Durant plusieurs mois, je n’ai eu aucune nouvelle du maréchal. Cela n’était pas pour me déplaire. Ma peur s’estompa peu à peu. Je me disais qu’il m’avait peut-être oubliée. Le colonel Tellin met fin à ce mince espoir en se présentant à moi un matin. Au fond de moi, je savais que cette paix n’allait pas durer, mais je refusais de voir la réalité en face. Cet homme me remit les pieds sur terre. Il se tient adossé au mur juste à côté de mon bureau. Lorsqu’il me remarque, il se redresse. Je décide de l’ignorer, mais il me stoppe d’un mouvement de bras et me fait signe de le suivre. Je me mets à ses côtés. Les couloirs et les tournants défilent. Je ne vois pas où il veut m’amener. Je finis par apercevoir au loin l’entrée de la section médicale. Je n’y suis jamais rentrée, car l’accès m’est interdit. Pour la première fois, je me demande quelles sont les recherches que l’on y mène. J’ai un jour appris que l’on y étudiait la génétique, mais ne m’intéressant pas spécialement aux sciences, je n’ai pas cherché plus loin. Mais pourquoi me faire venir ici ? Un homme se tient debout et sourit en nous remarquant. Sa tête m’est inconnue. Nous arrivons à sa hauteur. Il salue le colonel Tellin tout en m’ignorant. Son badge indique qu’il s’appelle R. Assic. Il a l’air d’avoir dans la cinquantaine avec ses cheveux noirs, tirant sur le gris, plaqués sur son crâne.
- Tout est prêt ? demande Tellin avec empressement
- Comme le maréchal le souhaite, lui répond Assic.
Tout en parlant avec Tellin, il écrit dans un carnet. Impossible pour moi de voir ce qui y est noté. Je ne comprends rien à leur charabia. J’en profite pour observer les lieux qui n’ont rien d’extraordinaire, encore et toujours des couloirs avec des portes. Il y a juste que l’air ambiant me donne la chair de poule. Cet endroit est trop blanc, trop propre, trop tranquille. Alors que notre QG est constamment plongé dans un brouhaha continu, ici ce calme en est presque dérangeant. Il me met mal à l’aise. Les deux hommes finissent par se remettre en marche. À l’intérieur de la section, il fait un silence glacial puis soudain un cri venu du plus profond de l’abysse retentit. Mes jambes se paralysent instantanément. Le colonel se retourne vers moi. J’ouvre plusieurs fois la bouche, mais aucun son ne sort. Quelques secondes plus tard, je parviens à articuler :
- Qu’est-ce que c’était ?
- Une mauvaise manipulation sans doute, me répond-il d’un ton neutre.
Voyant que je ne bouge toujours pas., il m’attrape le bras sans douceur et me force à avancer. Nous nous immobilisons finalement devant une porte tout aussi blanche que les murs, la seule différence est que le nombre 66 est gravé dessus. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Je n’ai pas le temps de me poser davantage de questions que Tellin m’interpelle.
- Tu me liquides tout ce qu’il y a là-dedans, m’ordonne-t-il.
- Pardon ?
- Allez, pas de temps à perdre. Utilise ton épée.
La porte s’ouvre, le colonel me prend par le col de ma veste et me jette à l’intérieur. Je manque d’atterrir, tête la première, sur le sol, mais parvient à garder in extremis mon équilibre. Le passage se referme après que je l’ai franchi. La salle où je suis rentrée est spacieuse et vide. Je remarque une fenêtre sur le côté gauche donnant sur une petite pièce. Quelques secondes plus tard, le colonel Tellin et le docteur Assic pénètrent à l’intérieur. Le docteur se place derrière un ordinateur. Tellin, quant à lui, se contente de m’observer, toujours impassible. Une porte en face de moi s’ouvre et un cri comme celui que je viens d’entendre dans le couloir retentit. J’ai juste le temps de rouler par terre pour éviter une masse qui fonce droit sur moi. Je me tourne vers le nouvel arrivant. Je pense d’abord avoir affaire à un animal, mais me ravise en remarquant par sa posture que cela ressemble plus à un être humain. Cependant dès qu’il relève la tête, toutes mes certitudes s’effondrent. Ce qui se trouve devant moi ne ressemble à rien de ce que je connais. Cette créature au corps difforme semble émettre une haine féroce. La peur me prend à la gorge et je tremble de tous mes membres quand je croise ses iris écarlates. Cette chose me fixe pendant un moment puis son corps se plie en deux et elle crache au sol une substance rougeâtre. Du sang ? Je me colle davantage au mur en tentant de calmer ma respiration qui soulève ma cage thoracique frénétiquement. « Je veux m’en aller » est la seule pensée qui me vient à l’esprit. Je crois rêver enfin plutôt cauchemarder, mais tout cela est bien réel. La créature semble sortir de sa torpeur et repousse un hurlement. Je l’évite à nouveau et dégaine mon épée pour lui planter dans le corps. La bête se retourne et enfonce ses ongles dans mon flanc droit. Je grogne de douleur en m’arrachant à grande peine à son emprise. Il faut que je résiste sinon c’en est fini de moi. Cette chose est bien capable d’avoir ma peau. J’ai la conviction que l’on ne me fera pas sortir avant que mon opposant ne meure. Cela me dégoûte, mais je n’ai pas vraiment le choix. J’empoigne mon arme à deux mains et attends mon adversaire. Il lève un bras et avant qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit, je lui tranche la gorge. Son sang éclabousse mon visage puis une masse informe s’effondre à mes pieds. Je retiens un haut-le-cœur qui remonte. Je respire bruyamment pour reprendre mon souffle et me rends compte de l’horreur. C’est la première fois que je tue. Je ne ressens ni joie ni colère, seulement une profonde tristesse, comme si je venais d’atteindre le point de non-retour. Plus rien ne sera comme avant. Voilà, ce que mon père veut que j’accomplisse. Je n’ai pas le temps de m’apitoyer qu’un grésillement se fait entendre. La voix du docteur Assic remplit la salle :
- Bien, passons au suivant.
Je sors de la pièce en m’appuyant avec difficulté contre le mur. L’endroit qui était d’une blancheur éclatante est désormais écarlate. Le docteur Assic et le colonel Tellin m’attendent à la sortie. Je leur lance un regard lourd de sens. Ils savaient ce que j’allais accomplir et pourtant ils gardent ce visage imperturbable. Je m’écarte de la paroi pour immédiatement tomber à genoux. Mes jambes refusent de me porter. Une entaille profonde me traverse le mollet. Le colonel me propose son aide, mais je l’ignore et me redresse avec difficulté. En claudiquant, je m’éloigne d’eux. Je ne veux pas leur parler. En peu de temps, Tellin m’a rattrapée et me soulève dans ses bras avec une facilité déconcertante.
- Lâche-moi ! lui ordonné-je en me débattant.
- Bouge encore une fois et je t’assomme. Compris ? me réplique-t-il.
Je me tais, trop faible pour riposter. Au bout du couloir, une civière a été amenée. Le colonel m’installe dessus sans formalité et me dit qu’il fera le rapport pour cette fois. Je l’écoute à peine et ferme les yeux. Les infirmiers me transportent à l’hôpital par une porte dérobée. Ils ont déjà stoppé les saignements. On me conduit dans un cabinet où Vincent nous attend. Bizarrement, cela ne m’étonne pas. Les soignants me déposent sur une table et quittent la pièce. Vincent se tait, d’un côté je lui en suis reconnaissante. Il prend une seringue sur une étagère et y insère un produit. Délicatement, il me met sur le côté. Après avoir découpé le bas de mon pantalon, il plante l’aiguille dans mon mollet meurtri. Je me mords les lèvres pour réprimer un cri de douleur. Les lancements se dissipent peu à peu. Avec des gestes précis, il recoud la plaie puis bande les autres blessures. Lorsqu’il a fini, il se lève pour se laver les mains. Je me redresse péniblement. Il me tend un nouvel uniforme que j’enfile du mieux que je peux. Ce n’est qu’au moment où je m’apprête à partir que Vincent me regarde enfin dans les yeux.
- Je suis désolé, lâche-t-il.
- Ce n’est pas votre faute.
Il me sourit tristement. Je m’éloigne de lui en boitant. Tout ce que je réclame maintenant, c’est me retrouver seule. Je veux disparaitre, ne pas voir le regard interrogateur des autres soldats. Je sais qu’ils ne s’apercevront de rien, mais j’ai l’impression d’être si sale.
Une fois arrivée dans ma chambre, je m’écroule sur mon lit. Je me recroqueville et ne retiens plus mes larmes. Je les ai tués et cela va encore se reproduire. Je sens toujours leur regard brulant de haine se poser sur moi. Soudain, je me mets à trembler, car la peur m’a de nouveau trouvée. Une question m’assaillit. Combien de fois vais-je devoir le faire ? L’horreur de la chose me frappe en plein visage. Je tords ma couverture dans mes mains pour calmer un frisson. Tout à coup, je sens un autre poids au bout de mon lit. Je fais volte-face violemment. Ma blessure au flanc se réveille, mais je n’en tiens pas compte. Le colonel Tellin se trouve en face de moi. Je ne l’avais pas entendu rentrer ni s’approcher. J’en veux à ma propre bêtise de ne pas avoir fermé la porte à clé. Le voir ranime ma colère.
- Tu savais ! hurlé-je. Tu savais et tu ne m’as rien dit !
Pour toute réponse, il hausse les épaules. Cela accroit ma rage. Je me lève. Il fait de même. Je serre le poing pour le frapper. Il ne fait rien pour m’arrêter. Ma main heurte sa joue. Le coup semble ne lui avoir rien fait. Cela n’a rien calmé en moi, au contraire je ressens davantage ce besoin de cogner quelque chose. Avant que je ne puisse continuer, il me serre contre lui. Pendant un moment, aucun de nous ne bouge. Ma colère fond à chaque seconde qui s’écoule. Je finis par m’agripper à sa veste pour me remettre à pleurer. Je me sens tellement perdue. Il ne dit rien et se contente de poser ses mains sur mon dos et son menton sur ma tête. Nous nous rasseyons sur mon matelas. Je lève les yeux pour lui parler, mais mes mots meurent sur mes lèvres quand il m’embrasse. Je tourne le visage pour le stopper, mais au fond de moi, j’ignore si je le désire vraiment. Il m’attrape le menton avec son pouce et son index pour me forcer à le regarder. Ma respiration se fait plus courte au moment où je croise ses prunelles grises et jaunes. Depuis que je le connais, je continue à trouver cette couleur fascinante, mais aussi inquiétante. Je sens son souffle dans mon cou lorsqu’il me demande « Tu veux arrêter ? » Cette phrase détruit mes dernières défenses, mais je ne comprends pas. Je ne sais pas ce qu’il me prend de lui répondre « Non ». Je n’éprouve aucun sentiment pour cet homme, alors pourquoi est-ce que j’accepte ? Il me sourit et m’attire de nouveau contre lui pour m’embrasser avec plus de hâte tout en ouvrant un à un les boutons de mon uniforme. Je me laisse aller. Ses lèvres glissent au creux de mon cou. Ce n’est pas de l’amour, juste du désir. Je sais qu’il se sert de moi. Il n’essaye pas de me consoler, loin de là. Ses gestes deviennent plus intimes. Tout ce qu’il fait c’est par intérêt personnel. Je sais tout ça, comme je sais que je le regretterai plus tard, mais aujourd’hui je ne souhaite pas l’arrêter. Pourquoi ? Peut-être voulais-je un peu de tendresse ? Peut-être voulais-je ne plus penser à rien ? Ou peut-être que je voulais simplement tout oublier ?