Chapitre 20

Par Isapass
Notes de l’auteur : Pour ce dernier chapitre (il y a un petit épilogue, quand même), une dédicace spéciale à Sorryf qui m'a fait une belle peur...

Je me suis retourné d’un bloc. Un homme avait mis pied à terre à la lisière du bois et tenait en joue son fusil qui fumait encore. Malgré le contre-jour du couchant, j’ai reconnu Harper. Trois autres cavaliers sont sortis des arbres, au pas, et se sont arrêtés à sa hauteur. Jensen a poussé un grognement de rage, puis il a lancé son cheval au galop dans leur direction. En le voyant approcher, les trois gars se sont carapatés dans le bois. Harper, lui, s’est tranquillement remis en selle avant de les rejoindre au petit trot. J’ai suivi le régisseur des yeux en rigolant d’avance de la rouste qu’il allait foutre à Wilkinson. Il disparaissait à son tour quand un hoquet de Mercy m’a fait tourner la tête. Walt regardait toujours la clôture du Jugement, l’air surpris. Dans son dos, la balle avait percé un trou. À gauche, plein cœur. Sa chemise était déjà rouge jusqu’à la taille. Son immense carcasse a tangué d’avant en arrière, plusieurs fois. Et puis il est tombé sur les genoux.

— Walt ? a appelé Jackson avec un sanglot dans la voix.

Il s’est précipité sur le bras du géant et il l’a agrippé avec ses petites mains qui en faisaient pas le tour. De toutes ses forces, il a tiré dessus pour l’aider à se relever. Mais Walt fixait toujours la barrière. J’étais paralysé. De l’autre côté, figée comme moi, Mercy écarquillait des yeux fous, les deux paumes plaquées sur sa bouche. Quand le grand corps a recommencé à pencher, j’ai eu tout juste le réflexe d’attraper Jackson pour pas qu’il se fasse écraser. Walt s’est abattu en avant dans les blés.

Je me suis jeté à côté de lui en hurlant son prénom. Il m’a fallu trois fois pour réussir à le retourner sur le dos. L’air sifflait en passant dans sa gorge et il bavait une mousse rouge, mais il me souriait. J’ai senti mes yeux se mouiller.

— On peut rien faire, hein ? j’ai dit tout doucement.

Il m’a fait signe que non, avec un air d’excuse. 

— Pas maintenant, Big Boy. On y était presque.

Une part de moi attendait encore qu’il se lève, qu’il arrache son corps de géant à la terre et qu’il nous conduise à l’entrée du Jugement. Jackson s’est coulé à côté de moi, le visage tout trempé de larmes. Il a caressé les cheveux de Big Boy qui a émis un bruit entre une toux et un rire. Ses yeux d’ange brillaient de tendresse et de paix. Mercy s’est laissée tomber de l’autre côté, Voyage dans les bras, les paupières toujours grandes ouvertes comme si la surprise et la peur l’empêchaient de les refermer. Elle a pris une des mains de Walt et elle l’a portée à sa joue. Son visage s’est crispé de chagrin et elle s’est enfin mise à pleurer.

— Tu nous as si bien protégés, elle a soufflé. Qui va le faire, maintenant ?

Le regard calme de Big Boy passait de l’un à l’autre. Il avait l’air content. Sa main libre a cherché la mienne à tâtons. Quand il l’a trouvée, il l’a levée lentement comme pour me la montrer, et celle de Mercy de l’autre côté. Il nous a fait un sourire encore plus grand, doux et fier, et il a murmuré :

— C’qui compte…

Et puis plus rien. Plus d’air qui chuintait dans sa gorge, plus un mouvement de sa poitrine. On l’a fixé sans bouger pendant quelques secondes, le temps que la souffrance se répande dans nos veines. Puis Voyage a gémit doucement, un petit bruit de chiot qui a perdu sa mère. Jackson a fait le tour de Walt pour enlacer Mercy. Elle était secouée de sanglots muets qui s’accumulaient et qui avaient l’air de l’étouffer. Je pouvais pas l’aider ; j’avais tout le corps douloureux, agité. J’ai fermé les yeux vers le dedans et j’ai vu les torrents de sang, les explosions, les flammes. Ça déchirait, ça écrasait, ça ravageait tout. Et ça faisait un mal de chien.

Malgré le vacarme à l’intérieur de moi, j’ai entendu des roulements de galop. Je me suis forcé à dégager ma main de celle de Walt et à ouvrir les yeux. Du côté du bois, Jensen revenait vers nous. Et derrière, Wilkinson et ses trois gars. Je me suis dressé, et j’ai marché vers eux.

— Sam ? a appelé Mercy d’une voix paniquée.

Je réfléchissais plus, je voulais les tuer. Entendre leurs cris de souffrance et d’agonie. Il y avait que ça qui chasserait la douleur, je le sentais. Je fonçais tout droit vers Harper. Je devais avoir l’air à moitié fou parce qu’il a ralenti. Il a hésité, puis il a tiré son fusil de son quartier de selle. Mercy a hurlé d’une voix suppliante :

— Tu vas te faire tuer, toi aussi ! 

Je me suis arrêté. C’était sûrement vrai, seulement c’était la rage qui décidait. J’avais pas envie de la laisser seule, mais j’arrivais pas à lâcher. Je voulais sentir craquer les os dans le cou de Harper. Avec un sourire de sauvage, j’ai pensé qu’il m’aurait suffi de donner l’ordre à Walt.

Et tout d’un coup, j’ai senti les fourmis. Des milliers qui montaient sur mes bras en dansant comme des folles. Elles ont atteint mes épaules, ma poitrine, mon crâne. J’étais plus qu’un tourbillon de poussière déchaîné. J’ai écarté les mains et j’ai poussé un hurlement de bête. Deux arbres à la lisière du bois se sont enflammés en entier, avec des crépitements furieux. Il y a eu un éclair bleu entre les cavaliers, puis un coup de tonnerre a déchiré l’air. Harper et ses trois gars ont crié de surprise. Je distinguais nettement la peur sur leurs visages, comme si j’étais à côté d’eux. Quand j’ai levé les bras plus haut, ils se sont mis à suffoquer. Leurs yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites, ils faisaient des gestes désordonnés, comme pour chasser la main qui leur serrait la gorge. Jensen regardait tour à tour vers eux, puis vers moi, sidéré, sans croire ce qu’il voyait.

— C’était pas Walt, a soufflé Mercy dans mon dos, c’était toi… 

 C’était moi… Pendant tout ce temps, c’était moi. Moi qui avais puni Vanhorf d’avoir tué le cheval et de nous maltraiter. Qui avais crâmé la gueule de l’homme qui menaçait Mercy. C’était moi qui nous avais protégés contre les salauds, contre les injustices. Moi et ma colère. Quand j’avais pas supporté ce que Mercy allait subir, j’avais fait exploser la tête de ces trois hommes. Quand j’avais pas voulu qu’elle me soit enlevée après nos vies si courtes, je l’avais aidée à donner naissance à sa fille. Quand j’avais trouvé dégueulasse que Kate Green et le petit Joshua perdent leur ferme, j’avais arrêté la tornade.

J’avais arrêté une tornade. Je pouvais tout. Maintenant que je savais que c’était moi, je pouvais juger qui méritait de vivre ou de mourir, d’avoir de la chance ou bien de souffrir. J’ai resserré la pression sur les cous des cavaliers. Je pouvais distribuer ma rage ou ma bonté.

C’qui compte, c’est la bonté.

Là-bas, Harper a lâché son fusil et il a émis un gargouillement. Son visage tournait au violet. J’ai senti la petite main de Jackson qui attrapait mon coude.

Y faut s’méfier d’la colère, d’la vengeance. Casser le cercle.

Il regardait ce qui se passait dans le champ, les quatre hommes qui faiblissaient en cherchant l’air.

Même si c’est dans la Bible, « œil pour œil », c’est pas bien.

J’étais en train de les tuer sous ses yeux, alors qu’il venait de voir mourir Walt d’une balle dans le dos.

Garder le contrôle, surtout si on a de la force.

Walt qui était parti avec un sourire en nous tenant les mains.

On est meilleurs que ça. Tu es meilleur que ça.

Lui aussi, comme avait dit mon père, le Seigneur me l’avait confié, ou le ciel, le destin, peu importait. Et c’était ça que j’allais lui apprendre ?

C’qui compte, c’est la bonté. Et t’es bon, Sam, t’es bon.

J’ai laissé retomber mes mains.

J’étais de nouveau dans ce champ, les pieds dans la terre et le soleil couchant qui faisait scintiller l’argent des épis. Les quatre corps se sont détendus. Les hommes ont toussé, craché. Un d’eux a mis pied à terre et s’est étendu dans les blés en se massant la gorge. J’ai senti un poids énorme qui s’envolait de mes épaules. Le chagrin était toujours là, immense, mais la colère m’avait presque quitté.

Un autre cavalier est entré dans le champ. Le shérif. Jensen avait pas menti. Il a balayé la scène du regard, puis il s’est approché du régisseur. Après quelques minutes de conversation, il m’a regardé un moment, de loin, immobile. Enfin, il s’est dirigé vers Harper et ses hommes. Sur son ordre, ils sont remontés en selle et ont disparus devant lui dans le bois. Je me suis tourné vers Jackson qui m’a souri. Mercy a passé son bras sous le mien. Au bout du champ, Jensen nous a fait un petit signe de tête, et il est parti à son tour. J’ai cru entendre le gros rire de Walt. Il me regardait de ses yeux de ciel, rayonnant de fierté.

J’ai pris la main de Mercy et celle de Jackson, et je nous ai menés jusqu’au Jugement.

 

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Tac
Posté le 28/08/2024
Yo !
Aaah j'ai le vague souvenir de toi qui mentionnait un twist sur qui avait vraiment les pouvoirs, que tu savais pas encore à l'époque tout à fait si tu allait donner une vraie réponse sur leur existence. There it is! Je trouve que ça marche. Bon je sais que je suis pas lo plus perspicace des lecteurices, mais je trouve que ça marche, au moins sur moi ! Je trouve que ça donne plus de poésie à ton histoire, et ça fait réfléchir au 'vrai' rôle de big boy. Limite ça me donne envie de relire pour voir ce que ça donne avec ce regard, avec la curiosité apportée pour mesurer la profondeur.
On en avait parlé avec cette inspiration plus ou moins indirecte de Steinbeck, mais big boy qui meurt de dos... Mais ça fait pas redite je trouve.
En revanche Jensen qui part direct aux trousses de harper, je sais pas si j'adhère. Je suis pas sur de bien comprendre pourquoi ils reviennent ensuite vers Sam & Co.
AH et en fait j'avais pas compris qu'ils avaient atteint la barrière du jugement, qu'il leur manquait juste le portail. Soit c'est pas clair au chapitre précédent, soit j'ai juste raté l'info ce qui est aussi très possible.
Hate de lire l'épilogue !
Plein de bisous !
Isapass
Posté le 28/08/2024
Ah bon, je l'avais dit ? Pourtant j'étais tellement obsédée par l'idée de ne rien révéler que j'ai même menti éhontément à Sorryf qui avait fait une hypothèse en ce sens au chapitre 13 (d'où la dédicace, d'ailleurs).
Enfin peu importe, du moment que ça marche. En fait, je voulais que le surnaturel soit plus un outil pour servir l'évolution des personnages, je ne voulais pas qu'il soit central. Du coup, c'est bon signe que tu aies envie de relire avec ce nouveau prisme, ça veut dire que tu as interprété a posteriori la magie comme étant le reflet des états d'esprit de Sam, non ? Et comme tu le dis, ça permet de voir Walter autrement si on lui enlève la magie. Parce que du même coup, on lui enlève le côté sombre que Sam ne comprend pas (et qui est chez lui, en fait).

"Bon je sais que je suis pas lo plus perspicace des lecteurices, " : c'est faux, tu es très perspicace ! Quand tu me lis, en tout cas.

Pour Steinbeck, je l'ai lu il y a tellement longtemps (et j'ai fait exprès de ne pas le relire, justement pour ne pas risquer de plagier), que je ne me souviens même pas comment meurt Lenny. Il meurt aussi d'une balle dans le dos ?
Après, je sais que l'inspiration est indéniable (j'ai envoyé juste un synopsis à un éditeur de chez Gulf Stream et il m'a répondu "tiens, on dirait Des souris et des hommes" XD), donc je ne peux que l'assumer.
Une de mes copines m'a aussi dit que les apparitions et les motivations de Jensen et de Harper n'étaient pas tout à fait nettes, en effet. Je pense qu'il y a quelque chose à faire à ce niveau. Il faut que j'arrive à montrer 1) qu'ils ne cherchent pas Sam, Mercy et Walt ensemble, mais chacun de leur côté, 2) que Jensen est quand même un gars qui a un minimum d'éthique et qui respecte à peu près la loi, contrairement à Harper. En fait, Jensen poursuit Harper parce qu'il vient d'apprendre qu'il a tué Paul, et ça c'est trop pour lui, donc il veut l'arrêter avant qu'il fasse plus de dégâts. Comme Sam, il n'a pas forcément vu que la balle avait atteint Walt. Et ensuite, on peut imaginer que Harper étant déterminé à tuer Mercy, il revient à la charge. Et Jensen n'ayant pas réussi à lui faire entendre raison juste avant, il revient pour les prévenir, ou les défendre... Bon, ok, dans ma tête il y avait plein de bonnes raisons, mais apparemment elles sont un peu trop cryptiques pour que je ne sois pas la seule à les trouver XD
Ok pour le flou sur la barrière et le portail, je verrai ça.
Bisouuuuuus
Tac
Posté le 06/10/2024
Je crois que tu me prends pour plus perspicace que je ne le suis xD Je ne devine que rarement les plot twists, sauf quand ya vraiment une construction de stress qui ne peut qu'aboutir sur certains événements (par exemple ce qui se passe avec Paul, c'aurait été dur de s'en sortir autrement - c'aurait pu être faisable, mais c'aurait plus été jouer sur la surprise, alors que là ça allait plus dans le sens de l'angoisse que tu faisais monter). Je pense que tu me trouves perspicace parce que sur tes textes je me pose un peu la question de la cohérence et j'essaie de penser davantage :') Par exemple le coup de la magie j'avais pas deviné (ni je ne m'en étais rappelé avant que ça soit dit).
Lenny meurt d'une balle dans le dos, avec son camarade qui lui raconte (ou lui demande de raconter ?) l'histoire de leur grange/ferme qu'ils projettent d'acquérir (il me semble). Enfin peut-être que c'est à la tête qu'il est visé, mais il tourne le dos à son tireur donc il ne le voit pas. L'idée c'est un peu qu'il ne sache pas qu'il va mourir. (pardon pour les personnes qui voulaient pas se spoil Steinbeck et liraient ce com !)

Je pense que pour Harper / Jensen, y a un peu une vague d'infos nouvelles sur la fin, qui s'accumule sur l'enchaînement rapide d'actions. ça fait peut-être trop dense pour vraiment tout relier rapidement et aisément quand les choses se déroulent ? (c'est qu'une hypothèse). Comme on n'a que le pdv extérieur à eux de Sam qui est aussi dans d'autres préoccupations que nous expliquer pourquoi untel fait demi-tour, pourquoi l'autre fait ceci cela, y a peut-être des actions à enlever / simplifier du côté de Jensen et Harper pour davantage concentrer l'action sur Sam&co ? plutôt qu'ajouter une course-poursuite entre Jensen et Harper qui dure à peine un micro-paragraphe (de mon ressenti) (et n'a servi qu'à m'embrouiller) ? (suggestion juste histoire de ne pas te poser des questions sans proposer de possibilité de réponse même nulle). Je pense qu'il faut soit clarifier les intentions (peut-être davantage en les mettant en scène, en action, parce que si y a un paragraphe explicatif j'ai peur que ça soit ennuyeux / qu'on se demande pourquoi Sam a tout à coup la faculté de lire dans les esprits ; soit en simplifiant les actions pour que y ait moins d'intentions complexes à expliquer. Mais peut-être auras-tu d'autres idées que ces deux pistes de travail !
Plein de bisous !
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