Le garçon ouvrait un œil de temps à autre pour comprendre où l’emmenaient ces inconnus. Autour de lui, se dessinaient des formes allongées, aux couleurs vert et marron. Sa vision s’accommoda peu à peu, et il aperçut de grands arbres, aux longues feuilles verdoyantes. C’était la première fois qu’il voyait autant d’arbres réunis au même endroit. Au-dessus de lui, une feuille aux rainures saillantes se décrocha de sa branche, se laissa porter par le vent, s’accorda quelques voltiges puis alla se poser sur son visage. Il put alors sentir la forte odeur de sève lui monter à la tête. L’air des montagnes était pur et frais, mais ici, il découvrait une atmosphère aux arômes nouveaux et aux multiples odeurs boisées, portées par l’air humide de la forêt. La feuille glissa de son visage et un village apparut devant ses yeux. Il sentait qu’on le regardait, qu’on l’observait, mais il était trop faible pour en tenir compte. Avant qu’il n’ait pu réprimer un soupir de désapprobation, deux bras le déposèrent à terre. Une main le palpa et chercha son pouls, tandis qu’une autre mesurait la température au niveau de son front. Une agitation croissante s’amassait autour de lui.
-Allez me chercher le médecin, s’exclama la voix reconnaissable de la femme.
-Pourquoi avez-vous amené un sauvage ici ? Se rembrunit quelqu’un, dont le ton aigri trahissait l’amertume.
-Ce n’est qu’un enfant et il ne nous a rien fait. Il faut l’aider, alors allez me chercher ce médecin et vite.
L’impatience et l’inquiétude se faisaient sentir dans le timbre de voix de la femme.
-Hors de question ! Je ne laisserais sous aucun prétexte notre médecin aider cet enfant de malheur. Emportez-le avec vous et ne revenez plus jamais.
D’autres voix le soutinrent avec conviction et un brouhaha commença à se former autour du jeune garçon.
-Je suis le kimyagar et je vous préviens. Si cet enfant n’est pas sauvé, je vous ferai bannir de la forêt à tout jamais.
Elle ne cachait plus, ni ne retenait, sa colère. Le jacassement incessant autour du jeune garçon s’évanouit brutalement. À la place, de faibles chuchotements prirent le relai. En réponse à la femme, la voix aigrie se fit entendre.
-Comme vous voulez. Mais une fois qu’il sera guéri, il devra quitter notre village.
Le garçon sentit les chuchotements s’éloigner et une nouvelle voix fit irruption à côté de son oreille.
-Bonjour, je suis le médecin, je m’appelle Torseï. Si tu m’entends, peux-tu me faire un signe, comme ouvrir un œil, par exemple ?
Le médecin avait une voix apaisante et cela lui avait manqué de recevoir une quelconque forme d’affection. Il rassembla sa volonté et ouvrit délicatement son œil gauche. Il entrevit un vieux monsieur à la barbe grisonnante, taillée en pointe, qui était penché sur son visage. Deux doigts se posèrent sur ses paupières et les écarta un peu plus, puis un œil couleur noisette se rapprocha du sien et l’examina avec attention.
-Hum, d’accord.
Le médecin lui découvrit ensuite le torse et le palpa. Quand il arriva à l’abdomen, il appuya sur la boule, arrachant un cri de douleur au garçon, qui jusque-là n’avait pas fait un bruit.
-En effet, c’est très grave. Il a un organisme qui se nourrit de lui. Et il est déjà d’une taille impressionnante. Ce garçon doit être très robuste pour avoir survécu aussi longtemps.
-Existe-t-il un remède ? Demanda la femme sans broncher.
-Oui, en effet. Mais j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard, réfléchit le médecin en grattant sa barbichette. Monichose, va me chercher de l’absinthe, de la menthe poivrée et aussi des clous de girofle.
-Je m’appelle Monirot, pas Monichose.
-Oui, oui. Dépêche-toi, tu vois bien que cet enfant est souffrant. Ah et j’oubliais. Ramène-moi aussi de l’armoise, ajouta-t-il.
Un linge mouillé vint apaiser la fièvre du garçon. Il gardait un œil légèrement ouvert, et vit la jeune fille revenir les mains chargées de bocaux remplis d’herbes et de champignons de toutes sortes. En se parlant à lui-même, le médecin piochait dans les divers bocaux et broya les herbes dans un bol avant d’ajouter une lichette d’eau pour homogénéiser le tout.
-Ouvre la bouche, finit-il par dire.
Le remède aux couleurs verdâtres n’inspirait pas le jeune garçon des montagnes. Cependant, il n’avait d’autre choix que d’accorder sa confiance à ce médecin à la barbichette pointue. Le garçon ferma les yeux et ouvrit la bouche. Un mélange d’herbes imbibées d’eau avec un arrière-goût de champignons lui glissa directement dans la gorge, il n’avait même plus la force de mâcher avant d’avaler.
-Monitruc. As-tu ramené la potion de racine de mandragore ? Dit-il en tendant la paume vers la fille.
-Vous ne me l’avez pas demandé, objecta-t-elle.
-Alors va vite me la chercher !
Le bras toujours tendu en attendant son assistante, le médecin réfléchissait à voix basse.
-Hum. Oui. J’en ai bien peur. J’espère qu’il va tenir le coup. Un fort anesthésiant, oui.
-Un fort anesthésiant ? S’enquit la femme kimyagar, qui était resté à côté de lui.
Le médecin sursauta. Il avait oublié sa présence.
-En effet. Je vais devoir l’opérer.
-Est-ce qu’il a une chance de survivre ? S’inquiéta-t-elle.
Le garçon ne comprenait pas pourquoi elle tenait tant à le sauver. Tout le monde l’avait abandonné, sauf ce petit bout de femme qui s’évertuait à le maintenir en vie, malgré ses origines. Même sa famille, ses parents, sa propre mère, le considérait comme parti à jamais, et cela les arrangeaient bien.
-Hum. À vrai dire, je n’y crois pas trop mais s’il passe la nuit, il est sauvé, souffla le médecin, sûrement pour éviter que l’enfant ne l’entende.
-Voilà !
La jeune assistante les coupa en tendant un flacon à Torseï.
-Merci Monimachin.
-C’est Monirot, bougonna-t-elle.
-Oui, oui.
Du bout du pouce, il fit sauter le bouchon de la fiole, il approcha son nez et respira l’air qui s’en dégageait.
-J’adore cette odeur, ajouta-t-il avec un sourire béat.
Vidant le contenu de la fiole dans la bouche du garçon, il lécha ensuite d’un coup de langue le goulot. Un œil à moitié fermé et la mâchoire pendante, Torseï jeta la fiole dans son dos, qui alla se briser sur le sol, répandant bon nombre de bouts de verre un peu partout.
Et dire que ce médecin détenait la vie du jeune garçon entre ses mains. Ce dernier commençait déjà à ressentir les effets de ce qu’il avait avalé. Sa bouche entièrement paralysée, lui semblait pâteuse. Il ne pouvait désormais plus bouger le moindre de ses muscles atones, et il luttait vaillamment pour garder les yeux entrouverts, qui ne tardèrent pas à se fermer à leur tour. Seul son cerveau fonctionnait correctement et il entendait le médecin parler, ainsi que le bruit des outils qu’il manipulait.
-J’ai la bouche paralysée maintenant, articula-t-il. Mais j’aime tellement cette sensation.
La femme kimyagar le foudroya du regard.
-Vous feriez mieux de vous concentrer sur votre tâche, dit-elle en contestant l’attitude désinvolte de Torseï.
Pour toute réponse, ce dernier se contenta d’attraper un scalpel et de sectionner la peau du jeune garçon. Il s’emparait des outils à une vitesse hallucinante et opéra le jeune garçon en un clin d’œil. Quand il eut fini de le recoudre, il coupa le fil et lâcha son aiguille négligemment.
-Monibidule, nettoie moi tout ça.
Des linges imbibés de sang, des outils chirurgicaux de toutes sortes et autres fioles, dont une brisée en mille morceaux, jonchaient le sol un peu partout. La jeune fille soupira et s’attela à la lourde tâche de tout remettre en place. Elle commença par recouvrir le garçon, drogué par ce qu’il avait avalé, d’une couverture. Le teint halé de la fille vint se poser au-dessus du visage du garçon. Ses cheveux noirs et ternes, lui tombaient jusqu’aux épaules et ses joues rebondies lui donnait l’allure d’un hamster.
-Tu es très pâle, remarqua-t-elle.
Puis elle s’en alla continuer son ménage, rangeant les fioles par ordre alphabétique, ce qui lui donnait du fil à retordre. Puis ce fut au tour des outils d’être nettoyés puis rangés dans leurs étuis. Monirot allait quitter la cabane, après avoir terminé son travail, quand un geignement rauque lui parvint au fond de celle-ci. Elle se retourna lentement en scrutant l’obscurité, attendit quelques secondes sans entendre de nouveau ce qui avait attiré son attention. Ça devait être son imagination qui lui jouait des tours ; la journée avait été dure et elle avait grand besoin de repos. Soudain, le bruit sourd se fit à nouveau entendre, plus insistant. Il lui semblait venir du garçon. Non, c’était impossible, cela faisait à peine quelques heures qu’il avait ingéré la potion aux racines de mandragore, il ne pouvait pas être déjà réveillé.
-De l’eau, insista une voix faiblarde.
Il n’y avait plus aucun doute, le garçon s’était réveillé. Elle remplit un verre d’eau, puis l’approcha des lèvres du malade. Malgré son teint blafard et ses joues creusées, elle ne put s’empêcher de le trouver extrêmement résistant. Après tout ce qu’il avait enduré, il trouvait encore la force de relever légèrement la tête pour boire.
-Repose-toi encore un peu, lui conseilla Monirot. Il ne faut pas que tu fasses trop d’efforts après l’opération que tu viens de subir. Je vais prévenir Torseï que tu t’es réveillé. Pendant ce temps, ne tente pas de quitter ton lit.
Sa tête lui semblait être une fournaise, l’empêchant de réfléchir correctement. Il ne pouvait qu’assister aux évènements qui l’entouraient et, pour l’instant, il n’y comprenait pas grand-chose. Lui qui s’était vu mourir il y a maintenant quelques jours, se retrouvait à la fois en vie, mais aussi dans une région du monde où les gens étaient petit comme des enfants. En résumant la situation des derniers jours, il pouvait en conclure qu’il se trouvait au sein du peuple de la forêt. Celui que son père qualifiait de faible et lâche, et que, mise à part la mystérieuse kimyagar, tous semblaient le haïr, ou du moins le traiter comme un étranger. Cette inconnue, qui s’appelait Crista, d’après ce qu’il avait pu entendre, l’avait tout d’abord recueilli, mais surtout elle l’avait défendu contre son propre peuple. Il lui devait sans aucun doute la vie, et lui en serait à jamais reconnaissant.
Chose assez étrange, plus aucun élancement ne lui parvenait de son abdomen. Il ressentait à la place un engourdissement et un fourmillement gênant. Relevant son bras pour s’appuyer dessus, il releva son torse. Mauvaise idée, une douleur atroce le contraint à se remettre dans sa position initiale. Torse nu, il pouvait voir les bandages, tâchés de sang, qui recouvraient son ventre et cela l’inquiéta. Que lui avaient-ils fait ? Cherchant la boule dans le bas de son ventre, il mit les doigts sur une large plaie à la place. Il s’apprêtait à retirer les bandages pour découvrir ce qui s’y cachait en dessous, quand la porte en bois s’ouvrit avec fracas.
-Alors, comment va notre grand blessé ? Commença Crista avec un certain enjouement dans la voix.
Puis en voyant ce que s’apprêtait à faire le garçon, elle reprit son ton autoritaire.
-Ne touche pas à ça !
-Que m’avez-vous fait ?
Elle s’approcha et il put la distinguer plus clairement. De toute petite taille, elle bouillonnait d’une grande énergie quand elle s’énervait. Ses cheveux, tirant sur le gris, lui donnaient un certain âge et les rides de son visage et de ses mains commençaient à ressortir. Malgré le regard sévère qu’elle lui octroyait, il devina une grande compassion cachée derrière. Subitement, son regard s’embrasa à la vue du verre à moitié vide à côté de lui.
-N’accepte plus jamais le moindre verre ni même la moindre nourriture venant de quelqu’un d’autre que moi, exulta-t-elle.
Le garçon acquiesça avec une réponse laconique.
-Bien. Comment te sens-tu ? S’apaisa la femme de la forêt.
-Beaucoup mieux.
-Je vois ça. Le médecin du village t’a enlevé la boule que tu avais au ventre. Elle se nourrissait de toi, puisait ton énergie et t’affaiblissait dans le même temps. Maintenant, tu ne risques plus rien.
Elle marqua une pause de quelques secondes, balança sa tête de manière indécise puis reprit.
-Enfin, à vrai dire, si. Un autre danger te menace. Comme tu as dû le remarquer, les oxatans n’apprécient pas trop les habitants des montagnes, comme toi.
-Les oxatans ?
-Oui. Le peuple de la forêt. Tant que tu restes avec moi, ils n’oseront pas te nuire. Toutefois, je préfère prendre des précautions et te mettre réellement à l’abri. Peux-tu te lever ?
Le garçon s’appuya de nouveau sur ses coudes, cette fois avec plus de prudence, et parvint, avec difficulté, à s’asseoir. Ses jambes lui paraissaient tellement lourdes, il les déplia et prit finalement appui dessus. Sa maigreur faisait peur à voir, on pouvait contempler ses veines à travers sa peau et ses os ressortaient tellement qu’il ressemblait plus à un squelette qu’à un enfant. Il s’aida du dossier d’une chaise pour se maintenir debout. Malgré sa fébrilité, il sentait ses forces lui revenir, ses jambes lui paraissaient plus solides et son dos ne penchait plus dangereusement vers l’avant. Après s’être accoutumé à cette position, il lâcha progressivement la chaise et fit quelques pas en avant, comme un bébé qui apprenait à marcher. Dans son cas, il apprenait une deuxième fois à se déplacer debout correctement, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas marché sans une aide extérieure.
-Bien, l’encouragea Crista avec un sourire franc.
Voyant que le garçon montrait un peu trop d’empressement et grillait les étapes, risquant d’ouvrir sa plaie, elle le fit s’asseoir sur une chaise.
-Tu es incroyablement fort. Jamais je n’avais vu quelqu’un se lever seulement quelques heures après s’être vu administrer une pareille dose de potion de racine de mandragore. Mais cela doit être dû à ton sang. Ton peuple est réputé pour être très résistant face aux potions, poisons et autres composé chimique.
-Nous sommes aussi des athlètes endurants et nous possédons de grandes capacités physiques, appuya-t-il avec fierté.
-Je n’en doute pas. Mais pour l’instant, tu ne tiens même pas debout, le taquina-t-elle.
-Je pouvais courir très longtemps et très vite avant. J’étais le meilleur coureur de mon clan.
-Tu vas pouvoir vite y retourner. Et d’ici quelques mois, tu retrouveras ton meilleur niveau, j’en suis persuadé.
Pensif, il ne pipa mot. Son regard fixait un point sur le sol et ses mains se croisèrent. Il n’avait pas envie de retourner au sein de son clan. Ils l’avaient abandonné sans aucun scrupule. Au moins, ici, quelqu’un se souciait de lui, l’avait défendu quand il était au plus mal, et l’aimerait au moins autant que sa famille. Il pourrait apprendre l’étude des plantes et leur pouvoir curatif. Il s’intégrerait et bientôt les gens ne le traiteront plus comme un étranger. Du moins en était-il persuadé.
-Je préfère rester ici, avec vous, souffla-t-il avec une pointe d’inquiétude.
Un des sourcils de la vieille femme se fronça, tellement que son œil se ferma. Elle gonfla ses joues, pinça ses lèvres et exécuta une dizaine d’autres grimaces à la suite. Impossible de savoir ce qu’elle pensait en ce moment, mis à part qu’elle ne s’attendait pas à une telle déclaration de la part du garçon. Une fois le choc passé, elle se gratta la tête et s’assit en face du garçon.
-Écoute. Nos peuples respectifs ne s’apprécient pas tellement. Rare sont les personnes qui savent faire la part des choses et jugent une personne par ses propres actions et non par celles de ces ancêtres. Je pourrais t’emmener à notre capitale, où les habitants sont plus ouverts que ceux des petits villages. Cependant, même là-bas, tu seras pointé du doigt. Tu as… Comment dire ?
-Je porte les traits de mon peuple.
Elle acquiesça d’un air grave et sérieux.
-Je ne souhaite pas cela pour un enfant de dix ans, même aussi fort que tu ne l’es.
-Je ne peux pas retourner dans mon clan. Mais je ne veux pas être un poids pour vous non plus. Vous m’avez sauvé la vie, c’est déjà bien plus que je n’aurais espéré.
-Tu es maître de tes choix. Je te soutiendrais quoi que tu décides de faire.
Le froid des montagnes, les pentes rocailleuses sur lesquelles il courait auparavant, les épreuves des Jours Froids auxquelles il aurait tant voulu participer. Tout cela lui manquait terriblement. Mais, d’un autre côté, ici se trouvait l’inconnu, et surtout le sentiment d’être protégé. Sa première vie se trouvait au-delà de la forêt, mais il était mort avec sa maladie. Depuis quelques jours, il se sentait renaître à l’abri derrière le feuillage épais des arbres. Le froid ne lui plantait plus ses dards, la nourriture foisonnait autour de lui. Il regarda tour à tour ses anciennes fourrures, posées au pied du lit, et les nouveaux vêtements qu’il portait sur lui, comme un symbole. Il se leva avec détermination, son choix était fait. Sa seconde vie se déroulerait ici.
-Je viens avec vous, dit-il, déterminé.