Ewin se réveilla avec un mal de tête atroce, allongé sur la pierre froide d’un banc. Après avoir repris ses esprits, il observa le parc dans lequel il se trouvait. Les arbres se tordaient dans tous les sens, à tel point que certains d’entre eux avaient leur cime qui embrassait le sol. Il ne rappelait pas être allé dans un parc aussi farfelu. À vrai dire, il ne se souvenait pas grand-chose de la veille. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était, ni même où il était. Il ne retrouva pas les pharaoniques immeubles de verre du Trèfle ni les maisons en bois de l’Arc. Autour de lui, il ne voyait que des bâtiments en béton, dont la finition avait été bâclée.
Le garçon se résigna donc à demander son chemin. Cependant, il ne vit personne dans les environs. Complétement perdu, il choisit de s’engager dans une rue au hasard. Ce quartier était vraiment bizarre. Les rues, toutes plus pentues les unes que les autres, zigzaguaient autour des bâtiments délabrés. Il lui fallait trouver un point de vue pour se repérer, pensa-t-il. Il pourrait alors apercevoir son hôtel, le stade, ou encore le cloché qu’il avait visité avec Natia. Mais à chaque fois qu’il prenait une rue montante, il n’y avait que des rues descendantes qui s’offraient alors à lui.
Il allait abandonner quand il vit au loin un homme sortir de chez lui et s’étirer. Soulagé de trouver enfin quelqu’un, Ewin s’approcha de lui pour demander son chemin. L’homme l’aperçut aussi. Mais il ne semblait pas aussi ravi de voir le garçon.
-Qu’est-ce que tu fous ici. Tu cherches à nous narguer ?
L’homme, hors de lui, s’approcha du jeune homme, menaçant. Ewin mis du temps à comprendre pourquoi cet homme lui en voulait. Ce dernier portait des couleurs violettes, et une chauve-souris noire était imprimée sur son t-shirt. Il se trouvait dans le quartier de la Chauve-souris, le quartier rival au sien. Il baissa les yeux vers son propre t-shirt, et sentit la peur l’envahir lorsqu’il vit le trèfle de son t-shirt.
Pris de panique, Ewin s’enfuit à grandes enjambées. Magon lui avait répété un nombre incalculable de fois de ne jamais s’aventurer dans les quartiers de la Plume et de la Colombe, mais surtout d’éviter à tout prix celui de la Chauve-souris.
Réveillé par les cris de l’homme, des visages encore à moitié endormis sortirent des fenêtres, de part et d’autre de la rue.
-Attrapez-le !
-Faites-lui regretter d’être venu ici !
-Ne le laissez pas partir !
Ses jambes avançaient toutes seules. Jamais il n’avait couru aussi vite de sa vie. Pourtant, les habitants du quartier apparaissaient en nombre devant lui à chaque fois qu’il voulait s’engager dans une ruelle. Ewin savait que s’il ne les distançait pas maintenant, il finirait par se faire encercler. Il arriva finalement à une intersection. Quel chemin allait-il choisir, il avait le choix entre quatre rues. « Réfléchis, réfléchis ! », cogita le garçon en prenant sa tête dans ses mains. Deux des rues étaient bien trop larges et trop longues. Il les exclut, il se ferait repérer à coup sûr. Il ne lui restait comme choix que deux petites ruelles, l’une descendait, l’autre montait. À bout de souffle, il choisit de s’engager dans la ruelle descendante.
Il se rendit très vite compte de son erreur. Il s’était précipité dans une impasse. Aveuglé par la peur, il avait foncé tête baissé dans un piège. Il remonta le plus vite possible la pente, il fallait absolument qu’il se sorte de cette mauvaise situation. Quand il arriva à nouveau au carrefour, il fut terrifié de voir qu’un groupe de cinq supporters de la Chauve-souris l’avait suivi.
-Tiens, tiens. Tu t’es perdu ? Avança le premier.
-Ou alors, il est venu nous narguer de sa victoire de la veille, renchérit un deuxième en montrant ses poings.
-Perdu ou narguer ? Répéta un homme qui ressemblait à un bull-dog avec ses yeux globuleux et ses lèvres lippues qui pendaient avec mollesse.
Ewin ne bougeait pas, il savait bien qu’il avait abandonné beaucoup d’énergie dans sa fuite et ça ne servirait à rien d’essayer de courir. Il ne lui restait plus qu’à attendre un miracle, et espérait que les supporters de la Chauve-souris le laisseront partir sans lui faire de mal.
-Alors t’as perdu ta langue ?
-Perdu ta langue ? L’homme-bull-dog pencha la tête sur le côté et scruta le garçon avec une expression à mi-chemin entre la curiosité et l’appétence.
-Je… suis perdu, lâcha Ewin.
-Tiens donc, j’aurais parié que tu étais plutôt venu fêter ta victoire avec nous. Qu’en dis-tu ? Ajouta-t-il à l’intention de l’homme-bull-dog.
-Oh oui, oui, moi aussi.
-Je m’en doutais. Alors, dans ce cas, nous devons montrer à ce jeune garçon comment nous accueillons nos amis du Trèfle.
L’homme-bull-dog ouvrit ses yeux encore plus en grand et ravala le filet de bave qui dégoulinait de sa lèvre inférieure.
-Mais les Trèfles ne sont pas nos amis, fit-il, perturbé.
-Imbécile, c’était de l’ironie. Je sais bien que ce ne sont pas nos amis, dit-il en donnant un petit coup à l’arrière du crâne de l’homme-bull-dog.
-Ah, d’accord, je comprends, ironie, répéta-t-il comme pour ajouter ce mot à son dictionnaire.
Il posa ses yeux globuleux sur Ewin, et s’approcha vers lui en penchant de nouveau la tête de manière inquiétante. Alors qu’il ne restait plus que quelques mètres entre Ewin et la bave répugnante de l’homme-bull-dog, ce dernier fut percuté de plein fouet par un homme au crâne rasé. C’était Magon. Jamais, il n’avait été aussi content de le voir. Et il n’était pas venu seul. En tout, une dizaine de personnes couraient vers lui, dont la fille qu’il avait rencontrée quelques jours auparavant. Son visage exprimait un grand soulagement, mais elle se crispa très vite quand elle vit s’approcher les Chauve-souris. Heureusement, ils reculèrent vite lorsqu’ils se rendirent compte qu’ils étaient moins nombreux.
-Emmenez votre chien de garde et partez ! Tonna Magon, hors de lui.
L’homme-bull-dog, sonné, rampa difficilement jusqu’à ses partenaires, qui déguerpirent aussitôt sans demander leur reste.
-Il faut partir. Ils vont revenir en plus grand nombre, dit Natia en s’engouffrant dans la ruelle montante.
Ewin ne se le fit pas répéter deux fois, la fatigue dans ses jambes se dissipa aussitôt et il suivit la jeune fille à travers le labyrinthe que formait ce quartier.
Natia savait où elle allait. Petite, elle passait son temps à s’aventurer dans tous les quartiers de Yotr et en connaissait chaque recoin, y compris celui de la Chauve-souris. Ces petites balades lui valurent d’ailleurs de nombreuses punitions de la part de ses parents, mais aujourd’hui elle faisait partie des rares personnes pouvant se repérer dans toute la ville.
Natia les conduisit très rapidement à la sortie du quartier de la Chauve-souris, et ils pénétrèrent dans une zone neutre. Ewin poussa un long soupir de soulagement. Il se rendait maintenant compte de la chance qu’il avait eue, mais aussi de son imbécilité.
-Qu’a-t-il bien pu te passer par la tête ? Vociféra Magon sur un ton de reproche. Est-ce que tu te rends seulement compte du danger que tu nous as fait encourir ? Je te l’avais pourtant bien expliqué dès que nous sommes arrivés : les quartiers rivaux au Trèfle sont très dangereux, et il faut par-dessus tout éviter celui de la Chauve-souris. Et toi, la première chose que tu fais, c’est de te balader justement dans le quartier le plus dangereux, continua-t-il de fulminer, rouge de colère.
Un « oui… je sais » du bout des lèvres fût la réponse du jeune garçon, mort de honte mais surtout de remords d’avoir mis tant de gens en danger. Magon alla expulser sa colère un peu plus loin, et deux jumeaux un peu plus grands qu’Ewin en profitèrent pour s’approcher de lui. Les jumeaux applaudirent en rigolant et en tapant amicalement sur l’épaule du jeune garçon.
-Toi, t’es soit totalement inconscient, soit hyper courageux. Je me présente, Poli, et lui, c’est Pilo. Ou peut-être est-ce l’inverse, qui sait. Tu as eu beaucoup de chance d’avoir rencontré notre sœur Natia, sinon personne ne serait venu à ta recherche. Le militaire chauve râle beaucoup après toi, mais il n’était pas mieux hier soir, il a fini sa nuit au milieu des poubelles, dit Poli (ou peut-être Pilo) avec un clin d’œil complice.
Ewin ne sut pas ce qui le surprit le plus entre la réaction des deux jumeaux ou de savoir que Natia était leur sœur. Elle ne lui avait pas dit avoir des frères. D’ailleurs, il se rendait maintenant compte que ni la jeune fille au regard mystérieux ni lui n’avait parlé de leur famille durant leurs longues discussions.
-Natia est votre sœur ?
-Et nous n’en sommes plus très fiers. Qu’est-ce qu’elle est devenue ennuyeuse, commença l’un des jumeaux.
-À toujours être le nez dans ses livres, termina le deuxième.
-Avant, on s’amusait bien ensemble quand on partait en expédition dans tout Yotr, reprit le premier.
-Jamais on ne s’ennuyait, compléta Poli ou Pilo.
Les jumeaux étaient synchronisés, chacun terminait la phrase de l’autre sans qu’ils ne se coupent la parole. Ils partageaient même leurs émotions. Lorsque l’un des deux jumeaux soupirait ou riait, le deuxième s’empressait de soupirer ou de rire à son tour. Ils se connaissaient par cœur, mais aimaient aussi jouer sur leur image de jumeaux en parfaite symbiose.
-Et pourquoi vous ne vous promenez plus ? Interrogea Ewin.
-Après une altercation entre notre quartier et celui de nos rivaux, la Colombe, Natia a commencé à avoir peur. Depuis, elle n’a quasiment plus quitté le quartier de l’Arc.
Les deux jumeaux arborèrent de manière assez inattendue un visage fermé. Ewin eut la soudaine intuition que quelque chose de grave s’était passée et il eut un certain remord à poser cette question, mais la curiosité prit le dessus.
-Quelle altercation ?
-Rien de très important, dit l’un des jumeaux après avoir longuement regardé ses pieds.
Son expression disait exactement l’inverse. Cependant Ewin n’osa pas creuser le sujet et il s’en tînt là, même si dans un coin de sa tête, il comptait bien mettre tout cela au clair.
Il chercha son amie du regard. Rien ne trahissait ses émotions, elle était aussi expressive qu’un livre fermé. Ewin ne sut pas quoi en penser. Était-elle fâchée après-lui ? Avait-elle eu peur ? Est-ce que de mauvais souvenirs ressurgissaient au fond d’elle ? Il n’en avait aucune idée, tout ce qu’il pouvait dire, c’est que son demi-sourire malicieux avait disparu et cela lui fit se sentir terriblement coupable.
-Tu sais, elle nous a beaucoup parlé de toi. Tu viens de Litury c’est ça ? Dit Poli pour changer de sujet.
Pilo ne laissa pas le temps à Ewin de répondre.
-C’est une ville magnifique. Avec mon frère, nous y sommes déjà allés deux fois pour faire du commerce.
-Natia nous a tellement bassinés avec ça que nous avons dû lui promettre de l’emmener avec nous lorsque nous y retournerons le mois prochain.
-Tu pourrais lui faire visiter ta ville. Nous n’aurons pas le temps de nous occuper de notre très chère petite sœur avec les affaires, et ça lui ferait plaisir de te revoir.
-Tiens, voilà ton hôtel, ajouta Pilo en empêchant une fois de plus Ewin de répondre. Évite de remettre les pieds dehors, tu en as assez fait pour aujourd’hui.
-En tout cas, ça faisait longtemps que nous n’avions pas eu de journée aussi exaltante.
Les deux jumeaux s’éloignèrent d’un pas sautillant et Magon entraîna Ewin dans le hall de l’hôtel. À première vue il s’était calmé depuis tout à l’heure, ou du moins il ne montrait plus son agacement face au comportement de son ami.
-Aujourd’hui, il vaut mieux rester à l’hôtel, dit-il simplement en regardant droit devant lui.
Ewin était d’accord, il avait eu sa dose de sensations fortes pour un bon moment. Il monta dans sa chambre et décida de passer la matinée à regarder la télé. Il s’affala sur son lit avec la grâce d’un phoque et zappa de chaîne en chaîne, sans rien trouver d’intéressant. Après avoir fait plusieurs fois le tour des chaînes de la télévision, il s’arrêta sur un documentaire qui parlait du clocher de Yotr. Cela ne l’intéressait pas particulièrement, mais au moins il pourrait en apprendre un peu plus sur ce fameux cloché qu’il avait visité la veille avec son amie. Ewin choisit de se faire servir le repas dans sa chambre. Il se rendit compte que c’était la première fois qu’il utilisait ce service, alors que l’hôtel le proposait tout au long de la journée. Il faut dire que Magon s’y était toujours opposé ; pour lui, un repas se faisait attablé autour d’une table et non dans une chambre. Mais ce midi, Ewin préféra manger dans sa chambre en solitaire. De toute façon, il n’avait pas vu Magon depuis qu’il était rentré à l’hôtel. L’arrivé du garçon d’hôtel lui changea les idées et Ewin dévora son plat en quelques bouchées.
Qu’allait-il faire maintenant ? Il avait pris l’habitude de rejoindre Natia en début d’après-midi. Pourtant, il ne se sentait pas d’humeur à sortir de l’hôtel et encore moins à se balader dans la ville. Il hésita grandement, mais choisit finalement de profiter de la piscine et du cinéma de l’hôtel. Malgré le nombre d’activités que proposait l’hôtel, Ewin ne s’était plus autant ennuyé depuis bien longtemps. Il finit par errer dans les couloirs et décida de rentrer se languir dans sa chambre. Il commanda de nouveau un repas et s’affala sur son lit en allumant la télévision. Cette fois, il tomba sur la chaîne du Gorun. Le deuxième match de qualification pour la finale allait débuter. Il se rendit alors compte que dans son ennui, il avait complétement oublié le Gorun. Il devait sûrement y avoir la diffusion du match sur grand écran dans la salle commune, pourtant Ewin ne se sentait pas d’y retourner.
Complétement vidé par la folle soirée qu’il avait eue la veille, Ewin s’endormit avant même la fin du match.