Aelia s’était réveillée juste à temps. Par la fenêtre, elle apercevait le soleil déjà bas sur l’horizon, projetant des ombres longues sur la cour.
Les domestiques rentraient peu à peu chez eux, terminant leur journée. Elle devait faire vite. Si elle arrivait en retard au dîner, son père s’en inquiéterait.
Et s’il venait à apprendre que Saltar lui avait parlé de leur entretien de la journée, alors là, elle serait surveillée partout où elle irait.
Impossible. Il fallait qu’elle agisse avec patience et intelligence. Peut-être avait-elle eu tort de parler à Saltar.
Mais comment aurait-elle pu apprendre, autrement, à quel genre de royaume appartenait Balar, où se trouvait Krieg ? Certainement pas à la bibliothèque, où Ilara aurait refusé de répondre à ses questions.
Elle avait confiance en son maître. Même si son comportement lui avait paru étrange, il n’irait pas prévenir le comte tout de suite. Il attendrait de voir la leçon de demain avant d’agir.
Ses pensées s’évanouirent quand elle aperçut Malia, qui l’attendait devant les cuisines. La cuisinière allait sans doute lui faire une révérence comme le voulait le protocole. Mais Aelia la retint doucement :
— Je vous autorise à enfreindre le protocole ce soir, dit-elle en faisant signe à Malia de se redresser.
— Mais mademoiselle… répondit la cuisinière, hésitante, je ne peux pas… Je dois respecter votre rang.
— Pour ce soir, je veux que votre marque de respect soit seulement vos paroles et celles de votre ami. Je vous l’ordonne. Vous pourrez faire vos courbettes plus tard, insista Aelia, à la fois fière et un peu agacée de pouvoir enfin imposer sa volonté.
Devant l’expression dubitative de Malia, elle ajouta, la voix adoucie :
— S’il vous plaît, Malia. Juste pour ce soir, c’est important pour moi.
La cuisinière souffla, mais finit par céder :
— D’accord, mademoiselle. Mais ce sera uniquement cette fois.
Un sourire s’épanouit sur les lèvres d’Aelia. Quand elle serait comtesse, elle ferait cesser toutes ces idioties de protocole, se promit-elle.
Soudain, une main posa une pression ferme sur ses épaules. Malia fronçait les sourcils.
Elle ne peut pas comprendre.
— Suivez-moi, dit Malia.
Rougissante d’avoir été surprise ainsi, Aelia se redressa et suivit la cuisinière jusqu’à l’arrière-cuisine. L’endroit était sombre et glacial. Sa robe légère ne lui apportait aucune chaleur.
— Il n’y a personne ? murmura-t-elle, les lèvres tremblantes.
Malia ouvrit une porte, laissant filtrer une lumière vive. Elle sortit, disparaissant rapidement hors de la vue d’Aelia.
Hésitante, Aelia s’avança dans la pièce, sans sortir.
Plusieurs minutes passèrent sans que la cuisinière ne réapparaisse.
Son ami lui avait-il faussé compagnie ? Ou avait-elle menti ?
Ses espoirs de comprendre ce qui lui arrivait s’évanouissaient déjà, et elle refusait de les laisser mourir ainsi.
Alors qu’elle se tenait sur le seuil, prête à partir, des pas résonnèrent à l’extérieur. Son cœur manqua un battement.
Et si Malia avait prévenu les gardes ? Ou pire, son père ?
Paniquée, elle recula et se cacha dans un recoin, retenant son souffle. Son corps semblait figé, comme paralysé par une force invisible.
Deux ombres se dessinèrent dans l’embrasure de la porte. L’une plus grande que l’autre, mais pas plus imposante.
Aelia tenta de rester silencieuse, immobile, espérant ne pas être vue. Elle voulait le fin mot de l’histoire.
La première silhouette entra : c’était Malia.
La cuisinière scrutait la pièce d’un regard rapide.
Qu’attendait-elle ?
Les yeux de Malia se posèrent sur Aelia, et un frisson glacé parcourut la jeune fille.
Elle voulait crier, bouger, fuir. Mais rien ne répondait.
Son corps était prisonnier, ses jambes refusant de la porter.
Seul sa respiration, hachée, fonctionnait.
Une terreur sourde monta en elle, mêlée à l’incompréhension.
Qu’est-ce qu’il m’arrive ? pensa-t-elle, impuissante.
Malia s’approcha doucement d’Aelia, l’autre silhouette toujours tapie dans l’ombre derrière la porte.
— Je suis vraiment désolée, mademoiselle… Je n’ai pas eu le choix, je vous le jure…
Sa voix tremblait d’un regret sincère, mais cela ne changeait rien au piège dans lequel Aelia était tombée.
Que vont-ils me faire ? pensa-t-elle, incapable de poser la question à ses agresseurs.
— Ne soyez pas désolée pour un tel poison, dit alors une voix d’homme, froide et assurée. Notre comté sera sauvé du désespoir.
L’homme entra dans la pièce, suivi d’une autre silhouette qui glaça le sang d’Aelia.
Une enfant bâillonnée, terrorisée, les joues déchirées par des larmes, avançait derrière lui. Un couteau pressé contre sa gorge fragile.
Il ne fallut pas longtemps à Aelia pour comprendre que cette enfant n’était pas là par hasard : c’était la fille de Malia.
Un sentiment de honte lui serra la poitrine. Elle avait souhaité du mal à la cuisinière, mais Malia n’avait agi que comme une mère prête à tout pour protéger son enfant. Comment pourrait-elle lui en vouloir ?
L’homme, grand et vêtu entièrement de blanc, portait une capuche qui masquait son visage. Seul un rictus cruel se dessinait sur ses lèvres.
Il restait figé dans l’embrasure de la porte, prêt à disparaître à tout instant.
— Apportez-moi ce que vous m’avez promis, et personne ne sera blessé, ordonna-t-il d’une voix autoritaire.
Malia hésita, les yeux emplis de douleur croisant le regard figé d’Aelia.
Un cri étouffé s’échappa alors, accompagné de quelques gouttes de sang perlantes sur la gorge de l’enfant.
— On dirait que ta maman ne t’aime pas tant que ça, lança l’homme, amusé par la scène.
— Arrêtez, je vous en supplie ! sanglota Malia.
— Il n’y a que vous qui puissiez arrêter tout ça, reprit l’homme. Apportez-moi ce foutu collier, et je disparaîtrai à jamais.
Le collier… Mon collier ? réalisa Aelia, le cœur battant.
Comment pouvait-il savoir qu’elle avait un collier ? Et pourquoi le voulait-il ?
Il avait parlé de poison… Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Le comté serait sauvé… sans ce collier ?
Ces paroles, qu’elle pensait lui être destinées, visaient peut-être cet objet mystérieux.
Ça n’a aucun sens.
Rien n’a de sens, comme tout ce qui s’est produit ces derniers mois, se dit-elle, toujours paralysée, incapable de parler ou de bouger.
Malia s’approcha encore, posa doucement ses mains derrière la tête d’Aelia, et lui murmura des excuses. Elle n’avait jamais voulu que cela arrive.
Puis, quelque chose d’encore plus étrange se produisit.
Malia tenta de toucher le collier pour le retirer, mais il semblait s’y accrocher, comme ancré dans la peau d’Aelia, refusant de céder.
La cuisinière continuait d’essayer de retirer le collier. Il ne bougeait pas.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ? Rapportez-le-moi ! Sinon… commença à s’énerver l’homme.
— Je sais ! J’essaie de le lui retirer, mais il est… bloqué ! répondit-elle, paniquée.
— C’est un collier ! Vous vous moquez de moi ? Tant pis, je vais m’en charger moi-même.
Un choc terrible. Une horreur indicible.
La lame du couteau trancha la gorge de l’enfant, qui s’effondra au sol, immobile.
Malia hurla de toutes ses forces et courut vers ce petit corps sans vie.
L’homme bouscula la cuisinière, qui tomba lourdement, la tête la première au sol. Elle aussi resta figée, immobile.
Sa capuche glissa légèrement en arrière, dévoilant à Aelia ce visage… monstrueux.
Des yeux jaunes, grands et perçants. Un nez long, cassé. Des joues balafrées par des cicatrices profondes.
Incapable de crier, Aelia tenta de chasser cette terreur mêlée à la colère qui montait en elle.
L’homme s’approcha, à quelques centimètres seulement.
— Je ne devrais pas faire pareil pour vous. Ma magie a fonctionné, sourit-il d’un air cruel.
De la magie ? Ce n’est pas possible… ce n’est pas réel ! tenta de se convaincre Aelia. Pourtant, au fond d’elle, elle savait que c’était vrai.
Elle pria silencieusement pour que les gardes aient entendu le cri de Malia. Mais aucun bruit ne venait de la cuisine.
Je vais mourir… Je suis désolée, père… j’aurais dû vous écouter… pensa-t-elle, alors que le couteau approchait de sa gorge.
— Vous ignorez le pouvoir que vous portez. Je vous rends service en retirant ce collier, lança l’homme en posant sa main autour de son cou.
La lame s’immobilisa, juste à côté de sa peau.
Soudain, une lueur bleue jaillit entre eux.
L’homme baissa la tête, cherchant la source de cette lumière.
Il effleura le poignet d’Aelia. Lorsqu’il releva la tête, son assurance avait disparu, remplacée par la peur.
— Qui êtes-vous ? Comment avez-vous eu cette marque ? demanda-t-il précipitamment.
Soudain, un oiseau piaillant entra dans la pièce par la porte restée ouverte.
Mais ce n’était déjà plus un simple oiseau.
Une créature immense aux ailes gigantesques, au plumage blanc et bleu, aux griffes acérées et au bec puissant.
L’homme avait lâché sa prise sur Aelia pour se retourner mais il était trop tard.
Il commença à prononcer des paroles dans une langue inconnue. Mais l’oiseau, impatient, le déchiqueta sur place.
Des bruits de pas résonnèrent dans la cuisine. La porte vola en éclats.
Aelia aperçut les uniformes des gardes de Vaelan et un soulagement immense l’envahit.
Des larmes coulèrent sur ses joues.
Elle sentit ses membres se délier, elle pouvait bouger à nouveau.
Mais les gardes, eux, restaient figés, regardant la créature au centre de la pièce, stupéfait.
Aelia posa un nouveau regard sur l’oiseau.
Il n’était pas un monstre, mais une créature majestueuse. Ses plumes magnifiques illuminaient la pièce.
Ses grands yeux verts s’arrêtèrent sur elle, empreints de douceur.
Les gardes reprirent leurs esprits et crièrent pour encercler la bête, brandissant leurs lances.
L’oiseau poussa des cris graves de protestation.
— Arrêtez ! Il m’a sauvé ! cria Aelia.
Un éclat de reconnaissance brilla dans le regard de l’oiseau. En un battement de cil, il rétrécit et redevint une petite hirondelle.
Tous sursautèrent.
Sans perdre une seconde, le petit oiseau s’envola par la porte ouverte vers la liberté.
Quelques gardes se précipitèrent à sa poursuite.
Ceux qui restèrent aux côtés d’Aelia contemplaient les corps étendus au sol, le sang autour de l’enfant, et les restes du tueur.
— Elle est vivante, déclara un garde, penché au-dessus de Malia.
D’autres vinrent aussitôt l'aider à la soulever pour l’évacuer. Ils devaient l’emmener à la salle des soins.
Il faut qu’elle survive, pria Aelia.
Même si Malia l’avait trahie, elle l’avait fait pour sa fille. Elle avait eu une raison… une raison que n’importe quelle mère aurait eue. Et peut-être, surtout, savait-elle ce que l’homme en blanc avait voulu dire à propos du collier.
Quant à son propre poignet, Aelia n’oubliait pas la réaction de l’homme. Il avait reconnu le symbole. Il avait vu la marque laissée par l’hirondelle. Il savait ce que cela signifiait.
Mais maintenant, il était trop tard pour avoir des réponses.
Toujours figée au même endroit, Aelia ne parvenait pas à détacher son esprit de la scène.
Un garde s’approcha doucement :
— Tout va bien, mademoiselle ?
Elle hocha la tête. Sa voix lui était revenue, mais les mots refusaient encore de franchir ses lèvres.
— Je pense que vous devriez voir le guérisseur. Je peux vous y accompagner, si vous le souhaitez ?
Il semblait jeune. Peut-être un peu plus âgé qu’elle. Difficile à dire, derrière l’armure.
— Non… Je dois parler à Malia… répondit-elle enfin, d’une voix rauque.
— La femme inconsciente ?
— Oui… Il… il a tué sa fille…
Ses larmes remontèrent, brûlantes.
Le corps de l’enfant avait été recouvert d’un tissu léger.
— Son corps lui sera rendu. Et elle aura une cérémonie digne d’un héros, je vous le promets, dit le garde avec une voix sincère.
— Me… merci… balbutia Aelia, secouée par un sanglot.
Soudain, un homme entra en trombe dans la pièce.
Aelia le reconnut immédiatement : son père. Sa tunique verte contrastait violemment avec la pièce maculée de sang.
Saltar et Ilara le suivaient de près.
À peine l’avait-il vue qu’Alistair se précipita vers elle. En un instant, elle se retrouva dans ses bras.
— Ma fille… j’ai eu si peur…
Ses mains parcouraient le visage d’Aelia comme s’il avait besoin de s’assurer qu’elle était bien réelle.
Et alors, tout lâcha. Elle s’accrocha à lui et libéra toutes les larmes qu’elle avait contenues depuis le début. Alistair murmurait à son oreille que tout était terminé, qu’elle était en sécurité maintenant.
Puis il recula juste assez pour plonger son regard dans le sien.
— Que s’est-il passé, Aelia ? demanda-t-il.
— Nous devrions la laisser se reposer, intervint calmement Saltar.
— Il nous faut des réponses. La sécurité de ma fille a été compromise. Ici, dans la forteresse de Vaelan ! Nous n’avons pas le temps d’attendre.
— Et pourtant, elle ne pourra pas vous répondre maintenant, dit Ilara en posant une main sur l’épaule d’Aelia. Laissez-moi m’occuper d’elle. Dès qu’elle ira mieux, elle vous dira tout.
Aelia croisa le regard de son père. Elle savait qu’il voulait comprendre immédiatement. Elle aussi aurait voulu parler. Mais ni sa voix, ni ses pensées ne répondaient encore correctement.
— Occupons-nous d’abord de sécuriser la forteresse, dit Saltar. Ensuite, nous pourrons faire la lumière sur ce qui s’est passé.
— Très bien. Ilara, veillez sur elle. Saltar, faites venir Pristan. Je le veux dans mon bureau immédiatement.
Alistair embrassa le front de sa fille, lui adressa un dernier regard lourd d’inquiétude, puis disparut dans le couloir avec Saltar.
— Viens, dit Ilara d’une voix douce. Tu as besoin de repos. Ça ira mieux après.
Aelia n’en était pas si sûre. Rien n’irait mieux après ce qu’elle venait de vivre.
Mais elle suivit la bibliothécaire sans discuter.
— Je vous accompagne, dit une voix derrière elles. C’était le garde de tout à l’heure.
— Nous connaissons le chemin, mon garçon, répondit Ilara, polie.
— J’en suis certain. Mais la forteresse n’est peut-être pas sûre. Et je ne veux pas risquer la vie de notre jeune comtesse.
Il s’inclina légèrement devant Aelia.
Cette révérence aurait pu l’agacer en temps normal, mais là… Elle trouva le geste presque ironique, ou peut-être simplement sincère.
— Si mademoiselle n’y voit pas d’inconvénient, reprit Ilara.
Aelia hocha la tête.
— Très bien. On vous suit, monsieur ?
— Lordan, madame.
Les présentations faites, ils prirent tous les trois la direction de la chambre d’Aelia.
Pour se reposer, songea Aelia.
Mais dormir… serait sans doute la chose la plus difficile à faire.
Aelia est visiblement sous le choc et dans ce chapitre les choses s'accélèrent encore plus !
Encore un chapitre calme avec notre Aelia et bien non aha
Oui la pauvre vient d'assister à l'assassinat d'une enfant...
Mais elle est forte :)
intéressant, je dois avouer que je ne m'y attendais pas. J'imagine que Erzic a envoyé un de ses larbins pour récupérer le collier de l'hirondelle meme si l'on ne sait pas pourquoi. En tout cas c'est agréable, depuis ton chapitre précédent l'on sent que les choses s'accélèrent
Sur la forme juste une remarque :
- ou où se trouvait Krieg ? ( un ou en trop)
A la prochaine dans la suite,
Scrib.
Aha oui j'ai beaucoup joué sur l'inattendu pour ce moment. On se dit encore un passage où Aelia va chercher à comprendre mais non. Gros changement de rythme dans son histoire :)
Ah le collier et l'hirondelle, deux mystères pour le moment :)
En espérant que ce milieu de tome donne du mérite au début :)
Et ne t'inquiète pas, la tension continue ;) bon avec quelques passages humains, tu me connais aha
Ah oui un ou en trop. Merci !
A plus :)