Chapitre 21

167.

 

Avant de frapper à la porte, Bebbe sent une légère appréhension, mais la pression des doigts d’Ocelot accrochés à sa robe lui donne du courage. Bien que le garçonnet préfère porter son masque, comme tous les autres jours, Bebbe ressent son plaisir et son excitation de voir son père. Elle s’annonce ; la voix de Rhinocéros l’invite à entrer tandis que le battant s’ouvre.

Aussitôt, Ocelot la lâche pour courir à l’intérieur de la pièce où Rhinocéros est debout, derrière son bureau, les mains croisées dans le dos.

— Vous m’avez appelée ?

Le nouveau patriarche se retourne lentement pour cueillir son fils en vol et le soulever entre ses bras.

— Oui, vous pouvez vous asseoir, je crois que vous n’êtes pas encore tout à fait à l’aise avec cette prothèse. Merci de m’avoir amené Ocelot.

Numéro 2 obtempère et baisse le regard, mal à l’aise. Le bureau devant elle est parfaitement rangé, pourtant, il y a peu s’y trouvaient encore d’énormes piles de dossiers : tout a disparu.

— J’ai écouté votre discours. Vous vous en êtes bien tirée, vous pouvez être fière de vous, ce n’était pas un exercice facile pour quelqu’un qui a si peu parlé ces dernières années.

Bebbe le dévisage avec perplexité :

— Pourquoi êtes-vous si gentil avec moi ?

— Parfois, il ne sert plus à rien de juger qui que ce soit.

Tout en parlant, il ouvre un tiroir du grand bureau et en sort un trousseau de clefs qu’il pose sur le comptoir.

— Je vous donne ceci, cela appartenait à Numéro 7. J’ai une autre mission à vous confier et après, vous ferez ce que vous voudrez.

Après une hésitation, Bebbe récupère le trousseau : ce sont les clefs des geôles, celles des cellules où elle a été enfermée toutes ces années. La chair de poule recouvre ses bras et sa sueur devient glacée tout à coup. Elle relève les yeux vers Rhinocéros dans une question muette à laquelle il répond de sa voix grave et calme :

— Libérez vos sœurs, s’il vous plaît. Aidez-les à monter et offrez-leur de quoi se sustenter, à défaut d’un bon repas.

Elle le fixe, taiseuse, comme si elle ne comprenait pas vraiment, tandis qu'il tourne le visage vers Ocelot qui joue avec le col de son costume sombre.

— C’est tout, vous pouvez disposer.

Bebbe s’appuie sur les accoudoirs pour mieux se caler sur sa prothèse. Les questions se bousculent dans sa tête : à ce moment où tout semble se jouer, pourquoi tous les dossiers ont-ils disparu ? Rhinocéros a l’air si calme, ne devrait-il pas être en train de faire quelque chose pour tous les sauver ? Finalement, alors qu’elle atteint la porte, elle se retourne.

— Et vous ? Vous reste-t-il une mission ?

La tête de porcelaine la fixe de son regard rouge.

— Oui, passer mes derniers jours avec mon fils.

Mais une voix morose l’interrompt :

— C’est là déjà beaucoup demander, Rhinocéros !

Bebbe sent un souffle sur sa nuque et se retourne : la porte est ouverte et la silhouette large de Carpe se trouve sur le seuil. Sa main — petite et boudinée en comparaison de son corps imposant — est serrée sur la crosse d’un pistolet. Son visage passe rapidement sur Bebbe :

— Pousse-toi, idiote !

Terrifiée, Numéro 2 se colle contre le mur et Carpe jauge son frère :

— Tu sais pourquoi je me trouve ici. Tu as décidé de notre destin. Tu nous condamnes tous, tu condamnes ton fils.

Rhinocéros hoche la tête.

— Oui, je suis désolé.

— Je t’ai toujours... J’ai toujours... Pourquoi est-ce toi qui décides de me sacrifier, à la fin ?

— Je ne sais pas. C’est comme ça, Carpe. Je crois que nous ne sommes pas très doués pour l'amour. Ça fait partie de ce que la Machine fait de nous.

— Moi aussi je vais te tuer, à la fin.

Il tire. Quand Ocelot se jette en avant, que la balle brise la porcelaine et qu’elle rentre dans le crâne, Bebbe pousse un cri étouffé entre ses mains. Rhinocéros ne fait rien, rien sauf regarder le petit corps qui tombe à terre, à ses pieds ; quand il s’agenouille, tout doucement, alors Carpe tire une deuxième fois, juste entre les deux yeux et la corne blanche explose en milliers de fragments.

Rhinocéros reste en équilibre juste pendant quelques secondes avant de s’effondrer sur son enfant. Bebbe détourne le visage ; elle ne veut pas voir le sang couler sur ces masques inexpressifs.

Et Ocelot... Ocelot !

Carpe se tourne vers elle, lentement. Le cœur de Bebbe bat sourdement dans sa poitrine, ses doigts serrés sur les clefs dont les petites dents lui rentrent dans la peau. Est-ce qu’il... ?

« PAN ! »

Un nouveau coup de feu résonne et le pistolet jaillit de la main de Carpe pour tomber en tourbillonnant sur le sol. Celui-ci pousse un glapissement de douleur et trébuche de deux pas. Il se retourne vers le tireur, qui crie depuis le seuil de la pièce :

— Ne bougez pas ou je tire encore !

Bebbe ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Elle ne connaît pas cet homme, il ne fait pas partie de la Famille. Il lui jette un regard rapide :

— Sortez ! Tout de suite !

Elle hésite ; pas lui :

— Allez ! Bougez-vous !

Ça la réveille d’un coup et elle se précipite vers la sortie. L’homme la suit dans le couloir, la rattrape par le poignet et le tord brutalement pour appuyer sa paume contre le détecteur d’empreintes ; la porte se ferme. Il la lâche et brise le mécanisme à coups de crosse.

— Putain de merde !

Elle le regarde. Que vient-il de se passer ? Ocelot est mort ! Rhinocéros aussi et Carpe est à présent enfermé dans le bureau avec les deux cadavres ! Ses mains se mettent à trembler et les larmes envahissent ses yeux :

— Oh par Mock !

Andiberry — car il s’agit de lui — se redresse et l’attrape par les épaules :

— Ah non ! Non. Non. Non. Calme-toi !

Elle dévisage cet homme sorti de nulle part.

— Mais qui êtes-vous ?

— En toute sincérité, aucune importance ! Ce qui compte, là, tout de suite, c’est que nous avons encore une chance de vivre, mais une petite chance. Et que nous avons très peu de temps.

Il saisit la main qui tient les clefs — pas du côté du poignet tordu — et les lui brandit sous le nez.

— J’ai tout entendu : faites ce qu’il a dit ! Libèrez vos clones, aidez-les à remonter. On verra pour la suite. Allez, vite ! Les morts ne ressentent rien, et à nous les vivants, il nous reste une chance !

Machinalement, elle hoche la tête, le regarde avec terreur, puis recule et fuit, si vite que sa jambe la fait boiter.

Andiberry se laisse tomber contre le mur. Il est étonnant que personne ne soit sorti avec tout ce raffut, mais ça ne va pas tarder. D’un mouvement machinal, il réactive l’oreillette. Si Maja a déjà transmis ses informations au conseil, tout va se régler avec plus ou moins de joie et de bonne humeur. Il la reçoit très vite et elle lui résume la chute du Mur. Mais ils ne peuvent pas attendre, non, vraiment pas. Le conseil a entendu ses arguments, oui, oui, mais c’est comme ça. Les victimes demandent des têtes, la Machine est prise d’assaut...

Ah, dans combien de temps ?

Ah bah, tout de suite.

 

168.

 

Dame Gyfu observe du coin de l’œil ce pilote un peu mou qui fume sa cigarette tranquillement devant son aéroplane.

— Vous êtes sûre, Dame ? interroge Olween.

— Tout à fait sûre.

— Mais... il est armé quand même, et je n’ai jamais piloté un truc pareil de toute ma vie.

— Eh bien, il est grand temps d’apprendre. Mais il va nous aider, ce brave garçon a l’air de s’ennuyer un peu. Quant à l’arme, j’en fais mon affaire.

— Rappelez-moi pourquoi on ne va pas chercher le vaisseau de Berry ?

— Trop loin et l’on n’a pas le temps. D’après l’appel d’Andiberry, il faut qu’on se rende en urgence à la Machine et je te rappelle qu’il nous a dit que « personne n’a le droit de toucher à son bébé. »

— Ah bah oui, dans ce cas... L’avenir du monde est entre de bonnes mains avec vous deux.

Un plan plus ou moins bien ficelé en tête, les deux compères se rapprochent de leur cible et heureusement pour eux, le pilote, qui n’a pas l’air très malin, a son vaisseau situé dans un coin isolé de la place du Châtaignier.

— Excusez-moi, mon brave...

C’est Olween qui parle, mais le résistant concentre immédiatement son regard sur Gyfu. On voit des sylphes de temps en temps, mais la plupart d’entre eux se font discrets. Quand elle l’engloutit dans son ombre, il déglutit et Dame Gyfu plisse les paupières.

— On aurait besoin d’un chauffeur pour nous rendre à la Machine. Vous feriez ça pour nous ?

L’homme écarquille de grands yeux. Il a à peine le temps d’ouvrir la bouche, d’en laisser tomber le mégot rougeoyant, que la main de Gyfu s’insère dans sa gorge tandis que la deuxième s’enroule autour de ses poignets. Quand il essaie de crier, elle appuie juste un peu dans sa trachée pour empêcher l’air de sortir avant de relâcher pour qu’il puisse respirer.

— Récupère son arme, ordonne-t-elle à Olween.

— Ah Dame, ça va être bien difficile, la courroie est passée autour de son bras et vous avez attaché les deux ensemble. Et l’on n’avait pas dit qu’on tentait d’abord à l’amiable ?

— L’amiable me fatigue. Coupe la courroie et le problème sera réglé.

Olween Mawow obtempère en grommelant :

— Bon qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— Tiens-le en joue, on va grimper dans l’appareil.

L’homme roule des yeux affolés et Gyfu se penche à sa hauteur :

— Très bien, écoute-moi : on veut se rendre à la Machine, avec ou sans toi. Si tu te tiens tranquille, nous n’avons aucune raison de te faire du mal.

Olween ouvre la porte du cockpit et pousse le pilote à l’intérieur, puis il s’installe à côté de lui et braque le pistolet mitrailleur — une arme du Mur — dans sa direction après avoir refermé la portière.

— Je vais te libérer, susurre Gyfu. Mais si tu cries, on te transforme en passoire.

Elle récupère ses mains tandis que l’homme reste figé en tremblotant, la sueur dégoulinant de son front :

— Vous... vous êtes des espions du gouvernement ?

— Haha, vous voulez que je le cogne un peu, Dame ?

— Ça ira, mon cher. Non, nous ne sommes pas des espions, mais je soupçonne une erreur de jugement du côté du conseil, il va falloir que nous vérifiions ça nous-mêmes. On risque de se faire un peu canarder, mais on sera à l’abri tant qu’on restera dans le vaisseau. Démarre tout de suite.

Comme le canon de la mitraillette lui chatouille désagréablement les côtes, l’homme s’exécute.

— C’en est fini de l’anonymat, murmure Olween tandis que les moteurs s’allument.

Aussitôt, ça bouge dehors : la rébellion a dû se rendre compte qu’il y avait une coquillette dans la bière de mousse, mais il est trop tard, les pales tournent trop vite et l’appareil décolle en vrombissant au milieu des cris. Alors qu’ils s’élèvent au-dessus de la place, le voyant de la radio se met à clignoter.

— Qu’est-ce que je fais ? demande le pilote.

— Ne réponds pas et mets le cap sur le boulevard qui remonte vers la Machine ! Mais on a une étape avant, il faut à tout prix qu’on récupère Honorine. Elle allait dire quelque chose d’important, j’en suis sûre.

— Elle voulait sans doute leur dire ce qu’on sait déjà, Dame.

Gyfu secoue la tête et se mord l’ongle :

— Non, il y avait quelque chose de différent dans son attitude et il y a quelque chose qui m’échappe.

Alors qu’elle fait l’erreur de rêvasser, le pilote donne un coup sec sur le tableau de commande : la radio s’allume en grésillant et il glapit :

— Chef ! Je suis pris en otage. Ils veulent aller à...

Il n’a pas le temps de finir qu'Olween l’agrippe par la chemise, ouvre d’un coup de pied la portière du cockpit et le balance dans le vide. Le pilote pousse un hurlement avant d’atterrir cinq mètres plus bas, dans la Rivière Bleue.

— J’espère que ce connard boira la tasse, grommelle Olween avant de prendre la place derrière le tableau de commande.

— Tais-toi et concentre-toi sur le pilotage.

— Trop aimable, Dame.

Le vaisseau tourne au-dessus du quai principal tandis que des tirs commencent à éclater, bosselant le métal blindé, et que des haut-parleurs se mettent à hurler des consignes. Gyfu aperçoit une tache noire et bleue.

— Elle est là-bas ! Il faut que tu descendes et que tu ralentisses.

— Ralentir, oui, mais l’on ne va pas pouvoir s’arrêter, sinon ce sera nous les passoires !

— J’en ai bien conscience !

Pendant qu’il se rapproche, elle étire son bras pour en faire un nœud solide autour du siège.

— Qu’est-ce que vous faites, Dame ?

— T’occupe. Conduis et fais attention de freiner le plus possible quand on la survolera.

— Peuh...

Alors qu’il se rapproche, Gyfu ouvre la portière du côté passager et se penche dans le vide.

— Honorine ! hurle-t-elle, bien que le vent couvre à moitié sa voix.

En bas, la punk aux cheveux bleus les a repérés : elle suit leur parcours avec de grands yeux. Quand le vaisseau passe en rase-mottes au-dessus du quai, il ralentit alors que Gyfu tend son bras. L’air passablement hébété, Honorine lève le sien et leurs doigts se mélangent. Il y a comme un moment de flottement, quelque part entre les nuées de balles qui traversent la chair de Gyfu et celui où l’aéronef repart : Honorine reste immobile durant une seconde — où c’est le bras de Gyfu qui s’allonge — avant d’être propulsée vers le haut comme au bout d’un élastique.

Heureusement, c’est la poigne d’Olween qui la rattrape avant qu’elle ne joue encore les chewing-gums ; il la pose sur le fauteuil passager, chancelante et verte comme un enfant sur un tourniquet.

— Non, mais vous êtes malades !

— Je... je veux ma mère ! glapit Raclure.

Olween et Gyfu échangent un regard. Depuis quand le chien parle ? Le barbu grogne :

— Désolé, il n’y avait pas de temps pour la subtilité ! Et tu ne pourrais pas perdre du poids un peu ?

— D’un, j’t’emmerde ! De deux, les Piliers ne changent pas de poids !

Olween se retourne à moitié :

— Vous allez bien, Dame ?

— Hum...

Gyfu observe son bras, troué à au moins trois endroits, mais dont les plaies suintantes d’un liquide argenté se referment déjà. Elle a aussi reçu une balle dans le torse. Les blessures se soignent de la même façon, mais son poumon droit s’est recroquevillé comme un vieux pruneau.

— Honorine ?

— Je vais bien, à part le nez.

Comme pour se contredire, la jeune femme devient plus verte encore et se met à vomir copieusement sur ses bottes à lacets.

— Aah, mais c’est dégueulasse !

— Laissez-moi sortir ! fait Raclure en s’extirpant de la veste pour bondir sur le siège avant.

Il choisit décidément très mal ses humains.

Gyfu fronce les sourcils :

— C’est le mal de l’air ou bien tu as été touchée ?

Honorine ne répond pas. Ses yeux roulent sous ses paupières et son visage poisseux de sueur et de sang se braque vers la Machine. Dans un nouveau spasme, elle vomit encore, puis s’essuie la bouche d’un revers de main et murmure :

— Ce n’est pas bon, le lien est plus faible.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Gyfu, froidement.

Honorine se ferme :

— Je... j’ai pas le droit d’en parler. J’ai promis.

Olween fronce les sourcils.

— Je ne comprends pas tout, mais j’ai comme l’impression que tu n’es plus trop d’accord avec cette promesse.

Gyfu lui lance un regard admiratif qui agace le pirate plus qu’autre chose. Elle le prenait pour un débile ou quoi ? Honorine repousse sa longue tresse sur son épaule. Dehors, le bruit des balles sur le métal s’est fané.

— Je suis désolée. On vous a fait croire des choses... Lù et moi, on vous a menti.

Gyfu croise les bras. Alors que la Machine se rapproche de seconde en seconde, Honorine plisse ses yeux jaunes et un sourire fatigué se glisse sur ses lèvres.

— Je n’ai pas provoqué l’Apoptose, je ne sais pas faire ça.

Gyfu se redresse :

— Quoi ?

— C’est la vérité. C’est Lù qui l’a fait.

 

169.

 

— Ce coup-ci, je suis sûre d’avoir entendu quelque chose !

Grenade attrape la manche du kimono rouge de Griffon, pour qu’il ne s’égare pas dans la vision. La première fois, il y a eu comme une détonation, très loin, qui a troublé le songe, semblable à une pierre qu’on lance dans l’eau et Grenade a cru l'avoir imaginé, mais le bruit a recommencé. Griffon se tourne vers elle tandis que les souvenirs se meuvent autour d’eux :

— Tu as déjà vécu ça ?

— C’est pas ici, c’est la réalité. Sortons, on en sait assez.

— D’accord.

Grenade se concentre pour arracher le masque de son visage et se retrouve dans la chambre de Griffon. Le temps que Griffon émerge, elle fixe l’horloge.

— Griffon ! On est restés trop longtemps !

Ils se lancent un regard catastrophé. Chien devait venir les réveiller, que s’est-il passé ? Griffon s’assied sur le lit :

— Le soleil est en train de se coucher et S.I.T.A.R. va demander ses mots de passe d’ici une grosse demi-heure.

— Il reste une chance, il faut aller trouver Lù dans Limbo, tout de suite ! Même si S.I.T.A.R. est bloqué, elle pourra faire des ponts entre les mondes pour dépasser les portes.

Georges fronce le nez.

— Oui, mais si elle nous laisse tomber, alors la salle du rêve sera notre tombeau.

— Sauf si les résistants arrivent à entrer.

Griffon secoue la tête :

— La salle du rêve est particulière. Nous sommes installés dans les anciennes prisons, là où on gardait les sylphes pendant la guerre. Crois-moi quand je te dis qu’on y mourra si Lù n’accepte pas de nous sauver.

— Alors, pourquoi pas le faire ailleurs ?

— C’est aussi là-bas que nous serons le plus en sécurité si l'on nous attaque. Je dois apporter le Chapelet si je veux convaincre Lù et je ne suis pas sûr de pouvoir le transporter. Il faudra que Taïriss vienne avec moi.

— Très bien. Dépêchons-nous !

— Commençons par un tour au centre de contrôle. On ne sait toujours pas quelles sont ces détonations.

Ils se lèvent et s’avancent prudemment dans le couloir.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Le détecteur d’empreintes digitales du bureau de Rhinocéros est détruit et Griffon sent un nœud se former dans son ventre :

— Viens, dépêche-toi, je soupçonne quelque chose d’affreux.

Ils courent jusqu’au centre de contrôle sans croiser personne : la salle est vide alors que Chien aurait dû s’y trouver, le dernier discours de Bebbe est posé sur le bureau et les caméras qui montrent l’extérieur sont allumées, diffusant en noir et blanc l’image de la foule qui se masse en dessous de la Machine et commence à arrimer un énorme bélier aux flancs de plusieurs vaisseaux.

— Sacrebleu !

Grenade lui saisit l’épaule :

— Calme-toi ! Peu importe qu’ils soient tout près. La situation peut pas vraiment être pire que ce que nous avons déjà. Si nous obtenons la coopération de Lù, tout redeviendra possible.

— Oui, mais même si nous allons nous mettre en sécurité — sécurité relative si nous échouons —, ce ne sera pas le cas des autres. Il faut qu’ils nous rejoignent, sinon ils vont se faire massacrer !

— Ce qu’il reste d’eux.

Le regard jaune de Griffon s’éteint :

— Nous n’avons plus le temps de faire une enquête, nous devons aller dans mes quartiers et nous préparer, en espérant que Taïriss nous y attende. Je peux uniquement faire un appel radio.

Il allume le micro et pose les écouteurs sur ses oreilles :

— Allô ! C’est Griffon ! Nous allons rapidement être envahis et la porte ne tiendra pas longtemps. Je vous invite tous à me rejoindre le plus vite possible dans la salle du rêve, principalement Mante avec le Chapelet.

Il ne reçoit qu’une seule réponse, presque immédiatement :

— Griffon, c’est Serpent. Je suis en bas avec Taïriss et les perles !

— Très bien ! Dépêchez-vous !

Il repose le micro et le casque puis attrape le bras de Grenade.

— Allons-y, c’est maintenant que tout va se dénouer.

Ils courent jusqu’à la salle du rêve et quand ils entrent, Griffon contemple les visages angoissés de ses dormeurs. Anton les réconforte du mieux qu’il peut et Griffon s'aperçoit soudain qu’il n’a même pas pensé à eux quand il a passé le message. Grenade lève les mains :

— Écoutez-moi ! La Machine est attaquée, mais ce n’est pas une priorité. Pour le moment, nous devons nous rendre de toute urgence dans Limbo pour nous en sortir !

 

170.

 

Radje éteint l’émetteur radio incrusté dans le mur et se retourne vers l’androïde accroupi sur le sol, qui enfile les perles une par une sur un fil de métal.

— C’est nécessaire cette stratégie ? On ne serait pas plus véloce en les glissant dans un sac ?

— Tu as déjà vu comment elles réagissent quand tu essaies de les toucher. Je ne sais pas quelles sera leur réaction quand elles sortiront, et encore moins à l’approche de Lù. Dans le doute, je préfère que nous gardions notre principal atout avec nous.

Effectivement, Radje regarde les perles tourner sur le sol autour de lui tout en faisant un écart pour l’éviter. Pas la peine d’essayer de les attraper : elles fileraient à l’autre bout de la pièce plus vite que s’il eût été le diable en personne.

Il patiente une petite dizaine de minutes avant de rouspéter :

— Il ne reste que vingt minutes avant que les issues soient scellées, Taïriss. Et sans doute moins avant que les révolutionnaires ne défoncent l’ascenseur !

— Ça va ! Il n’en reste que deux !

Radje hausse un sourcil. Dans quel genre de monde est-ce que Taïriss répond « ça va » d’un air agacé ? A-t-il bien fait de lui donner ces bornes mémoires, finalement ? L’androïde enfile tranquillement la dernière sphère sur son fil provisoire et enroule grossièrement le collier de perles autour de son cou en quatre ou cinq tours.

— Tiens, du reste, pourquoi est-ce que ces perles ne t’esquivent pas ?

Taïriss tourne doucement les petites billes entre ses doigts.

— Je ne sais pas. Je suppose que c’est parce que je suis un objet.

— Il y aura nécessité que tu te sépares de ce collier quand tu seras en présence de Lù. Elle n’appréciera sans doute pas que tu le transportes, robot ou pas.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu la connais ? Je la connais très bien, moi.

L’androïde sourit, mauvais, et le regard mauve de Radje se durcit.

— Je sais que tu la connais. Mais je te donne une consigne et tu enlèveras cette chose quand je t'y sommerai.

— Bon, bon, pas la peine de s’énerver.

Taïriss hausse simplement les épaules, se dirige vers la porte et Radje regrette de s’être emporté. Tout cela n’a aucune importance, collier ou pas. L’androïde, l’hybride et la Changemonde. Le père, le fils et la mère. Ils seraient bientôt réunis et il serait là pour voir ça. Taïriss monte les escaliers d’un air détaché, puis il s’arrête net, si bien que Radje manque de trébucher sur lui.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Deux silhouettes sales et silencieuses sont assises dans le couloir. Serpent détaille leurs longs cheveux clairs et gras puis reconnaît les clones de Bebbe.

— Que se passe-t-il ? Que font-elles là ?

La porte qui mène aux cellules s’ouvre et Bebbe — alias Numéro 2 — apparaît en soutenant un autre de ses doubles jusqu’à ce qu’elle soit assise par terre avec ses clones.

— Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-il.

Numéro 2 lève sur lui des yeux perdus et bégaie :

— Je... c’est... c’est le dernier ordre de Rhinocéros. Je dois les emmener à la salle du rêve.

— Tu as reçu le message de Griffon ? Il n’y a pas une seconde à gaspiller, nous sommes tous en sursis !

Elle secoue la tête :

— C’est déjà fini pour certains. Rhinocéros est mort, Ocelot aussi et Carpe est enfermé dans le bureau. Et je viens de voir passer Chien. Il était très en colère et parlait tout seul.

Radje veut échanger un regard avec l’androïde, mais celui-ci fixe Numéro 2 :

— Ne t’inquiète pas. Nous allons t’aider.

— Quoi ? Non !

Le robot cligne calmement ses grands yeux noirs.

— On a le temps. Pars tout seul si tu as peur. Tu ne serviras à rien de toute façon, que tu sois ici ou là-bas.

Ah. Très bien.

Il y a vraiment quelque chose qui cloche avec ce robot. Et ce quelque chose commence à le gonfler. Il s’appuie contre le mur et regarde Taïriss aider Numéro 2 à déplacer ses sœurs.

 

171.

 

— Plus d'un millénaire plus tôt... —

 

Lù s’élança plus ou moins gracieusement vers le vide, sauta comme d’un plongeoir et son corps enserré dans sa combinaison se glissa entre les strates de l’air chargé d’électricité.

Derrière elle, sur la ligne de la falaise, les octlantes la suivaient du regard, serrés les uns contre les autres comme des petits oiseaux ébouriffés sur un fil électrique, mais ils ne l’intéressaient déjà plus. Son système antigravitationnel était enclenché et elle volait parmi les troncs nacrés des coraux, les bras écartés et les jambes jointes, comme un martinet géant. Ici, le rouge de la flore avait disparu au profit d’un blanc irisé de mauve et le sol était tapissé d’une épaisse couche de mousse d’un vert chimique.

Lù oscilla pour mieux zigzaguer entre les branches immaculées et là où elle passait, l’air crépitait d’un long trait d’étincelle : l’électricité était palpable. Comme c’était le territoire des très craints mangeurs de tonnerre, Lù ne put que se féliciter d’avoir soigneusement ajusté sa combinaison, sa capuche isolante et ses lunettes de pilote. Elle finit par s’agripper à une branche pour se hisser à la cime de l’un des gigantesques arbres de corail. Il n’y avait que ça : des ramures blanches à perte de vue. Comment retrouver Taïriss dans cet endroit immense ?

Lù se mordit la lèvre. Il n’y avait rien de particulier par ici, mais avec un peu de chance, il ne se serait pas trop enfoncé dans la forêt et ne serait pas loin. Elle en était là dans ses réflexions quand le premier éclair s’abattit : la branche sur laquelle elle s’était accrochée se brisa en morceaux sous ses pieds et Lù eut tout juste le temps de remettre en marche son système de vol pour s’échapper avant qu’un autre éclair ne fracassât le tronc.

— Wowow, on se calme tout de suite !

Elle se retourna et comme elle s’y attendait, un groupe de mangeurs de tonnerre l’avaient repérée. Comme des méduses, ils avaient de longs filaments flottants à la place de la queue et pas vraiment de tête ; de l’oiseau, ils tenaient leurs larges ailes, taillées en W, bien qu’ils ne possédassent ni plumes ni pattes ; plus que n’importe quoi d’autre, l’électricité était leur élément. Lù les avait vus nager dans les orages et venait d’avoir la preuve que les mangeurs de tonnerre étaient également capables de les recracher. Et s’ils ne pouvaient pas l’électrocuter, ils avaient encore de bonnes chances de l’assommer.

— Je croyais que vous ne mangiez que les éclairs ? Ça vous intéresse vraiment une grosse grenouille comme moi ?

Une nouvelle attaque éclata juste au-dessus d’elle et Lù dut faire une pirouette en arrière pour éviter les fragments qui tombaient du ciel. Apparemment oui, ça les intéressait, mais sans doute pas comme nourriture, vu que les mangeurs de tonnerre n’avaient ni bouche ni fesses. Il s’agissait simplement d’un vilain groupe de bestioles attachées à leur territoire.

Lù avait son pistolet sur elle, mais elle répugnait toujours à tirer sur des créatures dénuées de langage complexe, le privilège de l’innocence en quelque sorte. Elle n’avait plus qu’une seule solution :

— Désolé, je vous aime bien, mais je vais devoir vous fausser compagnie.

C’était une bonne idée en soi, mais plutôt difficile à appliquer. Lù s’éleva en cloche très rapidement avant de descendre en piqué quand elle se rendit compte que les trois créatures lui collaient au train. Les mangeurs de tonnerre étaient plus rapides, plus agiles et ils connaissaient mieux la forêt de corail ; Lù n’avait pour elle que l’effet de surprise et ce n’était pas beaucoup.

Très vite, la stratégie du zigzag se révéla la plus efficace : cela déroutait les créatures juste ce qu’il fallait pour que Lù ait le temps de ne pas se prendre un tronc épais comme un pylône sur la tête. Une partie de plaisir. Au moment où elle se faisait la réflexion qu’elle ne continuerait pas très longtemps à ce rythme, une nouvelle salve d’attaques éclata à côté d’elle et bien qu'une pirouette aérienne lui permît d’éviter le plus gros, un éclat de corail lui percuta le ventre, lui coupant le souffle et la projetant en arrière.

Lù eut juste le temps d’entendre un grésillement désagréable provenir de sa combinaison avant de sentir que la gravité se rappelait dangereusement à elle : le système antigravitationnel était visiblement endommagé.

Haha.

Chute libre.

Alors qu’elle tombait, Lù se tortilla en l’air pour se trouver de nouveau face à la terre, son bras jaillit pour agripper une branche, mais le choc fut si violent qu’elle sentit son épaule se déboîter. Bien que crispée de douleur, elle en profita pour se raccrocher au tronc de ses genoux et de tous les doigts de sa main valide, puis glissa vers le bas sur une cinquantaine de mètres avant qu’une branche inopinée ne l’arrêtât en diffusant une douleur intense dans son coccyx. Elle voulut se rattraper, mais son bras valide ne suffit pas : elle bascula sur le côté et tomba sur les vingt derniers mètres, atterrissant sur le dos dans une épaisse couche de mousse.

Il lui fallut une poignée de secondes pour sortir de son état d’hébétude puis une autre pour se rendre compte qu’elle était en train de s’enfoncer dans le sol. Le moindre mouvement fut impossible : elle était engluée et la douleur qui traversait son corps était atroce.

Après son dos et ses bras, Lù sentit progressivement disparaître son ventre puis son visage. La sensation était terriblement désagréable, comme si elle s’enfonçait dans un pot géant de beurre de cacahuète. Sous la pâte à tartiner, il y avait un trou ; la chute fut plus courte, mais l’atterrissage moins molletonné.

— Putain, stop !

Elle était répugnante, tout son corps était en compote et autour d’elle, il faisait complètement noir. Elle se réprimanda mentalement : elle n’aurait pas dû crier, qui sait quel sombre mille-pattes géant habitait ce tunnel ? Néanmoins, elle s’accorda une dizaine de minutes pour se reprendre, puis se redressa et tâta son bras déboîté avant de le remettre en place en poussant moult jurons de souffrance.

Quel fun.

L'adolescente ferma les yeux ; quelques minutes supplémentaires et la douleur qui l’étreignait tout entière se mettrait déjà à diminuer. Elle se releva gauchement, décrocha sa lampe torche de sa combinaison et tourna la manivelle tout en grimaçant à chaque mouvement d’épaule. C’était dingue d’en être réduite à une frontale à manivelle quand on possédait une combinaison anti-gravité. Elle jeta un coup d'œil au mécanisme, mais il aurait fallu le démonter pour comprendre ce qui ne fonctionnait plus et ce n’était pas la priorité. Elle fit tourner la lumière tout autour d’elle pour repérer les environs : c'était un tunnel d’environ deux mètres de hauteur sur trois, le sol était boueux, caillouteux et l'on ne voyait rien de particulier au loin si ce n’était plus de boyaux, et d’étranges racines de coraux terreuses qui ressemblaient à des os. Des gouttes d’eau perlaient au plafond et tombaient en carillon irrégulier.

Lù ôta sa cagoule, puis le masque qui lui recouvrait le visage. Ici, l’air était vicié, mais il n’y avait pas cette électricité ambiante qu’on trouvait à la surface. Bon, il fallait se décider pour une direction. Elle choisit d’aller tout droit et marcha pendant plusieurs heures sans rencontrer d’embranchements. Elle allait peut-être ressortir de l’autre côté de la forêt et n’aurait rien gagné sauf une combinaison cassée.

Finalement, le boyau finit par s’élargir, jusqu’à devenir une caverne gigantesque. En agitant sa torche, Lù vit des centaines de stalactites de coraux descendre d’un plafond recouvert de la même mousse vert émeraude que la surface de la forêt. Elle pataugea dans les flaques qui parsemaient le sol et contourna d’énormes blocs irréguliers.

Sa lampe se reflétait dans l’eau, mais soudain il y eut autre chose, alors Lù éteignit sa frontale et cligna plusieurs fois des yeux. Elle n’avait pas la berlue : quelque part, au loin, il y avait une autre tache de lumière ! Le cœur battant, elle ralluma sa torche et se rapprocha, courant presque quand le sol était plat et grimaçant de douleur quand il fallait escalader les roches humides et glissantes.

La tache de lumière était de plus en plus proche, mais il lui fallut encore au moins une petite heure pour commencer à distinguer plus précisément une forme humaine juste derrière. Lù sentit une boule se coincer dans sa gorge, ses jambes flageoler et son estomac se remplir de marmelade.

Taïriss était nu, et il la regardait. Quand elle s'approcha, il posa un doigt sur ses lèvres et elle s’arrêta. Le robot était assis en tailleur, sa trappe ventrale ouverte sur un nœud de fils électriques et au milieu se trouvait un nid où reposaient deux oisillons de mangeurs de tonnerre. De leur corps émanait une douce lueur : c’est ce qui avait attiré l’attention de Lù.

Taïriss articula distinctement, mais sans qu’aucun son ne franchît ses lèvres :

« Ne les réveille pas. »

 

 

 

172.

 

Loup ne sait pas très bien ce qu’il ressent à l’instant où il pousse la porte de sa chambre ; un état abstrait de désespoir et l’étrange sentiment de libération qui suit les aveux d’un secret.

Totalement vidé de son énergie, Loup se laisse tomber sur sa couette, le visage dans l’oreiller et mécaniquement, avale un nouveau comprimé des antibiotiques posés sur sa table de chevet.

Que doit-il faire ? Tony va-t-il le dénoncer ? Il n’a plus nulle part où fuir à présent. C’est alors que résonnent deux coups de feu ; Loup roule sur le côté et se redresse. A-t-il bien entendu ? Aussitôt, il saute sur ses pieds, et jette un coup d'œil dans l’atelier :

— Berry ?

Le silence lui répond : la pièce est vide. Paniqué, Loup fait un tour sur lui-même pour vérifier que l’ingénieur ne s’est pas endormi dans un coin. Rien. Il doit se rendre à l’évidence : Andiberry a disparu, ou plutôt, il se balade dans la Machine. C’est à ce moment-là que retentit le troisième tir. Le cœur battant la chamade, Loup s’élance vers sa chambre, puis vers la sortie.

Pourvu que...

Au moment où il veut toucher l’ouverture automatique, le battant s’ouvre tout seul, dévoilant une silhouette qui se trouve juste derrière.

— Te voilà, où est-ce que tu...

Mais ce n’est pas Berry... c’est Chien.

Tony est impénétrable et parfait : son costume bien repassé est parfaitement ajusté à sa silhouette, ses beaux cheveux noirs tombent sagement sur ses épaules et ses yeux bleus n’expriment rien si ce n’est une légère arrogance.

Loup fait un pas en arrière, Chien fait un pas en avant et la porte se referme derrière lui.

Loup ne sait pas à quel moment il dérape, à quel moment il agrippe le visage de l’autre pour l’embrasser. Il a vaguement conscience de leurs corps qui se pressent contre le battant et du crâne de Chien qui rebondit violemment. Ses doigts se perdent dans les mèches noires qui n’ont plus grand-chose de sage et c’est à peine s’il savoure la sensation de la bouche de Tony tant le baiser est pour lui un fantasme.

Il ne sent pas davantage la douleur du premier coup de poing, celui qui le fait rouler sur le sol, et il lui faut quelques secondes pour comprendre ce qui vient de se passer.

— Debout.

Loup touche sa pommette. Il saigne.

— Lève-toi, répète Chien.

Isonima obéit, mais un nouveau coup de poing l’envoie en arrière, s’écraser sur la couette de son lit ; alors les bras en croix, hébété, il observe Chien se rapprocher et s’appuyer sur le matelas pour approcher son visage du sien :

— Maintenant, réponds-moi sincèrement, Loup... est-ce que tu as tué mon père ?

D’une voix étranglée, Loup répond :

— Quoi ?

Les iris bleus de Chien sont juste au-dessus des siens. Il peut en détailler les différentes teintes, le turquoise et l’outremer mêlés de fils d’argent, ainsi que la pupille qui se dilate et se contracte par à-coups, comme un cœur qui bat.

— Ne fais pas l’innocent, je suis le chef de la sécurité. Je sais ce que peuvent faire nos masques et je sais que Cerf te soupçonnait. Et tu avais ces marques. Je ne voulais pas voir alors, mais... je suis sûr que tu as vu Cerf avant sa mort.

— ...

— Explique-toi.

Loup regarde Chien sans rien dire, alors ce dernier le gifle du revers de la main avant de hurler :

— EST-CE QUE TU AS TUÉ CERF, LOUP ?

Le visage rejeté de côté, Loup se force à articuler :

— Non... non... je ne l’ai pas tué !

— Menteur !

— Tu dois me croire !

Tony le frappe au ventre. Bien qu’il soit le plus petit, Chien a toujours été le plus teigneux et le plus sportif d’entre eux. Sa force coupe le souffle de Loup, ses mains tremblent comme des feuilles et la sueur coule sur son front.

— MENTEUR ! MENTEUR ! MENTEUR ! J’avais confiance en toi et tu as tué mon père !

Les pupilles sont si grandes à présent que Loup ne voit plus qu’un énorme trou noir.

— Tu étais la dernière personne importante ! Et tu as tout gâché ! Tout brisé ! JE TE... JE TE...

Loup essaie de se protéger, mais Chien ne se contrôle pas. Il sent le poing de celui-ci entrer en contact avec sa pommette, là où il l’avait déjà frappé et une douleur indescriptible lui traverse le visage, comme si son œil allait exploser. La sensation le laisse hagard.

— To... To... S’il te plaît...

Tony rugit :

— Ne m’appelle pas comme ça ! JE VAIS TE TUER !

Loup ferme les yeux pour ne pas voir Chien le frapper encore, mais ce coup ne vient pas. Isonima entend juste le tir ; le dernier de cette terrible nuit.

Les yeux de Chien s’arrondissent dans une stupeur muette. Ses yeux noirs redeviennent bleus, comme une fleur qui se ferme, avant que sa tête ne bascule en avant. Loup se sent terriblement conscient du poids du corps de Chien qui tombe sur le sien, de ses doigts écorchés sur les petits robots imprimés de la couette, du sang qui poisse son épaule et ses cheveux. Sont-ce les cheveux de Tony ou les siens ? Est-ce le sang de Tony ou le sien ? Et puis il y a la bouche de Tony, tombée sur sa joue, là, tout au coin de la bouche et Loup se sent comme au bord du toit, cette nuit ancienne. Il glisse doucement vers le vide et personne n’est là pour le retenir, ce soir.

Il n’a pas entendu la porte s’ouvrir... Il n’a pas entendu que quelqu’un arrivait.

Le pistolet qui se trouve dans le poing de Berry fume encore et la lumière du Mangoin fait des taches verdâtres sur le visage hagard de l’ingénieur. Il murmure d’une voix terrifiée qui n’est pas vraiment la sienne :

— Je suis tellement désolé...

Loup hurle.

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