Allongé sur le dos, Nevra ne trouvait pas le sommeil. Son œil inexistant l'avait démangé toute la soirée. Il frottait nonchalamment sa paupière qu'on avait suturée pour masquer son orbite vide. Elle était encore rouge et boursouflée, mais cela ne faisait qu'augmenter la sensation de picotement désagréable. Il ouvrit le tiroir de sa table de chevet pour en sortir une compresse et un petit pot d’onguent anesthésiant. Il appuya la compresse contre son œil dans une vaine tentative d'apaiser ses démangeaisons. De son œil valide, il fixait le chandelier accroché plafond en songeant aux découvertes inquiétantes de Rena.
Le vampire avait senti les premières secousses sans s'en inquiéter outre mesure. Le chandelier avait vacillé légèrement dans un tintement de cuivre mélodieux, sa lumière tamisée projetant une ombre instables sur les murs de la chambre. Ce genre de tremblements de terre presque imperceptibles étaient assez fréquents dans la région. Cela arrivait de temps en temps, quand de nouveaux nodules manéiques se créaient et que de nouvelles lignes apparaissaient pour former un réseau plus étendu, le mana étant en constante expansion.
Une secousse plus violente tira le vampire de sa rêverie. Cette fois-ci, il se leva pour regarder par la fenêtre, mais les tremblements s'étaient calmés presque aussitôt. Il allait retourner se coucher lorsqu'il entendit l'assourdissante déflagration. L'instant d'après, l'onde de choc faisait voler ses fenêtres en éclat et le chandelier s’écrasait sur le tapis angora rouge et or avec fracas.
***
Les officiers supérieurs avaient donné l'alerte. Un gardien avait couru jusqu'au sommet du beffroi d'Eel pour sonner le tocsin. Les cloches du Temple de la Trinité avaient été les premières à relayer l'alerte, imitées par les principales guildes et la magistrature qui disposaient elles aussi d'un clocher. Bien vite, c'était toute la cité qui carillonnait.
Nevra aussi était sur le pied de guerre. Il avait revêtu sa tenue de combat et s’apprêtait à sortir lorsqu'on frappa précipitamment à sa porte. Chrome se tenait sur le pas de la porte, les mains sur les genoux et la respiration haletante. Il avait couru comme un dératé.
— Capitaine ! Ça craint ! Ils ont tous perdu la tête ! annonça-t-il, à bout de souffle.
— Comment ça ? Qui ça ? Que se passe-t-il dehors ?
— J'sais pas, mais c'est le chaos.
— Suis-moi. Il faut qu'on trouve la générale.
— À vos ordres, Capitaine !
Nevra et Chrome marchaient à pas vifs en direction du hall principal lorsque le vampire arrêta le jeune gardien d'un geste de la main. Quelqu'un se tenait à quelques mètres d'eux, à moitié dissimulé dans la pénombre.
— Qui va là ? lança le capitaine d'une voix forte et assurée.
Nevra reconnut aussitôt le jeune garçon qui venait de sortir de l'ombre. C'était Eolas. Les yeux révulsés, il arborait un large sourire malsain. Le dullahan, qui avait la faculté de contrôler les ombres et de les matérialiser en armes létales, avait fait apparaître une grande faux noire dans sa main. Sans un mot, il se jeta sur les deux gardiens. Mué par une folie meurtrière, il frappait à l'aveugle avec l'énergie d'une bête féroce.
Chrome avait esquivé son premier coup par une habile roulade sur le côté, pendant que Nevra invoquait deux sabres courts à la lame courbée pour parer les suivants. Tout en déviant et esquivant ses attaques, il essayait de raisonner son subordonné, mais Eolas était sourd à ses supplications et continuait d'attaquer, sans relâche.
Blessé à la joue et à l'épaule droite, Nevra ne pouvait plus rester en position défensive, pas quand son adversaire était déterminé à le tuer. Il changea de posture, ses deux sabres croisés devant lui, mais alors qu'il s'apprêtait à recevoir Eolas, celui-ci avait changé de trajectoire au dernier moment. C'était sur Chrome qu’il se ruait. Le garçon était resté légèrement en retrait, paralysé par la scène surréaliste qui se déroulait sous ses yeux.
L’attaque soudaine l’avait tiré de sa sidération. Le loup-garou esquiva le premier coup de justesse, mais le deuxième lui entailla le bras, et le troisième arrivait beaucoup trop rapidement pour qu'il puisse l'éviter. Le garçon avait cru sa dernière heure venue lorsque Eolas se figea en affichant un air surpris où se mêlaient la douleur et l'incompréhension. Son camarade, lui, regardait avec effroi les deux lames qui venaient de lui transpercer le cœur et l'abdomen. Nevra s'était glissé dans son dos, aussi furtif et silencieux qu'une ombre. Il avait frappé sans une seconde d'hésitation.
La faux noire d'Eolas disparut dans un tourbillon de volutes noires et le garçon tomba à genoux, mais le vampire le rattrapa avant qu'il ne touche le sol. Un genou à terre, Nevra tenait le corps ensanglanté de son subordonné dans ses bras. Dans ses derniers instants, la jeune recrue avait retrouvé une lueur de lucidité.
La terreur qui se lisait dans ses yeux voilés était insoutenable. Il tendit une main tremblante vers Nevra qui la saisit en le dévisageant avec inquiétude et incompréhension, alors que le garçon se vidait de son sang, ses plaies béantes ne se refermant pas comme elles auraient dû. Ses flux magiques étaient trop instables pour invoquer ses pouvoirs de régénération.
— Je ne veux pas mourir, Capitaine... murmura-t-il avec angoisse, le corps secoué par un sursaut de panique. Ne me laissez pas mourir…
Eolas cracha une gerbe de sang. Sa main crispée autour de celle de Nevra, il le suppliait du regard, mais son capitaine ne pouvait rien faire pour lui, si ce n'est l'accompagner dans ses derniers instants. Son trépas semblait interminable, et, lorsqu'il rendit enfin son dernier souffle, les mains couvertes de sang du vampire tremblaient violemment. Peu à peu, la tristesse et le désespoir laissèrent place à une colère noire.
— C'est quoi ce bordel ! gronda-t-il, le regard sombre.
***
Atterré par ce qui venait de se passer, Chrome était resté muet. Il contemplait avec épouvante le cadavre de son camarade et ami. Il aurait voulu prendre ses jambes à son cou et s'enfuir loin, très loin d'ici, mais il n'arrivait pas à détacher les yeux d'Eolas. Il se voyait là, à sa place, en train de se vider de son sang…
— Chrome ! appela son capitaine d'une voix ferme. Ce n'est pas le moment de flancher ! Qu'est-ce que tu as vu ? Qu'est-ce qui se passe ?
L'injonction du vampire lui avait fait l'effet d'un coup de fouet. De nouveau maître de ses émotions, le jeune loup-garou lui expliqua brièvement ce qu'il savait de la situation. Une partie des gardiens étaient devenus très agressifs. Ils s'étaient mis à attaquer leurs camarades. Un des lieutenants l'avait chargé de prévenir leur capitaine de toute urgence.
— On fait quoi ? On va les aider ?
— Non, il vaut mieux rejoindre directement Miiko. Elle doit déjà être au courant et elle voudra l'aide de tous les officiers supérieurs pour gérer la crise.
— Et Eolas ? demanda le loup-garou d'une voix peinée, ses oreilles tristement baissées. On ne peut pas le laisser là, au milieu du couloir…
— Non, je vais l'installer dans ma chambre. Aide-moi à le porter.
Ils soulevèrent le corps sans vie du dullahan qu'ils déposèrent avec déférence sur le lit du vampire. Ses yeux voilés par la mort étaient encore grands ouverts. Nevra passa une main sur ses paupières, puis récita une prière silencieuse. Son âme puisse-t-elle retourner au Cristal et reposer en paix dans le giron de l'Oracle.
***
Nevra avait croisé Khrâm et Séraphina qui se dirigeaient vers la sortie du QG, suivis de quelques hommes en armes, parmi lesquels il reconnut Valkyon, le faelien dont Rena s'était entichée.
— Dragoman, tu tombes bien, lança le capitaine de l'Obsidienne. Miiko t'attend dans la salle du Cristal. Tu as des comptes à lui rendre. J'espère que t'as une bonne explication pour tout ce foutoir !
— Comment ça ? demanda le vampire, surpris par l'invective du guerrier.
— Ne l'écoute pas, le rassura Séraphina d'une voix douce tout en faisant les gros yeux à son collègue. Il est un peu sur les nerfs. Dame Miiko a pris les choses en main, mais elle est un peu dépassée par la situation, comme nous tous d'ailleurs, donc elle voudra sans doute ton avis sur la situation.
Le capitaine de l'Ombre lui répondit par un signe de tête, puis s'empressa de rejoindre la salle du Cristal, Chrome sur les talons. Il trouvait le lieu de la réunion de crise pour le moins inhabituel, si ce n’est carrément étrange. L’accès à la salle du Cristal était habituellement restreint. Même les prêtresses de la Sainte Trinité ne pouvaient pas y accéder sans être accompagnées d’un haut gradé. Seuls Miiko, son vice-capitaine et les trois capitaines de garde possédaient la clé runique qui permettait de franchir les barrières magiques. Barrières qui étaient actuellement désactivées.
Dès qu'il franchit le seuil, le capitaine de l’Ombre fut saisi d'un pressentiment funeste.
— Nevra, te voilà ! lança la renarde lorsqu'elle le vit entrer. Qu'est-ce qui t'est arrivé ? C'est quoi tout ce sang ?
Le regard suspicieux de la générale le mettait mal à l'aise. Il avait l'impression d'être accueilli comme un ennemi, plus que comme allié. Alors qu'il livrait ses explications, le vampire jeta un rapide coup d'œil autour de lui. Les membres les plus proéminents de la Garde Étincelante étaient tous présents. Il remarqua Ezarel qui se tenait un peu en retrait. Ce n'était qu'un sous-officier, que faisait-il là ? En revanche, celle qui aurait dû être là, mais qu'il ne voyait nulle part, c'était sa vice-capitaine.
Le capitaine de l'Ombre jaugea rapidement son collègue de l'Absynthe du regard. L'elfe était étrangement silencieux. Il faisait une tête d'enterrement. Un voile terne couvrait son regard hagard et ses mains tremblaient légèrement. Nevra s'avança vers lui, la boule au ventre.
— Où est Rena ? s'enquit-il en le suppliant presque du regard. Elle n'était pas avec toi ?
— Non... souffla l'Absynthe, sa voix étouffée par le chagrin qu'il tentait désespérément de contenir.
— Où est-elle, alors ?
— Elle a disparu, déclara Miiko sans détour. Elle a été prise dans l'explosion du Cristal, et puisqu'il ne reste plus rien de son corps, on suppose qu'elle est morte… ou qu’elle a trouvé le moyen de s’enfuir sans laisser de traces. Entre nous, je préférerais la savoir morte.
Le vampire se tourna vers elle pour la dévisager avec stupéfaction. C'était la chose la plus absurde qu'il ait entendue de toute la soirée.
— Nevra, poursuivit alors la générale qui faisait peu de cas des sentiments des deux hommes, j'aimerais que tu te joignes à Leiftan pour enquêter sur les agissements de Rena ces dernières semaines.
— Attends. Attends une seconde... Tu m'annonces que ma vice-capitaine est morte, ce qui reste à prouver, et tu veux que j'enquête sur elle ? Pourquoi ?
— Parce qu'on la soupçonne d'être responsable de la destruction du Cristal et du chaos qui en a résulté.
— Miiko, j'ai toujours eu un immense respect pour toi, mais là, tu pousses la plaisanterie un peu loin, grimaça le vampire.
— Ai-je l'air de plaisanter ? répliqua la kitsune, l'air sombre.
— Ce n'est pas possible ! Rena ne ferait jamais ça. Ça n'a pas de sens ! s'emporta l'Ombre, à la fois furieux et confus. Elle est venue me voir pour me parler de cercles étranges qui sont apparus en ville. Elle pensait que quelqu'un avait pris le Cristal pour cible. Elle attendait que tu reviennes pour t'en parler. On a même renforcé la sécurité au cas où, mais malheureusement, ce n'était pas suffisant… Nos ennemis nous ont devancés.
— Dans ce cas, apporte-moi toutes les preuves liées à cette affaire, rétorqua la générale. Je te confie l'enquête. Je veux connaître les moindres faits et gestes de Yukihira ces derniers jours. Et rapporte-moi tout autre élément susceptible d'éclairer cette affaire. Si ce n’est pas Rena, alors trouve les véritables responsables.
— Si tu as si peu foi en tes alliés, pourquoi me confier l'enquête ? Tu n'as pas peur que je couvre les arrières de Rena ?
— Tu ne seras pas seul, Leiftan enquêtera avec toi. Si tu essayes de falsifier les résultats de l'enquête, on le saura et ça ne jouera pas en ta faveur, ni en celle de Rena.
— Très bien, céda le vampire en lui jetant un regard noir. J'ai compris. Tu ne me fais pas confiance, tu as déjà décidé que Rena était coupable, et tu veux juste savoir si je suis complice ou pas. Je suppose que si tu le pouvais, tu m'aurais déjà mis aux arrêts, mais étant donné la situation, tu vas avoir besoin de toute l'aide disponible, y compris la mienne.
Le ton du capitaine de l'Ombre était amer, mais la kitsune soutint son regard empli de rancœur sans sourciller.
— Si tu as compris, à toi de me prouver que je me trompe. En attendant, nous avons une situation plus urgente à régler. Khrâm et Séraphina sont sortis porter secours aux civils. Toi, Nevra, je veux que tu rassembles tous les gardiens du QG encore en état de se battre pour restreindre ceux qui ont cédé à la folie.
— Ceux sont tous des combattants plus ou moins aguerris, ils ne seront pas faciles à maîtriser.
— Si vous ne pouvez pas les maîtriser, tuez-les. Il ne faut pas qu'ils sortent du QG. Comme tu le dis si bien, ce sont tous des combattants, des soldats, des mercenaires, et même des tueurs professionnels pour certains. Ils présentent un danger pour la population, on ne peut pas les laisser attaquer nos concitoyens. C'est à nous d'endosser cette responsabilité, c'est à nous de protéger les habitants d'Eel, même si ça veut dire abattre nos frères et sœurs d'armes.
Quelques Étincelants, ceux qui n'avaient pas connu les heures les plus sombres de la Garde, étaient horrifiés par le discours sanguinaire de la renarde, même si personne n'osait contester ses ordres. Le capitaine de l'Ombre, lui, savait que la générale avait toujours eu des solutions radicales pour éliminer les menaces. La garde de l'Ombre avait assassiné des dizaines d'opposants politiques pour son compte, parfois sur la base de simples soupçons ; il n'était donc guère étonné de la voir déterminée à condamner ses propres subordonnés.
— Leiftan, continua Miiko en ignorant les quelques murmures de désapprobation que s'échangeaient les gardiens. J'ai besoin que tu te rendes à Regalia et que tu assures la protection de la famille royale et des membres du gouvernement. Envoie-moi un message dès que tu auras attesté de la situation sur place.
— Très bien, acquiesça l'Étincelant d'un signe de tête avant de sortir d'un pas vif, son long manteau blanc et or battant légèrement l'air derrière lui.
Miiko n'eut pas besoin de lui recommander d'être prudent, elle savait que son vice-capitaine n'était pas du genre à foncer tête baissée. Le roi, sa famille, ses ministres, ainsi qu'une bonne partie de la noblesse et la majorité des politiciens du royaume, ne vivaient pas dans la cité d'Eel, mais à Regalia, la cité royale, qui se trouvait à quelques lieues de là. Ils étaient protégés par la Garde Royale, une faction armée indépendante de la Garde d'Eel, mais la générale n'était pas rassurée pour autant.
Si les gardes avaient eux aussi perdu la tête et commençaient à s'entretuer, ils ne seraient pas en mesure de protéger qui que ce soit. Les ministres pouvaient être remplacés, mais elle n'osait imaginer le désastre si le roi venait à mourir. Elle priait pour qu'il soit sain et sauf et que Leiftan arrive là-bas à temps.
***
Nevra était retourné dans sa chambre pour compléter son arsenal. Le sang sur ses mains avait commencé à sécher et à craqueler, mais il ne s'était pas donné la peine de les laver. À quoi bon ? Le sang des innocents ne disparaissait pas si facilement. Alors qu'il glissait un poignard à sa ceinture, il pensait à Rena. Comment pouvait-il croire à sa mort alors qu'il lui avait parlé quelques heures plus tôt à peine ? Sa disparition était inconcevable. C'était bien trop soudain et brutal.
Plus il y pensait, plus il s'en voulait. Il se blâmait pour ce qui lui était arrivé. Il avait été trop imprudent, il aurait dû rester avec elle et la protéger après ce qu'elle lui avait confié. Tout était de sa faute... Qu'allait-il devenir sans elle ? L'idée qu'il ne la reverrait plus jamais s'était imposée à son esprit, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus nier l'implacable et terrifiante réalité. Quelque chose venait de se briser en lui.
Lorsque les premiers rayons frappèrent la cité d'Eel, Nevra ignorait combien de ses compagnons avaient péri de sa main. Des dizaines, des centaines. Les corps tombaient les uns après les autres. À chaque fois qu'il devait donner la mort à l'un des siens, le cœur de Nevra se durcissait un peu plus. Au petit matin, il avait perdu le peu de compassion qu'il lui restait. Il ne voyait plus ses subordonnés ni ses camarades, mais des cibles sans visage et sans nom, qu'il éliminait les unes après les autres comme un machine dénuée d'émotions.
La silhouette ensanglantée de Nevra était entourée d'un halo de lumière irisée, son ombre se découpant contre les vitraux du corridor, à travers lesquels filtraient quelques rayons rougeâtres. Le sang coulait le long de la lame de ses sabres et gouttait sur le sol comme autant de larmes écarlates. Alors qu'il contemplait la Garde en ruines, une larme solitaire perla au coin de son œil. Elle roula doucement sur sa joue, dernière lamentation silencieuse d'un cœur englouti par les ténèbres.
***
Miiko, qui avait établi le centre des opérations dans la salle du Cristal, aboyait des ordres dans tous les sens. Ezarel et Ykhar, aidés d'autres gardiens, étaient chargés de centraliser et relayer les informations. La brownie était partie chercher du matériel pour rédiger les messages pendant que l'elfe rassemblait les familiers ailés capables d'acheminer les missives le plus rapidement possible. La secrétaire en chef poussa un cri suraigu en arrivant dans la salle des portes.
— Non, non, non, non, non ! hurla-t-elle en s'arrachant les cheveux.
Alertés par ses cris, Ezarel et Miiko s'étaient précipités dans le hall principal. En levant les yeux vers le premier étage, ils aperçurent d'épaisses colonnes de fumée qui s'échappaient de la bibliothèque. Ykhar était déjà en train de s’élancer vers les escaliers qui menaient à l'étage.
— Ezarel ! Rattrape-là ! ordonna la kitsune.
L'elfe se lança à la poursuite de la lapine en montant les marches quatre à quatre. Alors qu'Ykhar s'engouffrait dans la bibliothèque en flammes, sans se soucier du danger, Ezarel avait fait un rapide crochet par la réserve d'alchimie qui se trouvait sur le palier opposé. Il attrapa quelques fioles à la volée, bousculant le contenu des étagères bien ordonnées au passage, puis courut comme un dératé jusqu'à la bibliothèque.
Une fumée épaisse et âcre de papier et de cuir brûlé lui emplissait les poumons et lui piquait les yeux. L'Absynthe se couvrit le nez et la bouche en cherchant sa camarade du regard.
— Ykhar ! appela-t-il en toussant. Ykhar, réponds-moi !
Silence. Il l'appela encore. Une silhouette émergea alors de la fumée ; c'était la lapine, les bras chargés de rouleaux qu'elle jeta précipitamment par-dessus la balustrade. Les rapports. Parmi tous les ouvrages uniques qu’elle aurait pu sauver, c’était les rapports de missions qu’elle avait choisi de récupérer en premier. Les rouleaux s'écrasèrent quelques mètres plus bas dans un bruit sourd. Elle s'apprêtait à y retourner lorsqu'Ezarel la retint par le bras.
— N'y va pas ! C'est trop dangereux !
La brownie ignora son avertissement. Elle dégagea son bras d'un coup sec et s'élança une nouvelle fois dans la bibliothèque en feu. Ezarel pesta en se lançant à sa poursuite. Il sortit les trois petites fioles qu'il tenait entre chaque doigt puis, d'un geste vif et puissant, il les jeta contre le sol. Il joint deux doigts pour tracer un cercle dans les airs tout en incantant un sort.
Dès que les fioles se brisèrent, trois colonnes de fumée colorées s'élevèrent dans les airs en se mêlant les unes aux autres, leur effet amplifié par le cercle magique. Un épais nuage bleu se forma dans la bibliothèque. Il grossit et se gorgea d'humidité jusqu'à ce que les premières gouttes d'eau commencent à tomber. Ykhar regarda Ezarel, les yeux ronds.
— C'est de la pluie artificielle renforcée par un sort élémentaire d'eau, lui expliqua-t-il avec pédagogie. Ça va ralentir les flammes.
— Je ne savais pas qu'on pouvait faire ça avec l'alchimie, s'étonna Ykhar, sincèrement impressionnée.
— On peut faire beaucoup de choses avec l'alchimie, répondit Ezarel avec détachement. Mais ça ne va pas durer longtemps, il faut se dépêcher. Prends tout ce que tu peux, je vais t'aider.
— Oui ! Merci !
À chaque fois, les deux gardiens ressortaient les bras pleins de livres, de parchemins et de papyrus qu'ils jetaient par-dessus la balustrade. Ils s’étaient concentrés sur les rayons menacés par les flammes. Le sort était instable. Le cercle avait atteint ses limites. La pluie commençait à faiblir et les flammes regagnaient du terrain. Quelques étagères avaient basculé, entraînant les autres dans leur chute. Ykhar n’était pas passée loin du désastre, mais Ezarel l’avait tirée en arrière avant qu’elle se fasse écraser par le poids de l’édifice qui croulait sous les ouvrages volumineux. Tant pis pour les théorèmes de magie quantique, la vie de la brownie était plus importante que les voyages spatio-temporels.
Fort heureusement, des gardiens étaient arrivés en renfort, armés de seaux remplis d’un mélange d’eau et de sable, et après un valeureux effort conjoint, le feu avait enfin péri, laissant derrière lui des cadavres de livres calcinés et humides. Miiko poussa un soupir de soulagement en les voyant revenir sains et saufs. Après avoir sévèrement réprimandé Ykhar pour son inconscience, ils regagnèrent la salle du Cristal où Kero, toujours plongé dans un profond coma, avait été installé dans un coin de la pièce. S'il apprenait que sa précieuse bibliothèque avait brûlé, il risquait bien de faire une nouvelle syncope.
Dans le feu de l'action, Ezarel avait presque oublié la disparition de Rena, mais il en fut douloureusement rappelé par les fragments de glace qui gisaient autour du Cristal. Il ne voulait pas céder au chagrin, pas maintenant, pas encore. Il devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour aider le peuple d'Eldarya à surmonter cette crise. C'est ce que Rena aurait fait. C'est ce qu'elle aurait voulu.
J'ai hâte de savoir où elle est passée. J'imagine qu'elle n'a pas pu dead comme ça alors qu'elle doit trouver l'élue de la prophétie
Ah ça, la réponse se trouve dans le tome 2 ! ^^
J'adore la noirceur de ce chapitre. Avant, c'était sombre, mais pas tant que ça. On n'avait pas vraiment vu les gardes à l'action et encore moins pour tuer leurs camarades.
La description de Nevra en train de pleurer est incroyable. Cette scène est ultra cinématique, on l'imagine très bien.
Quant à Ezarel, il a déjà enterré Rena ! Il aura fait vite, je trouve. Mais bon, je peux pas vraiment lui en vouloir.
Ce j'ai bien aimé sur ce chapitre aussi, c'est comment on plonge très rapidement dans la noirceur : on commence par une scène assez drôle (en tout cas décalée), avec Nevra qui ignore les secousses.... Et puis d'un coup, on se prend la réalité de plein fouet. Un peu comme Nevra ou les autres, finalement !
C'était vraiment un défi pour moi d'écrire des scènes riches en émotions sans que ça paraisse "artificiel", il a fallu passé par un style un peu plus imagé et poétique, mais contente de savoir que l'effet est réussi ! ^^
Ezarel est pris dans le feu de l'action, il a pas vraiment enterré Rena, mais il se passe trop de choses pour que ça percute encore, par contre quand il sera plus aussi occupé, la réalité risque de lui tomber dessus assez rudement aussi (plus tout le reste).
Oui, là jusqu'à la fin du chapitre on bascule vraiment dans une ambiance plus sombre et sévère, après c'est cohérent avec l'ampleur de la tragédie et ses conséquences, mais ça ne va pas durer éternellement non plus.