Chapitre 2 : "Variations sur thème"

21 juin

 

Tal roulait le papier “moi aussi” entre ses doigts et lorgnait sur le sac de Leïla.

“Petit un : depuis quand tu portes des totebags ? demanda-t-elle. Petit deux : est-ce qu’il y a mon cadeau là-dedans ?

- Qui a dit que j’avais un cadeau pour toi ? rétorqua Leïla.

- Okay, on annule tout, on remballe”, dit Tal au groupe de musique qui installait leurs instruments sur le trottoir.

Un des musiciens les foudroya du regard. Le contraste entre ses cheveux blond cendré et ses yeux noirs indiquait selon Tal une prédisposition à la basse (elle aimait deviner les métiers des gens tout comme elle adorait l’astrologie et la numérologie).

“Désolée, dit Leïla en pointant vers Tal, elle est amoureuse, elle sait pas ce qu’elle dit.

- Si jamais ça ne marche pas, répondit un autre musicien (tatouage de flamant rose sur l’avant-bras : batteur ?), n’hésitez pas à repasser.

- Ew, grimaça Tal, on est lycéennes.”

Le batteur blêmit tandis que le bassiste éclatait de rire. Tal tira Leïla par le bras tandis que celle-ci jetait un dernier regard en arrière.

“Il était mignon, sourit-elle d’un air satisfait.

- Et majeur, dit Tal.

- J’ai dix-sept ans, je te signale.

- Et moi dix-huit !” brailla Tal.

Des têtes se tournèrent vers elles mais Leïla ne put pas la gronder ; chaque fois qu’elle entendait le nombre dix-huit, elle devait dire :

“Joyeux anniversaire.

- “Elle est amoureuse, elle sait pas ce qu’elle dit” ?

- Tu vas pas me croire mais c’est pas du tout ce que j’ai dit.

- Tu veux qu’on retourne leur demander ?

- Non, c’est ce qui est sorti, précisa Leïla, mais ce que mon cerveau avait prévu, c’était “c’est son anniversaire, elle sait pas ce qu’elle dit”.

- Donc tu nous fais un AVC ou… ?

- Blague bannie, dit Leïla.

- A cause de ton oncle ?

- Oui.

- C’est pas génétique, tu sais.”

Leïla voulut lui donner un coup de coude mais Tal esquiva et bouscula une petite fille et sa grand-mère. Elle s’excusa vingt-cinq fois, tandis que le duo répondait en espagnol qu’il n’y avait pas de mal et s’éloignait vers un concert.

“T’as vu le pin’s de la gamine ?! s’exclama Tal à Leïla. C’était le serpent et l’aigle mexicains ! C’est un signe !

- Le signe que tu dois parler à ta mère ?

- Ah, mais tu vas pas t’y remettre.

- C’est pas de ma faute si tu mets des plombes à chaque fois.

- Mon père a dit oui et j’ai dix-huit ans, dit Tal en marquant une pause.

- Joyeux anniversaire, Tal.

- Donc je peux faire ce que je veux.

- Oui mais tu aimes ta mère, donc tu vas la respecter et lui parler correctement. Elle nous rejoint à quelle heure ?

- Vingt-et-une heures, on a le temps.”

Tal avait envie de tenir la main de Leïla mais à la place elle accéléra le pas parmi les groupes de rock, jazz et reggae. Elles levèrent les yeux vers l’église Saint-Germain-des-Prés. Elles étaient si loin de leur quartier qu’on aurait dit une autre planète. Sur le parvis, des choristes entonnaient des chants religieux. Au coin, un stand vendait des crêpes.

Tal et Leïla continuèrent en direction de la Seine. Il faisait encore jour mais l’ambiance de fête crépitait.

“J’adore la fête de la musique”, soupira Tal.

Leïla eut l’air attendri.

Quand elles dépassèrent une terrasse et atteignirent une rue moins fréquentée, Leïla glissa sa main dans celle de Tal.

“Joyeux anniversaire, Tal, dit-elle timidement.

- Personne a dit dix-huit, répondit Tal, la gorge sèche et un volcan dans le ventre.

- Joyeux anniversaire, répéta Leïla.

Elles pouffèrent de rire.

Comme Leïla avait préféré qu’elles ne s’embrassent pas jusqu’à maintenant, Tal la prit dans ses bras et renifla les odeurs qui dansaient autour de Leïla. Elle avait mille lotions, crèmes, gels, baumes, dont Tal s’était moquée pendant des années, mais qui ne lui donnaient plus du tout envie de rire. Le ballet des odeurs était un acte de magie.

Elles marchèrent jusqu’au bout de la rue en se tenant la main - Tal regarda la plaque pour se souvenir du lieu, car ça devint à ses yeux la plus belle rue de Paris - puis Tal la lâcha d’elle-même lorsqu’elles arrivèrent sur les quais. Elle savait que Leïla ne voulait pas être vue et comprenait. Si leurs parents l’apprenaient, la mère de Tal minimiserait (“c’est juste une phase”), tandis que les parents de Leïla parleraient de honte et s’inquiéteraient. Le nœud dans le ventre de Tal se serra : elle adorait leurs parents et détestait leur mentir.

“Est-ce que j’ai une mauvaise influence sur toi ? demanda Tal tandis qu’elles atteignaient le Pont des Arts.

- Viens, on resta sur cette rive, proposa Leïla en continuant vers Notre-Dame. Tal, faut que t’arrêtes de culpabiliser. C’est pas de ta faute si…”

Leïla ne l’avait encore jamais dit, mais peut-être que marcher dans un autre quartier l’aidait, ou peut-être l’anniversaire, ou peut-être d’avoir fini les écrits du bac.

“… si j’aime les garçons et les filles. Il y a un truc mal codé dans mon cerveau, je sais pas.

- Pas d’homophobie ici, modéra Tal. Ou biphobie, du coup ?

- C’est toi qui dis ça, madame mauvaise influence ? plaisanta Leïla.

- Touchée, grimaça Tal. C’est dur d’arrêter, non ?

- De quoi ?

- D’avoir honte, un peu.”

Leïla acquiesça. Tal fut rassurée de ne pas être la seule à souhaiter parfois être née différemment. Contrairement à Leïla, Tal n’aimait que les filles et ça lui faisait peur. Se ferait-elle insulter par des inconnus ? Le mariage pour tous serait-il révoqué dans une vague conservatrice ? Combien de pays interdisaient encore les gens comme elle ?

“Parle d’autre chose, s’te plaît, demanda Tal.

- Je serai pas là pour ton départ, lâcha Leïla.

- Quoi ?”

De l’autre côté de la Seine, les saules pleureurs frôlaient l’eau de leurs feuilles recourbées.

Sur leur droite, une foule acclamait le solo de guitare d’un groupe de rock.

“Fatima rentre à la maison, elle a trouvé un super boulot à Paris, dit Leïla. Elle lâche le studio.

- Le studio magique ? s’étonna Tal.

- Le studio magique, sourit Leïla.

- Oh, putain.”

Tal prenait la mesure du miracle. Un studio spacieux, bien situé, peu cher, avec une propriétaire qui connaissait Fatima et appréciait leur famille, c’était inespéré comme premier appartement pour Leïla.

“Je suis désolée que Fatima reste pas à Lille, n’empêche, dit Tal. C’est l’échange alchimique : t’auras plus ta sœur mais t’auras le studio magique.”

Leïla sourit.

“Tu pars quand ? demanda Tal.

- Le 10.

- Septembre ?”

Leïla secoua la tête.

“Août ?”

Leïla secoua la tête de nouveau.

Tal s’appuya sur la rambarde en pierre au-dessus du fleuve. Ses yeux se penchèrent vers l’eau. Leur dernier été ensemble venait d’être décapité.

“Tu veux que je te donne ton cadeau maintenant ? demanda Leïla.

- Je pensais que t’en avais pas.

- Je l’ai depuis deux mois. Fatima et Malik ont participé aussi.”

Leïla sortit de son sac un cadeau emballé dans du papier journal avec des mots coloriés : grandiose, enfance, toujours, nous.

“Attends, s’inquiéta Leïla, on devrait pas attendre ta mère en fait ?”

Tal attrapa le paquet avant que Leïla puisse prendre la décision assommante de le ranger.

“Est-ce qu’elle t’a attendue pour me mettre au monde ?” demanda Tal.

Tal souleva le scotch, déplia, tendit l’emballage intact à Leïla, puis -

“Oh.”

C’était trois cadeaux.

Sur la page de couverture d’un carnet plus large que haut, ça disait

LIVRE DE RECETTES

Sous le cahier, il y avait une trousse de crayons de couleurs et un stylo-plume.

“Comme ça, tu pourras dessiner les plats que tu découvres… Et peut-être tu m’enverras des dessins par la poste ?”

Tal garda les yeux sur ses cadeaux tandis qu’en elle se disputaient la joie d’être si bien aimée et le déchirement de perdre cette présence quotidienne qui avait illuminé ses treize dernières années.

Leïla savait. Elle ne demanda pas tu n’aimes pas mon cadeau ; elle resta près d’elle sans un mot ni un geste, une silhouette-arbre parmi les notes de musique, la brise d’été et les nuages blancs cotonneux dans le ciel.

Quand Tal sentit la vague d’émotion se retirer - elle l’avait traversée ! - elle ne souhaita pas en parler. Il n’y avait rien à dire. Elle tendit les cadeaux à Leïla, qui les glissa dans son sac pour le reste de la balade.

“Ça va être l’heure du dîner, souffla Leïla. Viens, on va prendre le métro.”

Elles marchèrent côte à côte. Tal était consciente de chaque détail de Leïla, comme si son corps était devenu une carte. Elle savait où était sa main gauche et où dansaient ses genoux. Elle entendait le frottement de son sac sur sa robe brune, qui flottait autour d’elle comme si elle était sur le point de s’envoler.

“Tu es ma montgolfière”, dit-elle même si ça ne voulait rien dire.

Leïla la regarda mi-rieuse, mi-pensive. Dans ses yeux existait une chaleur, une impatience que Tal ne lui connaissait pas.

Son cœur accéléra car elle se mit à espérer. Peut-être qu’aujourd’hui Leïla voudrait l’embrasser. C’était ça, ce regard, non ?

Reste calme, se dit Tal pour apaiser l’emballement qui gagnait tout son corps. Calme.

Elles atteignirent la place Saint-Michel avec sa fontaine de dragons (qui devinrent pour Tal les porteurs de la bonne chance) et descendirent les marches du métro.

En bas, dans l’un des couloirs souterrains qui n’avait aucune raison d’être vide mais qui pourtant l’était, Leïla arrêta de marcher et se tourna vers Tal.

Elles avaient le souffle court comme si elles avaient couru.

L’intensité du regard de Leïla embrasa Tal, et pourtant elle parvint à croasser la question :

“Leïla, est-ce que tu veux que je t’embrasse ?”

Leïla acquiesça et Tal se rapprocha et les mains de Tal caressèrent la joue de Leïla et les mains de Leïla caressèrent les cheveux et la nuque de Tal et elles rejoignirent leurs lèvres et langues et souffles.

Tal sentit un fourmillement qui tenait du vertige et du feu d’artifices.

Elles se séparèrent car des pas approchaient.

Elles chancelèrent vers un wagon de métro.

Elles ne s’aperçurent que trois arrêts plus tard qu’elles allaient dans le sens inverse et descendirent pour rebrousser chemin.

“On a… dix-huit arrêts, compta Tal quand elles s’assirent dans l’autre train.

- Joyeux anniversaire, Tal”, dit Leïla en posant sa tête sur son épaule.

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Gabhany
Posté le 28/11/2024
Awwwwwwwww Nanouchka ou comment rendre le métro parisien romantique !! Je n'ai rien à dire à part "c'est trop chou j'adore", de toute façon je suis en mode lectrice et pas DU TOUT analyse, ce n'est pas possible c'est trop adorable.
Tout comme Isa j'avais un sourire niais sur la figure à la fin. Merci pour ça ! 3
Isapass
Posté le 27/11/2024
Ce chapitre est dans la lignée du premier : vraiment très joli, touchant et délicat. J'ai lu la dernière partie avec un sourire un peu débile sur la figure (mon sourire feel-good, comme quand je regarde certaines scènes de Heartstopper avec mes enfants) XD
On sent quand même une petite urgence qui se réveille. L'urgence due à la séparation qui approche, et qui cause peut-être l'urgence de sauter le pas, de se toucher, de s'embrasser... ou alors cette urgence là était déjà là ?
Ta plume est vraiment délicate et même poétique par moment. C'est vraiment un plaisir.
Je continue !
Edouard PArle
Posté le 23/11/2024
Coucou Nanouchka !
Waaa coup de coeur confirmé. C'est incroyablement mignon et touchant. Je m'attendais à cette scène de baiser, je l'ai trouvée super bien amenée. Avec toujours ces hésitations, ces doutes : c'est le moment ou pas ? Et puis la décision finale de le faire. Une magnifique douceur après un chapitre plus triste, avec une séparation plus rapide que prévue.
La chute du chapitre est vraiment chouette. Très mignonne, pour illustrer la maladresse des deux filles. C'est ce genre de petits détails qui donnent de la personnalité à son histoire.
Ah oui, et très chouette titre de chapitre ! L'ambiance Paris / fête de la musique était très bien rendue.
J'adore.
Mes remarques :
"Leïla eut l’air attendri." -> attendrie
"Elle avait mille lotions, crèmes, gels, baumes, dont Tal s’était moquée pendant des années, mais qui ne lui donnaient plus du tout envie de rire. Le ballet des odeurs était un acte de magie." magnifique !
"de perdre cette présence quotidienne qui avait illuminé ses treize dernières années." -> de perdre celle qui avait illuminé ? je trouve ça plus direct et plus fort
"dit-elle même si ça ne voulait rien dire." virgule après elle ?
"“Tu es ma montgolfière”" drôle et mignon xD
Je continueeeee
Mathilde Blue
Posté le 23/11/2024
Annnnnnw, c'est tellement adorable, je rejoins Contesse pour dire que JE FONDS complètement.

Ta plume sonne si juste, on ressent tous les doutes, toutes les inquiétudes des filles à l'approche de l'été et de ce que pourrait penser leur entourage de leur relation, et en même temps tout leur amour, toute leur sincérité. Leur relation est extrêmement touchante. On aimerait seulement les protéger du reste pour qu'elles vivent la romance qu'elles méritent ensemble <3

À très vite !
Contesse
Posté le 23/11/2024
Oh là là là mais je fonds. Je FONDS.
D'amour, de douceur, de mignonnerie. Jpp.
Oui pardon mon commentaire est loin d'être pertinent ahah, mais j'ai tellement besoin de douceur, et de représentation si douce et si exacte que ben j'en perds mes mots ahah.
A la limite, tu peux te référer au com de Jeannie, parce que je suis d'accord avec tout ce qu'elle dit ahah xD (la meuf qui n'a aucune race jpp)
Mais vraiment ta plume est extrêmement légère, poétique, elle a ce truc de très réaliste, de proche et de vraie.
Les filles semblent comme figées dans une bulle qui les isolent du monde, et pourtant on sent les interférences du monde extérieur, les pressions et les craintes à travers l'incertitude sur l'avenir, l'avis des parents etc. C'est à la fois présent, et en même temps placé en arrière-plan, si bien qu'on est un peu dans cette bulle de douceur avec elles <3 Et on craint que la bulle éclate ahah.

C'est vraiment une lecture très agréable, je file lire la suite !
JeannieC.
Posté le 09/11/2024
Hello ! :)
Me revoici pour la suite de cette belle lecture - vraiment je suis étonnée qu'il n'y ait aucune autre lecture par ici... :O
L'écriture est toujours aussi prenante. Une écriture très sobre, mais dont j'aime l'efficacité et la simplicité. Les choses y sont très parlantes, dans le geste, dans la complicité des conversations, les blagues échangées. Le ton est léger, et cependant les sujets graves sont présents : la crainte de la réaction des parents, les questions d'homophobie-biphobie, etc.
Tal et Leïla sont toujours aussi attachantes. Bravo pour cette très jolie romance <3 Je continue très prochainement

>> "Leïla acquiesça et Tal se rapprocha et les mains de Tal caressèrent la joue de Leïla et les mains de Leïla caressèrent les cheveux et la nuque de Tal et elles rejoignirent leurs lèvres et langues et souffles.
Tal sentit un fourmillement qui tenait du vertige et du feu d’artifices."
=> juste pour dire que ce passage est vraiment beau <3
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