas poser de problèmes, patientez s'il vous plaît. C'est après quelques minutes d'attente, et un échange avec un de ses collègues qu'il se rapproche à nouveau de ses visiteurs.

C'est bon, je vais vous accompagner vers un de nos conseillers, vous avez trente minutes. La journée est calme on peut se le permettre, et puis il n'est jamais trop tôt pour penser à son orientation.

 – C'est avec un regard fuyant et une légère nervosité dans la voix que Théo remercie sobrement l'agent. »

Chloé est calme et pensive, elle suit sereinement les événements, et admire les tableaux qui ornent les couloirs et s'interroge sur leur authenticité. Leurs coups de pinceau ont marqué l'éternité. Ces œuvres sont autant des témoins que des acteurs. Ils portent un message de leur auteur et transmettent l'image d'une époque révolue. L'une de ces toiles présente deux forcenés hurlant sur une barricade. En ce temps le monde devait encore avoir le potentiel de se bonifier. Ceci est certainement la pensée qui effleurerait la plupart du monde, mais Chloé reste comme absorbée par la scène. Ces personnes qui risquent jusqu'à leur vie pour une idée. Une idée, rien de plus. Une idée qu'ils ne verront peut-être jamais se réaliser, ce même si leur entreprise réussit, ils pourraient se blesser, voire même mourir en cours de route. Ce courage ou cette folie ont vraiment quitté ce monde... C'est certainement le signe qu'ils ne sont plus nécessaires...

« Voilà, permettez-moi de vous présenter Abdel, c'est un de nos jeunes conseillers. Je suis sûre qu'il saura vous inspirer. » Après cette phrase générique de présentation, l'agent quitte la pièce sur un sourire convenu.

Sur la chaise face à son petit ordinateur se tient Abdel. Sa chaise semble trop petite pour lui, sa carrure importante rend presque ridicule la situation. Il se tient accoudé à un bureau minuscule. Bureau, qui il faut le dire n'inspire pas vraiment le dynamisme et la vie. Il est dépourvu de fenêtre et les néons au plafond semblent lutter pour diffuser une lueur blafarde. Il est brun, couleur café, et c'est avec ses yeux noisette qu'il exprime un regard lassé face à son ordinateur. Tel un automate mal huilé il s'en détourne afin de recevoir les deux jeunes curieux.

« Installez-vous, vous voulez un café ? dit-il avec un sourire invitant à la convivialité. L'embellie suscitée par cette visite impromptue est claire. Une mine morne vient de céder sa place à la chaleur de l'orient.

 – Je veux bien ! répond Chloé. Théo quant à lui décline l'offre, son esprit est taraudé par de trop nombreuses questions.

 – C'est gentil, mais j'aimerais savoir, c'est bien d'être banquier ?

 – Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus si on vous a proposé le bon conseiller pour vous orienter. Vous savez j'ai choisi de devenir banquier pour faire plaisir à ma famille. Tout dépend ce que vous cherchez. Si c'est l'argent, eh bien c'est correct, on est pas à plaindre.

 – Je veux dire, vous, vous voyez les pauvres gens dans la rue ? demande timidement le garçon qui cherche en tournant la tête vers Chloé le courage pour aller au bout de sa question.

 – Oui, ne m'en parlez pas ça m'empêche régulièrement de dormir.

 – Ah oui vraiment ? reprend Théo avec surprise.

 – Oui, et il n'y pas que ça. Tous les jours je me demande si je ne vole pas les gens. Ils viennent avec des idées, des projets ils veulent s'en sortir et parfois juste manger. Tout ce que j'ai à leur offrir ce sont des prêts. Chloé reprend ces propos de façon interrogative et essaye de préciser la chose.

 – N'est-ce pas ce dont ils ont besoin ? Un prêt pour se relancer, pour réaliser leurs rêves.

 – Au début je pensais ça, mais plus ça va, plus j'en doute. Beaucoup sont rapidement débordés par les dettes avec les taux d'intérêt écrasants, et puis je ne prête même pas vraiment d'argent. Ça peut paraître compliqué, mais quand je fais un prêt, je crée de l'argent. Il ne vient pas de la banque. Je tape sur mon petit ordinateur le chiffre et ça crédite le compte. Je ne sais pas comment tout le monde peut trouver comment payer les taux d'intérêt, car si toutes les banques fonctionnent comme ça, c'est évident que tout le monde ne peut pas payer son emprunt.

 – Mais c'est dramatique ! s'émeut Théo.

 – Oui ! Oui je sais ! s'exclame Abdel en frappant du poing sur la table. Et il n'y a pas que ça, c'est qu'on nous demande de les harceler, les menacer, de culpabiliser ceux qui ne réussissent pas à rembourser alors que l'on sait pertinemment que ce n'est pas possible pour tout le monde. Les poings et les dents serrés du jeune homme laissent transparaître un malaise profond qui a terni la mine sympathique qu'il présentait à leur arrivée. »

Une larme ruisselle sur le visage de Chloé. Elle saisit finalement l'hypocrisie de ce monde et ne peut retenir ses pleurs. Celles-ci sont communicatives, Théo tient sa tête entre ses mains, comme pour l'empêcher de tomber et sanglote.

Abdel, dépassé par la situation, tente de les rassurer. Il s'excuse de s'être « emballé », mais rien n'y fait, et ce jusqu'à ce qu'il soit frappé par une idée. Son souhait a toujours été de bien faire, en rendant honneur à sa famille et ses ancêtres. Il est évident que ceci n'est plus possible ici, en restant il ne ferait que davantage miner sa conscience et son cœur. Avec sérénité il pose ses mains sur les épaules de ses deux invités et leur souffle :

« Il n'est pas nécessaire de continuer à pleurer, je pense connaître quelqu'un qui pourrait nous apporter la solution à nos malheurs. ».

À peine ces mots prononcés, il enlève son badge qu'il laisse au bord du bureau, puis sort. L'air a l'air plus frais, il y retrouve la légèreté qu'il lui connaissait dans son enfance. Le monde semble l'inviter. Il sait que c'est fini, qu'il ne compromettra plus ses valeurs pour un travail, quel qu'il soit. Théo et Chloé le suivent, et ne savent guère quoi retenir de ces événements. Mais une chose semble claire. C'est qu'il est temps de changer la situation, et de s'en donner les moyens.

 

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