Chapitre 21

Le 81ème jour : Lhack

 

Le cours de la rivière déroulait progressivement son long corps de rampant jusqu’à la grande verticalité. Iels étaient passés à côté des trois squelettes gardiens et Lhack les avait salués amicalement. Lhack avait dû user de toute sa force pour amarrer le bateau près de l’immense chute afin de débarquer la vieille Keizarod. Maintenant, iel observait son vaisseau d’un air consterné : l’arrêt lui avait fait perdre toute sa belle vitesse et il risquait de s’écraser lamentablement comme une punaise moisie.

Keizarod le fixait, songeuse :

– Qu’importe la vitesse

Nul bateau ne sait voler

Parmi les nuages

Ce commentaire n’était pas pour rassurer Lhack et iel protesta :

‒ Mais alors que puis-je faire ?

Keizarod l’ignora. Enfin, c’est le sentiment que Lhack eut, avant que la vieille grune ne montre la cime des arbres et ne murmure d’une voix songeuse :

‒ Amants des étoiles

Accompagnant les filantes

Seuls sont les oiseaux

Lhack leva son visage. Une belle brochette de cornus observaient de leurs yeux jaunes les rampants qui s’étaient enroulés autour de la poupe ou nageaient paresseusement dans la brume.

‒ Mais oui bien sûr ! Merci beaucoup à vous.

Iel s’inclina brièvement face à la vieille grune qui semblait déjà se désintéresser de lia et s’était ratatinée sur elle-même comme une antique statue de pierre. Lhack se glissa dans la cale et en sortit plusieurs rouleaux de cordes dont iel fit de grossiers lassos.

Et comme s’ils n’avaient attendu que ça pour agir, les rampants se dressèrent en sifflant autour du bateau, provoquant les cornus avec ostentation. Ceux-ci firent claquer leur bec avec agacement avant de déployer leurs ailes sombres, se préparant à fondre sur leurs adversaires de toujours.

Quand ils agirent, Lhack était prêt ; iel était naturellement agile de ses mains, comme si iel avait été profondément fait pour ça. Les oiseaux descendirent sur eux, les serres en avant et Lhack n’eut qu’à les cueillir, deux d’un même lasso et le troisième avec une autre corde. Les cornus poussèrent un cri de détresse et le temps qu’ils fassent demi-tour, Lhack attacha solidement leurs liens à la poupe. Iel s’accrocha de toutes ses forces quand les cornus prirent un nouvel envol. Les cordes se tendirent et dans un vacarme épouvantable, le bateau de papier s’arracha de la brume pour filer au milieu des branches nues jusque dans l’essence même de la nuit.

Bientôt, ils passèrent au-dessus de la grande cascade verticale et en se retournant, Lhack aperçut la brume se jeter dans le vide et descendre en une longue ligne se dispersant dans l’éther.

Dans un nouveau battement d’ailes, les cornus élevèrent le bateau volant au niveau des nuages mousseux dont les reflets bleus et dorés étaient ceux d’Ephèbre. Des filantes curieuses de cet étonnant attelage vinrent danser autour d’eux.

C’est à ce moment que Lhack sentit la peau de son dos se craqueler. Ce n’était pas vraiment douloureux, c’était même plutôt agréable... Quand iel s’ouvrit complètement, iel entrevit qu’iel était assez loin et qu’il était temps. Une brume argentée se mit à s’exhaler de son corps et Lhack se sentit s’engourdir. Avec ses dernières forces, il détacha les cordes qui retenaient les cornus.

Dans un entrelacs d’étincelles, les filantes accompagnèrent le bateau dans sa chute libre.

 

Le 82ème jour : Dïri

 

Elle semblait plongée dans une profonde méditation quand il la trouva. Assise, son instrument sur les genoux, elle jouait le chant silencieux du temps, comme si c’était la seule chose capable d’apaiser ses pensées. Cependant, elle releva la tête vers eux avant qu’ils ne s’annoncent et tout de suite, son regard couleur d'olive le quitta pour se concentrer sur Mock.

‒ Je vais garder mes distances, murmura celui-ci pour que seul Dïri l’entende.

‒ Si vous pouviez aussi me donner un peu d’intimité, ce ne serait pas de refus.

‒ Ça me paraît être une requête raisonnable.

Abandonnant son complice et maître, Dï se rapprocha de l’amoureuse innocente qui ignorait encore tout de ce qui s’était fomenté contre elle. Il ne savait pas comment faire les choses bien – comme si c’était possible ! – alors il se racla la gorge et adopta un ton à la fois sérieux et détaché :

‒ Est-ce que tu peux venir ? Il faut que je te montre quelque chose.

Elle lui sourit et posa calmement son instrument à l’intérieur du nid avant de se redresser. Elle ne paraissait pas choquée par son absence de romantisme qu’elle interprétait probablement comme de la pudeur.

Il l’accompagna sur une des branches plus basses et frémit quand elle lui prit la main, mais il ne trouva pas le courage d’ôter ses doigts. L’humain avait disparu, mais son sac à dos était posé sur un tas de neige fondue, et juste à côté, il y avait la chose la plus étrange qu’ils aient jamais vue.

C’était une simple ouverture en amande qui s’ouvrait dans le vide, et de l’autre côté, il y avait une surface recouverte de minuscules bâtonnets verts et d'un certain nombre d’arbres un peu serrés qui étaient si ridiculement petits que certains d’entre eux devaient être moins grands que Nim.

‒ Alors ça y est, murmura-t-elle. C’est le passage que nous allons prendre pour l’autre monde ? Le début du voyage ?

Dï se racla à nouveau la gorge, comme à chaque fois qu’il était mal à l’aise.

‒ Oui, enfin non. En fait... c’est le passage que toi tu vas prendre... mais uniquement si c’est ce que tu souhaites, bien sûr.

Les sourcils de Nim se froncèrent imperceptiblement.

‒ Qu’est ce que ça veut dire ?

‒ Il y a eu... un imprévu. Moi et Mock allons prendre une autre fenêtre.

‒ Et comment est-ce qu’on se retrouve après ?

‒ A priori, c’est impossible.

Elle resta très calme, mais quand elle reprit la parole, sa voix monta dans des aigus qu’il ne lui connaissait pas.

‒ Je ne comprends pas !

‒ Nim, écoute...

‒ Non ! Je n’écoute pas ! Est-ce que tu me quittes maintenant que tu n’as plus besoin de moi ?

‒ Non ! Ce n’est pas du tout ça ! Ce n’est pas ma faute, c’est...

Il s’arrêta, car il était en train de se chercher des excuses.

‒ Mock pense que tu n’es pas stable et il trouve que quand tu es là... et bien, je n’arrête pas de penser à toi et je n’arrive pas du tout à me concentrer. Et objectivement, pour cette partie du moins, je pense que c’est vrai. Alors il...

Nim le fixait, les yeux immenses ; ses mains tremblaient.

‒ Alors ?

‒ Alors Mock m’a laissé le choix : je peux venir avec lui et il te permet de partir en voyage de ton côté. Ou nous restons tous les deux ici pour toujours.

‒…

‒ Je sais ce que tu penses. Que nous pouvons être heureux tant que nous sommes ensemble ou au moins que nous aurions pu prendre cette décision tous les deux et non seulement je comprends, mais je pense que tu as raison d’être furieuse. Voilà Nim, j’ai beau t’aimer de tout mon cœur, je suis sûr que si nous restons ici, nous finirons comme cette vieille folle albinos et je veux être le maître de mon destin... Alors j’ai fait mon choix, tout en m’assurant que toi aussi tu aurais la possibilité d’être heureuse.

Nim éclata d’un rire nerveux :

‒ « Être heureuse » ! « M’aimer de tout ton cœur » ! Comment oses-tu ?

‒ Qu’est ce que tu aurais fait à ma place ? Tu aurais voulu rester ici avec ces créatures vides de sens qui meurent à toute vitesse ?

‒ Ces créatures ? Nous sommes des grunes, Dïri ! C’est ce que nous sommes !

‒ Et que sont des grunes, Nim ? Des gamètes ! Nous ne sommes rien dans la vie du Grand Arbre, juste une étape minuscule qui permet de coordonner un ADN à quatre brins en fonctions d’affinités intéressantes ! D’abord les cornus mélangent le pollen avec celui d’autres arbres ! Nous naissons faits de notre arbre et d’un autre ! Puis nous nous associons en fonction d’affinités chimiques ! Nous ne sommes pas destinés ni à de grands destins ni à l’amour. Nous devons laisser tout ça derrière nous et recommencer une nouvelle vie ! Même si... même si c’est l’un sans l’autre, même si je continuerais à t’aimer, même sans te voir...

‒ Tu ne sais même pas ce que c’est qu’aimer !

‒ Si toi tu le sais, alors retrouve-moi !

 

le 83ème jour/Le 63ème jour : Nimrod

 

Elle cligna des paupières stupidement.

‒ Quoi ?

Il s’était installé sur un repli de l’écorce un peu plus haut pour pouvoir être un peu plus élevé qu’elle et elle trouva cela puéril. Le regard braqué dans le sien, il cracha :

‒ Puisque toi tu es si sûre de l’intensité de ton grand amour ! Retrouve-moi si tu m’aimes vraiment ! Si tu es capable d’abandonner tout espoir d’une vie pour me placer au centre de tout. Tu peux le faire, non ? Tu as déjà sacrifié ta sacro-sainte mortalité pour moi !

Elle gronda :

‒ Tu vas trop loin, Dï.

‒ Quoi ? Si j’en dis plus, tu m’enlèveras ma mortalité ? Mock dit que tu y penses !

Elle le frappa ; elle sentit les os du nez se briser sous ses phalanges. Dïri écarquilla les yeux tandis qu’une sève noire et scintillante se mettait à couler de ses narines. Nimrod regarda sa main avec horreur.

‒ Oh par le Grand Arbre... qu’ai-je fait...

Hagard, Dïri voulut essuyer la sève, mais ne réussit qu’à l’étaler un peu plus sur sa bouche.

‒ Dïri, je...

‒ Non ! N’approche pas !

‒ Qu’est-ce qui se passe ici ?

L’humain venait de réapparaître, les sourcils froncés et après avoir jeté un coup d’œil au visage tuméfié de Dïri, il glissa sa main dans son vêtement et en ressortit rapidement en tenant un objet noir et brillant que Nimrod et Dïri ne connaissaient pas.

‒ Toi, la grande, tu te calmes immédiatement ou bien je tire. Dïri, mets-toi derrière moi et rejoins Mock tout de suite !

Il y eut un moment de flottement pendant lequel tout sembla flou. Nimrod ouvrit la bouche en regardant cette créature ridiculement petite avec son objet noir. Dïri recula et tenta de s’éloigner. Elle tendit la main pour s’accrocher à lui et il se débattit. Alors un bruit comme un coup de tonnerre sortit du petit objet et Nimrod sentit une douleur fulgurante lui traverser l’épaule de part en part ; elle poussa un cri qui s’étrangla dans sa gorge tandis qu’elle tombait en arrière. Dïri hurla :

‒ Par le Grand Arbre ! Qu’est-ce que vous lui avez fait ! Elle est blessée ?

Mock émergea parmi les branches.

‒ Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous n’avez pas utilisé votre pistolet quand même ? Lâchez ça immédiatement !

Alors que Nimrod se tordait de douleur sur le sol, Dïri se mit à sangloter :

‒ Je vous en supplie, ne lui faites pas de mal !

L’humain obéit de mauvaise grâce tandis que Mock observait les dégâts.

Nimrod se redressa avec lenteur et posa sa main sur son épaule. Sa sève coulait à gros bouillon pétilant de sa blessure. Elle se mit à trembler. Mock s’avança, le visage sombre, mais calme.

‒ Dïri, reste derrière moi. Et vous, là, donnez-moi cette chose jaune que vous avez autour du cou et ouvrez une faille, il est temps de partir.

Morrigan obéit avec mauvaise grâce, roula son écharpe en boule et la lança à Mock.

‒ Très bien, dit celui-ci. La faille maintenant. Quand elle sera ouverte, je veux que tu la passes, Dïri, sans esclandre.

Celui-ci essuya ses joues couvertes d’un mélange de sève et de larmes ; il gémit :

‒ Je vous en prie, sauvez-la... Je...

Mock le coupa :

‒ Une blessure comme celle-ci ne peut pas tuer un Pillier. Je vais prendre soin d’elle.

Nimrod voyait tout en quatre exemplaires et sa tête tournait :

‒ Dïri... marmonna-t-elle d’une voix pâteuse avant de lever les yeux.

Morrigan avait ouvert la faille et avait disparu. Quant à Dïri, il y avait déjà passé la moitié de son bras et juste avant qu’il ne s'évanouisse, leurs regards se croisèrent et elle fût incapable d’interpréter son visage, comme si cet être lui était totalement inconnu. Elle cligna des paupières et il avait disparu.

Elle ne pensait pas qu’il fût possible de connaître une telle douleur, mais peut-être était-ce à cause des quatre mains de Mock qui nouaient l’écharpe très serrée autour de sa blessure.

‒ Avant de vous dire au revoir, je suis heureux d’avoir l’occasion de vous parler.

Elle leva les yeux vers le mulok et articula mollement :

‒ Je ne lui aurais jamais repris...

‒ Je le sais. J’ai menti.

Elle resta silencieuse. On piétinait ce qui était important pour elle avec tant de facilité. Mock abaissa sur elle des yeux noirs et tristes.

‒ Je suis profondément désolé du tort que je vous fais et vous assure que parfois je me hais moi-même, mais je vous promets que vos sentiments à vous et moi ne sont que peu de choses face à des idéaux infiniment plus beaux et que tout ceci n’est que le résultat d’un dessein qui vous dépasse.

 

Le 84ème jour : Keizarod

 

Keizarod se pencha légèrement au-dessus de la verticalité et son regard se perdit parmi les filets de brume qui s’égaraient le long du tronc. Il lui restait très peu de temps. Elle frissonna, car il faisait encore terriblement froid, bien que la neige soit à présent presque totalement fondue, créant de minuscules ruisseaux partout sur le Grand Arbre. Elle regarda de nouveau le vide, renifla, et pour la première fois, elle craignit de ne pas avoir le courage.

C’est alors qu’il y eut un scintillement et qu’elle crût le reconnaître dans les volutes légères qui moussaient dans l’air, mais c’était impossible, car elle n’était plus rien pour lui et plus jamais il ne s’attarderait sur ses doigts pour lui faire jouer son chant.

Ou peut-être qu’il était venu tenir la promesse qu’il lui avait faite, il y a si longtemps. Alors quand le Temps lui prêta sa main, Keizarod se tendit vers lui, avançant la sienne. Avant d’avoir saisi ce qui lui arrivait, elle se sentit glisser sur l’écorce humide et basculer. Elle tomba en avant, les bras en croix, comme une corneille à trois pattes fondant sur sa proie.

Et tandis qu’elle chutait, elle eut la vision d’une plaine titanesque où poussaient des arbres gigantesques. Juste avant de se fondre dans l’oubli, elle crut apercevoir un grune enfoncé à moitié dans le sol ; ses quatre bras tendus vers le ciel se couvraient petit à petit de bourgeons et de son dos coulait une rivière...

 

Dans le Grand Arbre, d’autres bourgeons se mettaient en place et dans leurs cosses, les premiers grunes se mirent à remuer ; le printemps était revenu.

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