Après le shooting improvisé, nous nous sommes endormies tout près l’une de l’autre. Au réveil nous n’étions pas embarrassées : nous savions que nous avions fait exactement ce que nous voulions faire. Nous sommes restées ensemble la journée entière, puis les suivantes, jusqu’à aujourd’hui. J’ai dormi chez elle à nouveau. Je l’ai aidée à faire sa valise. Nous voilà sur le quai de la gare, à dix heures du matin, incapable de nous dire tout à fait au revoir. J’ai voulu partir et au bout d’un pas j’ai fait demi-tour.
– Je vais attendre avec toi.
Nous patientons. Nous tentons chacune de nous rassurer. Je lui ai finalement avoué que les fêtes de famille m’angoissaient, sans donner de raison particulière. Elle croit peut-être que c’est ce que j’avais à dire. Ça ne me tourmente plus tant que ça, qu’elle sache ou non que je l’aime. Nous partageons de belles choses. C’est le plus important. Quand je trouverai le bon moment je lui dirai. Il n’est pas encore arrivé (je le repousse peut-être). Ce n’est certainement pas maintenant, en attendant un train, sur un quai ensoleillé – même si ça la ferait rire sans doute, d’être aussi clichée.
Quand le véhicule arrive, elle me serre dans ses bras et saute dans le wagon. Je lui tends sa valise en lui souhaitant un bon voyage. Les portes ne se referment pas, elle me dit de partir quand même. Je m’éloigne et je l’entends me crier :
– Je penserai à toi !
Je me retourne pour la voir me saluer de la main.
– Moi aussi !
Et la joie qui émane d’elle me traverse.
Le paysage s’écoule derrière la vitre du bus. Mon père m’a proposé de venir me chercher à Rennes car il sait que les transports en commun m’angoissent parfois. J’ai refusé. J’ai réussi à aller à Paris, je peux bien revenir à Ancenis. C’est une petite ville loin de tout. Plutôt jolie, pas tant que ça. J’ignore si j’ai hâte d’y retourner – je voulais surtout m’éloigner d’Éléphant. La porte de la chambre a manqué de céder hier soir. Maintenant que je pars, je n’ai plus à m’en soucier. Je reviens à Ancenis. Je reviens seule.
À la gare routière, il bruine et il fait déjà nuit. Rose m’envoie un message pour me dire qu’elle est bien arrivée : un instant, le temps que mon téléphone s’allume puis s’éteigne, sa présence lointaine perce l’obscurité d’une lueur bleutée. Un klaxon retentit. Je relève la tête. Une voiture approche, celle de mon père. À moitié éblouie je souris. Je cours mettre mes bagages dans le coffre, me glisse sur le siège passager : à l’abri.
– Salut Estelle.
– Salut.
Nous ne parlons pas beaucoup plus. Il me demande comment se sont passées ces dernières semaines, je réponds « Bien. » et lui retourne la question. Puis ni lui ni moi ne songeons à relancer la conversation. Devant la maison, étrangement découpée par les phares, il coupe le moteur et sort ma valise. Je pousse la porte, la referme derrière mon père. Nous sommes au sec.
– Bonsoir !
Ma mère m’embrasse et fait remarquer que je suis mouillée. Comme je ne sais pas quoi répondre je me tais. Elle m’entraîne au salon. Près du sapin, ouvert dans un coin, je remarque un grand carton rempli de décorations de Noël.
– On t’a attendue, explique-t-elle en suivant mon regard.
– C’est gentil.
Et juste après l’apéritif, nous ornons ensemble l’arbre de guirlandes lumineuses – leur sinuosité me fait penser aux tentacules d’Éléphant (Éléphant enfermée au neuvième étage). C’est moi qui pose l’étoile au sommet, comme quand j’étais petite. Mes parents me parlent d’eux lors du dîner. Nous discutons de militantisme, de ce que j’ai fait de mon côté et de ce qu’ils ont organisé à leur échelle. Je suis admirative. Eux, touchés. C’est un moment agréable qui me fait penser :
« Je suis contente d’être rentrée. »
Alors je repousse au dessert – à la fin du dessert, que j’ai à peine goûté – le moment où il faut demander des précisions sur l’organisation des vacances.
– On va chez tes grands-parents demain après-midi, m’explique ma mère. On fête la veille de Noël et Noël là-bas.
– Qui sera là ?
– Mes parents et ma petite sœur, avec son mari et ses enfants.
– C’est quand la grande réunion de famille alors ?
– Le vingt-sept. C’est chez nous.
Je hoche lentement la tête. Un court instant, par réflexe, je regrette qu’Éléphant ne soit pas là. J’aurais besoin de la méduse, et de sa lumière dans le noir. Cette nuit je ferai des cauchemars.
Je me réveille en sueur, endolorie. En allumant la lumière je découvre ma chambre calme. Le reste de la maison est plongé dans le silence. Il est à peine trois heures. Je sais pertinemment que je ne me rendormirai pas. Je me lève. Je tente de ne pas faire de bruit dans l’escalier mais il craque sous mes pas. Un instant je songe :
« Je devrais maigrir, maigrir, maigrir. »
Je m’assois dans la cuisine et me sers un grand verre d’eau. Sous la lumière jaune, sur la nappe bleue, je pose mes mains osseuses. Je bois presque goutte à goutte. J’irai me recoucher dans quelques heures, et ça ira. C’est toujours plus facile quand dans mes rêves c’est un homme que je ne connais pas. Je préfère être hantée par une figure irréelle. J’aurais bien aimé que ça soit le cas éveillée aussi. Inventer quelque chose qui se soit passé dans une ruelle sombre, à quinze ou seize ans, et sous la menace d’une arme blanche. Je ne sais pas pourquoi j’ai créé une histoire m’amenant autant de problèmes. J’aurais pu inventer une agression juste assez grave pour expliquer ma souffrance, et juste assez bénigne pour ne pas me détruire comme ça le fait maintenant. Je ne sais pas pourquoi je m’impose une telle douleur. Je pourrais choisir de ne pas souffrir. Je pourrais choisir.
Ma mère entre dans la cuisine.
– Tu ne dors pas ?
Je fais non de la tête. Elle s’assoit en face de moi, et la lumière coule sur ses cheveux gris.
– Tout va bien ?
– J’ai fait un cauchemar.
– Viens là.
Elle m’ouvre ses bras. Quand je refuse son étreinte elle les baisse. Pour la consoler je pose, avec effort, une main sur la sienne.
– Tu veux me raconter ?
– Non. Je ne préfère pas.
– Parle-moi de quelque chose que tu aimes bien alors. Pour te changer les idées.
Je finis mon verre. Ma mère se lève pour se préparer une tisane, et le tissu de sa chemise de nuit sème des fleurs dans mon champ de vision.
– Je me suis un peu remise à la photo. J’ai fait un shooting avec une amie, il y a quelques jours.
– C’est une bonne nouvelle ! Tu pourras me montrer ?
– Oui, si tu veux. Quelques-unes.
Elle se réjouit. Je la trouve belle avec ses rides, ses cernes, son sourire fatigué par l’heure tardive.
– Et c’est qui cette amie ?
Je m’éclaire.
– Rose. Je vous en ai un peu parlé au repas. C’est avec elle que j’ai tourné les vidéos.
– Oh je vois ! Elle a les cheveux roses aussi ?
– Oui.
– Elle a bien fait de se les teindre, c’est amusant.
À mes yeux c’est surtout splendide, mais je ne relève pas.
– Elle a l’air adorable en tout cas. (plus complice, elle continue :) Tu l’aimes bien ?
Je ris doucement, mes mains se mêlent d’elles-même.
– Oui. Je l’aime bien.
– Ça faisait longtemps, tiens !
– Je ne te dis pas tout.
Je croise les yeux attristés de ma mère et j’ajoute sincère :
– Mais c’est vrai. Ça faisait longtemps.
– Profite, ma chérie. Profite de tes vingt ans.
J’aime bien ce regard que nous échangeons. Il est plein d’un amour étrange, que seule une fille peut porter à sa mère, que seule une mère peut porter à sa fille, dans une petite cuisine, sous une ampoule nue, les coudes posés sur une nappe bleue.