Ezarel était allongé sur le dos. Il avait mal au crâne et voyait des codes runiques défiler sous ses yeux. Il lorgna la petite horloge de table du coin de l'œil. Cela faisait bien trente minutes que Rena était sortie. Il poussa un soupir irrité, dirigé contre lui-même. Il comprenait mieux que quiconque que la jalousie n'était pas un sentiment rationnel, il ne pouvait pas reprocher à sa compagne de voir en Alajéa une rivale amoureuse, mais l'idée qu'elle puisse penser qu'il était capable de se fourvoyer avec une autre femme était un coup violent porté à son égo.
Il avait confronté la sirène pour passer ses nerfs sur celle qu'il blâmait pour cette dispute ridicule, puis il avait noyé ses émotions à fleur de peau dans la douceur trompeuse de l'hydromel. En vérité, il doutait de lui et de sa capacité à rendre Rena heureuse. Il pensait que l'amour se suffisait à lui-même, qu'une image valait mille mots et que ses actions parlaient d'elles-mêmes. Dire les choses qu'il ressentait n'était pas si simple. Ses propres sentiments avaient plus de secrets pour lui que les arcanes les plus obscures de la mageia. À chaque fois qu'il livrait son cœur, il se sentait faible et vulnérable, comme Samson privé de sa force surhumaine après que Dahlia lui avait coupé les cheveux. Lui aussi avait renoncé à ses cheveux pour Rena, par amour pour elle, par désir d'une nouvelle vie à ses côtés, mais le méritait-il ?
C'était un combat de tous les jours qui pesait lourd sur son cœur meurtri par l'abandon et la trahison de sa propre famille. Ezarel ne savait par comment apaiser ses craintes et retrouver confiance en lui. Tout ce qu'il savait, c'est qu'à cet instant précis, Rena lui manquait. Il devait la voir, maintenant. Il lui devait des excuses en bonne et due forme. Des excuses qu'il ne voulait pas remettre au lendemain.
Ce moment d'introspection lui avait permis de ravaler sa fierté qu'il savait mal placée. Il était sorti avec la ferme intention de la trouver pour lui demander pardon lorsqu'il tomba nez à nez avec Alajéa au détour d'un couloir. Elle passa devant lui en détournant le regard, mais Ezarel la retint par le bras.
— Je cherche Rena. Tu l'as vue ?
— Pourquoi ? Vous vous êtes encore disputés ?
— Ça ne te regarde pas. Si tu ne l'as pas vue, tant pis. Je vais la trouver moi-même.
Ezarel allait poursuivre son chemin, mais ce fut au tour de la sirène de l'arrêter.
— Attends. Je l'ai croisée tout à l'heure, je crois qu'elle est allée faire un tour dans les jardins, mais...
— Mais quoi ?
— Elle m'a dit des choses vraiment horribles. Je ne sais pas ce que tu lui as dit, mais elle pense que j'essaye de ruiner votre relation.
— Je n'ai aucune envie de parler de cela avec toi. Si tu ne veux pas qu'on se méprenne sur tes intentions, reste à ta place.
La sirène l'avait laissé passer, la mine déconfite. Ezarel lui jeta un regard de travers avant de continuer son chemin.
***
L'elfe s'était rendu dans les jardins avec l'espoir d'y trouver la gardienne de l'Ombre, mais il constata avec déception qu'elle n'y était pas. Il était en train de se diriger vers l'allée des arches qui menait aux grandes portes du QG lorsqu'il sentit une secousse. Il chercha du regard la cause de ce léger tremblement. Une deuxième secousse, plus forte, fit trembler le sol sous ses pieds. Elle semblait provenir de l'intérieur du QG.
Ezarel pressa le pas. Quand il entra dans le hall principal, les vibrations s'étaient intensifiées et une lumière blanche éclairait le couloir qui menait à la salle du Cristal. Les secousses avaient cessé lorsqu'il arriva à la hauteur des marches qui montaient vers le sanctuaire.
Il faillit trébucher sur l'un des cadavres étendus en travers de l'entrée. D'abord surpris, le cœur serré par un très mauvais pressentiment, il enjamba prudemment le corps sans vie. Alors qu'il s'avançait dans la salle, il reconnut Rena qui se tenait devant le Cristal. Ce dernier était entièrement gelé.
— Rena ! Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que tu as fait ?
La gardienne s'était retournée pour lui dire quelque chose, mais sa phrase était restée en suspens, interrompue par un craquement sinistre. Ezarel regardait avec horreur le Cristal se fissurer sous la pression des flux énergétiques qui affluaient par vagues. Il entendait le chant caractéristique du mana qui était devenu dangereusement instable, puis un sifflement strident lui perça les tympans.
Il perdit l'équilibre et tomba à genoux. Il porta une main à ses oreilles meurtries. Ses doigts étaient couverts de sang. Il essaya de se relever pour attraper Rena et la sortir de là avant qu'ils ne soient tous les deux écrasés par la puissance déchaînée du Cristal, mais elle était comme hypnotisée. Elle avançait vers le Cristal à pas lourds. Il voyait bien à sa démarche saccadée qu'elle tentait de résister à son attraction, mais la volonté du Cristal était trop forte.
Dès que sa main entra en contact avec la roche sacrée, une multitude de rayons azur aveuglant jaillirent de son corps. Ses hurlements déchirants lui soulevaient le cœur. Aveuglé par un éclair de lumière blanche, il devinait à peine sa silhouette. Il cria son nom, mais sa voix fut noyée par l'explosion assourdissante qui venait de faire voler le Cristal en éclat. La déflagration fut immédiatement suivie d'une puissante onde de choc qui le projeta à travers la pièce. Son dos heurta violemment le mur et il perdit brièvement conscience.
Dès qu'il était revenu lui, il avait frénétiquement cherché Rena du regard, mais il était seul. La yôkai avait disparu. Il ne sentait plus sa signature magique, ni même son odeur. Quant au Cristal, il était en ruine, mais sa magie ne s'était pas encore complètement éteinte. Une lueur bleutée battait encore faiblement dans ce qu'il restait de l'amas de cristaux.
— Non... murmura Ezarel avec effroi. Rena...
Il balayait les cristaux de glace éparpillés par terre du plat de la main comme s'il espérait la trouvait parmi les débris. Un éclat lui avait entaillé la paume. La couleur du sang mêlé au givre l'avait ramené à la réalité. Il ne restait absolument plus rien de Rena.
***
Miiko venait tout juste de rentrer de sa longue entrevue avec le Conseil royal lorsqu'elle avait entendu l'explosion. Elle s'était précipitée dans la salle du Cristal, Ykhar et Kero sur les talons.
— Par la Sainte Trinité... souffla-t-elle en voyant les cadavres des gardes. Qu'est-ce que...
Elle n'eut pas de mots lorsqu'elle vit le Cristal ou plutôt ce qu'il en restait. Estomaquée, elle lâcha son sceptre, au bout duquel était accrochée une petite cage contenant son feu de kitsune. La cage se détacha du bâton et, dans un fracas métallique, elle alla rouler jusqu'au pied du mur. Le Cristal, autrefois si majestueux et imposant, avait été réduit à un morceau de la taille d'un poing.
— Ezarel ! s'exclama-t-elle d'une voix tremblante, les yeux fixés sur le désastre. Que s'est-il passé ?
L'elfe, encore sous le choc, était incapable de répondre.
— Ykhar, va chercher Leiftan, ordonna Miiko d'une voix autoritaire.
La jeune brownie, bien qu'aussi choquée que les autres, s'exécuta pour revenir quelques minutes plus tard avec son vice-capitaine. Il affichait le même air abasourdi en découvrant la scène, mais se ressaisit rapidement.
— Miiko, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— C'est ce que j'aimerais savoir ! répliqua-t-elle, la voix étranglée par la panique.
Leiftan s'agenouilla près du corps sans vie d'un des gardes, puis le retourna sur le dos pour examiner sa blessure.
— On dirait qu'il a été pourfendu par une lame longue, une épée peut-être, ou un sabre.
— Ezarel, demanda encore une fois Miiko. Tu étais déjà là quand je suis arrivée. Qu'est-ce que tu as vu ?
L'Absynthe était parvenu à rassembler ses esprits. Il tenta d'expliquer du mieux qu'il le pouvait la scène dont il avait été témoin. C'était comme essayer de se souvenir d'un très mauvais rêve au réveil. Les détails lui échappaient, tout était confus et chaotique, et certaines choses étaient trop douloureuses à raconter.
Après le récit de l'elfe, Leiftan s'était avancé vers le Cristal en ruines. Quelque chose crissa sous ses pieds. Il se pencha et ramassa un petit fragment transparent.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Miiko. Des morceaux du Cristal ?
— Non, c'est de la glace, répondit Leiftan en laissant tomber le fragment froid avec une expression de dégoût.
— Alors c'est vrai ? souffla Miiko, atterrée. Rena a vraiment détruit le Cristal ?
— Non... non ! protesta Ezarel. Ce n'était pas elle ! Elle enquêtait sur des cercles étranges dans la cité, on attendait que tu reviennes pour t'en parler, on ne pensait pas... Elle a sans doute essayé d'empêcher ce qui était en train de se passer, mais il était déjà trop tard.
— Si ce n'est pas elle, alors qui ? demanda Leiftan en sondant son esprit. Il n'y avait personne d'autre ici, à part elle et toi. À moins que vous ne soyez complice ?
— Quoi ? s'exclama l'elfe, abasourdi par les accusations du vice-capitaine de l'Étincelante. C'est ridicule ! Le Cristal était déjà gelé quand je suis arrivé, c'est vrai, mais ça ne veut pas dire que...
— Je te crois, répondit Leiftan. Je peux voir que tu dis la vérité, mais en ce qui concerne Rena, puisqu'il n'y a plus aucune trace d'elle, le doute demeure. Même son arme a disparu... N'est-ce pas étrange ? N'aurait-elle pas pu se téléporter loin d'ici après avoir accompli son méfait ?
— Vous n'êtes pas sérieux ? Vous n'allez quand même pas la soupçonner juste parce qu'elle était là au mauvais endroit, au mauvais moment. Elle n'est même plus là pour plaider sa cause...Je l'ai vue... Elle ne s'est pas téléportée... Elle...
— Ezarel ! l'interrompit Miiko d'un geste de la main autoritaire. Je comprends que ce soit dur à accepter pour toi, mais il faut se rendre à l'évidence.
— Rien n'est encore sûr, ce ne sont que des suppositions, glissa Leiftan prudemment. Il faudra mener une enquête plus approfondie. Je m'excuse si j'ai paru sauter aux conclusions un peu trop vite, ce n'était pas mon intention.
Ezarel lui répondit par un regard reconnaissant. L'état psychologique de l'elfe et sa confusion évidente laissaient penser qu'il n'avait été que le témoin infortuné de cet attentat. Pendant qu'ils contemplaient avec désarroi la salle dévastée et le Cristal en miette, Keroshane, qui était resté silencieux jusque-là, fut saisi d'une vive douleur à la poitrine. Il porta une main à son cœur, le visage crispé par la douleur, puis s'effondra par terre.
***
Miiko s'était précipitée aux côtés de l'unicorne. Elle avait essayé de le faire asseoir, mais il était au bord de l'évanouissement. Son corps était parcouru de spasmes et une partie de son visage était paralysée. La générale allait faire quérir Eweleïn, l'infirmière en chef de la garde Absynthe, lorsque deux personnes pénétrèrent à leur tour dans la salle du Cristal. C'était Khrâm, le capitaine de la garde Obsidienne, suivi de près par Séraphina, son homologue de l'Absynthe.
Khrâm avait l'apparence d'un homme mûr, âgé d'une cinquantaine d'années. Le guerrier à la carrure d'ours portait une grosse barbe grisonnante hirsute qui frissonnait dès qu'il se mettait en colère. C'était un personnage bourru, un peu grossier, qui riait bruyamment et s'emportait facilement. Il fallait apprendre à le connaître pour pouvoir l'apprécier à sa juste valeur et Miiko avait toujours pu compter sur lui dans les moments les plus difficiles. Conscient de la gravité de la situation, il affichait un air sévère, presque menaçant.
Le contraste avec sa collègue de l'Absynthe était frappant. Séraphina était une femme d'une beauté époustouflante, même pour une elfe. Grande et élancée, elle portait une robe ample serrée à la taille par un élégant ruban de soie. Ses bras étaient couverts de voiles en mousseline, délicatement colorés de teintes rose pastel et lilas. Ses longs cheveux dorés, tirés en arrière et fixés par un chignon, ainsi que les lunettes qu'elle portait sur le bout du nez, lui donnaient un air aussi strict que séduisant.
— Miiko, on a un problème, annonça l'Obsidien de sa grosse voix grave.
— Quoi, encore ? s'écria la renarde à bout de nerfs.
— Des émeutes ont éclaté un peu partout dans la cité et les gens ont commencé à s'entretuer.
— Quoi ?! C'est un véritable cauchemar...
— Ce n'est pas tout, renchérit Séraphina. Les gens ont commencé à s'évanouir un peu partout. On dirait que leur force vitale les quitte. C'est ce qui a dû arriver à Keroshane.
L'elfe avait remarqué l'archiviste qui gisait par terre. Elle s'agenouilla près de lui, puis posa une main sur son front trempé de sueur.
— C'est le Cristal qui fournit le mana dont nous avons besoin pour vivre, leur expliqua-t-elle. Avec un Cristal aussi faible, les quantités de mana produites ne sont plus suffisantes. Les plus forts s'en sortiront, car leurs réserves sont plus importantes, mais les plus faibles ne survivront pas.
— Qu'est-ce qu'on peut faire ? demanda Miiko avec désespoir.
— Rien, répondit Séraphina, l'œil sombre. Ils sont condamnés.
— Alors Kero va... souffla Miiko sans avoir le courage de terminer sa phrase.
— Keroshane devrait s'en sortir, la rassura-t-elle en remontant ses lunettes sur son nez. Il possède plus de mana que la moyenne, mais il a toujours été de constitution fragile, ce qui explique qu'il soit plus affecté que nous.
Miiko poussa un soupir de soulagement, mais lorsqu'elle pensa à tous ceux qui allaient mourir, ses épaules s'affaissèrent sous le poids du désespoir et de la culpabilité. Était-ce la fin d'Eldarya ? Devaient-ils regarder leur monde périr sans pouvoir sauver quiconque ? Leiftan posa une main sur son épaule. Il l'entoura de ses bras pour la serrer contre lui. Une étreinte douce mais ferme qui lui avait redonné un peu de courage. Malgré l'angoisse qui lui nouait l'estomac, la générale avait retrouvé un air plus sûr et déterminé.
— Khrâm, prends tes meilleurs hommes et apaise les émeutes. Séraphina, tu l'accompagneras sur le terrain. Occupe-toi des blessés, essaye de soigner tous ceux qui peuvent l'être.
— À vos ordres, mon Général ! tonna l'Obsidien d'une voix forte en se mettant au garde-à-vous avant de quitter la salle du Cristal d'un pas vif.
La capitaine de l'Absynthe se contenta d'un hochement de tête respectueux. Quand elle eut à son tour quitté la pièce, Miiko ramassa son bâton pour y fixer la petite cage métallique qui servait de catalyseur à ses pouvoirs.
Son feu de kitsune aux flammes bleutées brûlait faiblement, lui aussi affecté par la destruction du Cristal, mais la flamme vacillante dont la couleur bleue rappelait celle du mana n'était pas encore morte. Les gestes de la Générale étaient lents et méthodiques, elle semblait calme en surface, mais son cœur était en proie à une violente tempête émotionnelle. Elle avait peur. Très peur.
Les choses partent vraiment en vrille. Bon petit massacre des plus faibles et une jolie anomie en cours 🔥🔥
On va dire que ça fait le tri... et ce n'est que le début des emmerdes ! =')
Par contre, j'avais pas réalisé que les conséquences de la casse du Cristal seraient aussi désastreuses. Ca pose vraiment la question de l'objectif de l'antagoniste : pourquoi le détruire si une partie de la population va mourir ? À moins que son but soit de se débarrasser des plus faibles (j'en doute), je vois pas la finalité de ses actions.
J'espère en tout cas qu'Ezarel restera convaincu de l'innocence de Rena.
Comme toujours, c'est un chapitre super, je me lasserais jamais de ton style d'écriture et de cette histoire !
Il a des raisons, qui sont multiples, d'avoir ce qu'il a fait, et je pense que sacrifier quelques milliers de personnes au passage, c'est pas ça qui va l'arrêter. Puis ça va, c'est pas comme s'il avait oblitéré 2 milliards de personnes d'un coup comme un certain Vador. x) (Même s'il a des points communs aussi avec Vador niveau background et même dans son style très noir et rouge, démoniaque là xD).