Chapitre 21 : Aimer ou être aimé

Aveuglé par ses envies de meurtre, Nevra repoussa violemment son amie, mais avant qu'il ne puisse abattre son arme, la porte vola en éclat et un lasso de feu bleu s'enroula autour de son poignet. La chair brûlée à vif, il lâcha sa dague en poussant un cri de douleur.

— Ça suffit ! ordonna une voix autoritaire.

Rena en profita pour retenir son ami par la taille, les pieds solidement ancrés au sol. Elle espérait que l'avertissement cuisant qu'il venait de recevoir avait suffi à lui rendre ses esprits, mais elle ne voulait pas prendre le risque qu'il cède une nouvelle fois à ses pulsions meurtrières.

— Nevra, murmura-t-elle à son oreille d'une voix douce et apaisante. C'est la vice-capitaine de l'Étincelante. Calme-toi.

Rena disait vrai. Une fois la tension retombée et ses esprits recouvrés, il remarqua enfin la présence de la kitsune qui épaulait le général de la Garde d'Eel. Elle était accompagnée d'un ogre en armure de près de deux mètres cinquante de haut, armé d'une hallebarde plus grande encore.

— Jamon, ramasse-moi ça et jette-les dans une cellule. Leiftan les interrogera plus tard.

— Oui, Madame.

Avec le manche de sa hallebarde, l'ogre brisa les entraves de glace qui retenaient encore le vampire inconscient. Il hissa le gardien sur son épaule, puis attrapa l'elfe du Chaos – dont les mains étaient également entravées par un amas de glace – par le col pour le traîner à sa suite. Une fois seule, la vice-capitaine de l'Étincelante se tourna vers les deux gardiens de l'Ombre.

— On dirait que je suis arrivée juste à temps. J'avais quelque chose à vous dire, mais je pense que vous avez eu suffisamment de sensations fortes pour ce soir. Je veux vous voir demain matin dans mon bureau, à huit heures tapantes. Ne soyez pas en retard. En attendant, allez faire un tour à l'infirmerie et reposez-vous.

Les deux gardiens échangèrent un regard perplexe, mais la kitsune ne leur avait pas laissé le temps de la questionner sur cette intervention impromptue et cet ordre encore plus mystérieux. Elle les avait fait taire d'un geste de la main, puis avait quitté la pièce sans se retourner.

***

L'infirmière en chef, une elfe nommée Eweleïn, semblait avoir été mise au courant de leur visite. Elle avait examiné les deux gardiens avec soin. Rena, qui s'était déboité les pouces pour pouvoir se libérer de ses entraves magiques, grimaça lorsque la guérisseuse lui remit les articulations en place dans un craquement aussi sinistre que douloureux. Elle leur avait administré un cordial pour revigorer leur corps et calmer leur esprit. Les deux gardiens se sentaient mieux, mais leur mésaventure les avait quelque peu secoués. 

— Je ne soigne pas que les blessures du corps physique. Je m'occupe aussi des blessures du corps psychique. Miiko m'a expliqué la situation. Si vous voulez parler de ce qu'il s'est passé, je suis à votre écoute.

Nevra secoua la tête. Rena ne semblait pas très encline à se confier sur le sujet non plus.

— C'est gentil, dit le vampire, mais ça ira. On en a vu d'autres.

L'elfe acquiesça malgré son évidente inquiétude, contrainte de laisser ses patients retourner dans leurs quartiers.

— Je peux te parler deux secondes, demanda Rena devant la chambre de son ami.

— Vas-y, entre, dit-il en la laissant passer après avoir déverrouillé la porte.

Tous les deux assis au bord du lit, ils restèrent silencieux un long moment. Nevra attendait que son amie parle la première. Il savait déjà ce qu'elle allait lui dire. Il savait déjà ce qu'il allait lui répondre.

— Nevra, tu ne peux pas perdre ton sang-froid comme ça à cause de moi.

— Tu étais inconsciente, tu ne sais pas ce qu’il m’a dit ! Tu ne sais pas ce que... J'aurais dû lui arracher les crocs et lui faire bouffer sa langue !

— Je n’étais pas inconsciente, je faisais semblant. Je n’ai pas tout entendu, mais je me fais une idée de ce qu’il a pu te dire. Ce n’était pas une raison pour le tuer. 

— Je ne l'ai pas tué.

— Tu l'aurais fait si la vice-capitaine n'était pas intervenue.

— Et alors ? Pourquoi est-ce que je n'aurais pas pu le tuer ? Parce que c'est un gardien comme nous ?

— Oui. Un gardien qui s'en est pris à ses collègues. C'était lui le coupable et nous les victimes. Si tu l'avais tué, tu l'aurais élevé au statut de victime, et tu aurais été le seul à être puni. Tu aurais trouvé ça juste ?

— Non.

— C'est pour ça que tu dois contrôler tes émotions et réfléchir avant d'agir. Je ne veux pas être ton point faible. Je ne veux pas que tu te mettes en danger comme ça à cause de moi. Je ne veux pas que tu deviennes un tueur sanguinaire qui ne contrôle pas ses pulsions à cause de moi.

— J'y peux rien. Je ne supporte pas qu'on puisse s'en prendre à toi. Ça me rend fou.

— Je ne te dis pas que tu ne dois pas me protéger si je suis en danger, je te demande juste de ne pas dépasser les bornes. Je veux bien te modérer et te ramener à la raison quand tu vois rouge, mais si tu ne m'écoutes pas et que tu me repousses comment tu l'as fait ce soir, je me sens démunie, et j'ai peur pour toi.

Rena avait enlacé son ami avec tendresse. Il devait vraiment lui faire de la peine pour qu'elle le prenne dans ses bras comme ça.

— Je sais que les choses n'ont pas toujours été faciles entre nous, surtout ces derniers mois, mais je tiens vraiment à toi, Nevra. Tu es mon meilleur ami et la personne la plus précieuse à mes yeux. Mon amour pour toi n'est peut-être pas suffisant, ce n'est pas cet amour que tu attends de moi, mais il n'en est pas moins sincère et profond.

Nevra lui avait rendu son étreinte. Il la serrait fort contre lui, son visage enfoui dans le cou de la jeune fille. Il ne voulait pas qu'elle le lâche.

— Ne pars pas, murmura-t-il. Ne me laisse pas seul. Reste avec moi. Juste pour cette nuit.

— Si je te donne ce que tu veux, est-ce que ça suffira à te rendre heureux ? Est-ce que tu pourras me promettre de ne plus me faire de peine comme ce soir et de reprendre ta vie en main ?

Le vampire rompit leur étreinte pour regarder son amie, interloquée par ses propos.

— Je te demande juste de rester avec moi cette nuit, pas de coucher avec moi. Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?

— Je sais, mais je me pose vraiment la question. Je n'ai personne dans ma vie et tu ne veux personne d'autre que moi dans ta vie. On ne s'aime peut-être pas de la même façon, mais je peux te donner de l'affection, si c'est ce dont tu as besoin. Je ne serai pas malheureuse avec toi, et toi tu pourras être heureux avec moi. Si on sort ensemble, est-ce que tu vas enfin arrêter de te torturer comme tu le fais ? Ça me brise vraiment le cœur de te voir dans cet état.

— T'es vraiment en train de me faire cette proposition, là ? Tu veux vraiment sortir avec moi juste parce que je te fais pitié ? Tu crois vraiment que ça me ferait vraiment plaisir de sortir avec quelqu'un qui ne m'aime pas vraiment, mais qui fait juste semblant parce que je lui fais de la peine ?

— Ces gens avec qui tu sors, tu les aimes ?

— Non.

— Alors je ne vois pas le problème. Les rôles sont simplement inversés.

— Et pourquoi tu crois que ça ne dure jamais plus de quelques mois ? Tu crois que c'est facile de rester avec quelqu'un dont on n'est pas vraiment amoureux ?

— Si c'est si difficile, pourquoi tu le fais, alors ? 

— Parce que…

Il était pris au pied du mur, pris au piège par ses propres contradictions. C’était Rena qui lui avait donné la réponse. 

— Parce que tu ne peux pas sortir avec moi, mais tu as besoin d'affection, lui dit-elle avec compassion nauséeuse. Tu ne supportes pas la solitude, tu as besoin d'être aimé, même si tu ne peux pas les aimer en retour. C'est pour ça que je te demande s'il ne vaudrait pas mieux qu'on sorte ensemble.

— Si tu veux vraiment sortir avec moi, dis-le, au lieu de m'embrouiller avec toute cette gymnastique mentale.

— Je veux juste que tu sois heureux. Si le prix à payer pour que tu sois heureux, c'est de sortir avec toi, je suis prête à me sacrifier.

— T'as pris un coup sur la tête ou quoi ? Comment tu peux me sortir des trucs aussi dingues aussi calmement ? Pour toi, l'amour c'est une forme de sacrifice ? Je comprends mieux pourquoi t'es toujours célibataire. Et admettons qu'on sorte ensemble, aussi tordu que cela puisse paraître, tu feras quoi le jour où tu rencontreras quelqu'un que tu aimes vraiment ? Tu vas me larguer au premier coup de foudre ?

— Je resterai avec toi. Je te serai fidèle, parce que c'est mon devoir de m'assurer que tu sois heureux. Si je tombe amoureuse de quelqu'un, tant pis, je garderai ces sentiments pour moi, comme tu as gardé tes sentiments pour toi depuis tout ce temps.

— Pourquoi ? À quel moment as-tu décidé que tu étais l'unique responsable de mon bonheur ? À quel moment je t'ai demandé de te sacrifier pour moi ? Tu parles de notre amitié comme si c'était un mariage forcé.

Rena n'était pas prête à renoncer à sa folie. Elle avait passé les bras autour du cou du vampire et l'avait embrassé avec plus de passion que la première fois, il y avait de nombreuses années déjà.

— Tu vas encore me dire que tu ne ressens rien ? dit Nevra lorsqu'ils rompirent leur baiser.

— Toi, dis-moi que tu ne ressens rien.

— T'es complètement folle.

— Oui. J'ai perdu la tête. Je sais que ce que je dis n'a aucun sens, mais tout ça, c'est à cause de toi. Tu ne veux pas sortir avec moi, mais tu ne veux pas renoncer à moi. Qu'est-ce que tu veux alors ?

— Je ne veux rien de plus que ton amitié, Rena. Et si même l'amitié, c'est trop cher payé pour toi, alors je ne veux rien du tout. Je veux juste que tu me laisses ressentir ce que j'ai envie de ressentir et que tu t'occupes de tes affaires. Et que tu arrêtes de te comporter aussi bizarrement. On dirait que tu es possédée. Tu me fais peur… 

— Très bien. Si tu changes d'avis, tu sais où me trouver.

— Je ne changerai pas d'avis.

Nevra s'était retrouvé seul à ressasser tout ce que lui avait dit Rena. Il s'inquiétait sérieusement pour sa santé mentale. Comment une telle idée avait pu ne serait-ce que lui effleurer l'esprit ? Le vampire était suffisamment lucide pour se figurer que sortir avec elle dans cet état d'esprit était la pire chose qu'il pouvait faire. Ils seraient tous les deux malheureux et leur relation ruinée. 

Rena, parce qu'elle serait prisonnière d'une relation sacrificielle qu'elle ne désirait pas vraiment, et Nevra, parce que même si elle lui donnait toute l'affection du monde, il avait besoin de sentir la sincérité de son amour et de son désir pour être parfaitement heureux. Il lui suffirait de boire son sang pour s’apercevoir que son amour n’était qu’un leurre. Il occupait une place dans le cœur de Rena, il le savait, mais ce n'était pas la place d'honneur. Rena pouvait peut-être se satisfaire d'une relation imparfaite, mais ce n'était pas le cas du vampire. 

Aimer ou être aimé, il n'avait pas envie de choisir. Il espérait vraiment que son amie ne lui ferait plus jamais une proposition aussi incongrue, car il avait peur de ne pas avoir la décence de refuser la prochaine fois. 

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