Chapitre 20 : Loreleï – Trahison

- Tu crois qu’un jour, je saurai ce que c’est, l’amour ? demanda Homba un soir alors que les deux femmes s’apprêtaient à se coucher.

Loreleï se tourna vers sa protégée. De quatre ans son aînée, elle ressentait encore plus ce besoin qui grandissait en elle. Le sexe n’était pas quelque chose de tabou à la pouponnière. Des ouvrages en parlaient, expliquaient, détaillaient, tant le côté physique, émotionnel que médical. Loreleï n’avait jamais été témoin d’un quelconque acte sexuel à la pouponnière et ne se voyait pas du tout demander à une de ses sœurs.

Cependant, cela devait bien pouvoir arriver puisque certaines tombaient enceintes. Loreleï leva les yeux sur Homba et proposa :

- L’amour pour père ?

- J’aime le père, annonça Homba et son aura blanchissant prouva l’honnêteté de ses mots.

Elle ouvrit la bouche pour parler puis se ravisa. Elle se mit sous sa couverture, lança un « Bonne nuit, Loreleï » et sa lumière personnelle s’éteignit toute seule. Loreleï soupira. Elle n’avait pas répondu aux questionnements de sa protégée.

Le lendemain après-midi, alors qu’elle venait de finir de raconter sa journée à Chris, il la prit par surprise en annonçant :

- Tu as autre chose à me demander, mais tu n’oses pas.

Loreleï ne voyait sincèrement pas à quoi il faisait référence.

- Le sexe n’est pas interdit, annonça Chris à brûle-pourpoint.

Loreleï rougit intensément. Elle n’avait pas du tout prévu d’avoir cette conversation avec le père. Écoutait-il vraiment tout ce qui se passait à la pouponnière ? Les yeux baissés, les mains moites, elle en mourut de honte.

- Tu as le droit de te donner toi-même ce désir que ton corps réclame, poursuivit Chris tandis que Loreleï devenait aussi rouge qu’une tomate. Tu as le droit de l’obtenir d’une de tes sœurs, tant qu’elle est consentante.

Loreleï serra les dents en retenant difficilement un gémissement de malaise. Il aurait préféré qu’il s’abstienne d’aborder ce sujet avec elle.

- La seule chose qui est non négociable, c’est que si tu portes des enfants, ils doivent être de moi.

Loreleï leva les yeux sur le père. Les bébés, de lui ? Mais ça signifiait…

- Je ne peux pas coucher avec toi, souffla Loreleï, abasourdie.

- Alors tu ne porteras pas d’enfant, en conclut Chris. Ce n’est ni bien, ni mal et certainement pas une critique, juste un fait.

- Sarah s’en veut de ne pas l’avoir fait.

- Elle est également heureuse de ne pas l’avoir fait, la contra Chris et Loreleï ne put nier.

- Comment Karla est-elle aujourd’hui ?

- Tu voudrais lui parler ?

Loreleï hocha la tête. Il lui semblait que oui, elle en avait besoin.

- Je lui dirai de venir te voir. Elle est occupée alors ça ne sera pas immédiat mais elle viendra, promit Chris.

- Je te remercie, père, dit Loreleï, très troublée.

- Tu es consciente qu’il n’y aura aucun problème génétique, lança Chris.

- Oui, bien sûr ! s’exclama-t-elle. C’est juste… Je ne sais pas… Cela me semble… blasphématoire.

- J’adore baiser, répliqua Chris dans un élan de totale sincérité.

Son aura s’était tellement éclairée à ces mots ! Loreleï ne l’avait jamais vue aussi claire ! Elle ricana.

- Quoi ? dit Chris.

- Rien, dit-elle un grand sourire sur les lèvres.

- Je te donnerai ce que tu veux, quoi que ce soit. Si tu veux juste un bébé et que ça soit rapide et indolore, ça le sera. Si tu préfères de la baise pour le plaisir, je le ferai et une grossesse ne serait qu’un effet possible mais pas nécessaire. En revanche, hors de question que tu me demandes uniquement dans le but de me plaire. Ne t’inquiète pas pour moi : je baise tous les jours et en suis très satisfait.

Loreleï explosa de rire en constatant de nouveau l’aura grise du père. Puis, elle se calma et demanda :

- Les prêtresses du mal ont le droit de baiser librement ?

- Sur leurs rares temps libres, elles font ce qu’elles veulent.

- Et si elles tombent enceintes ?

- Aucune prêtresse du mal n’y est jamais parvenue.

- Sauf Malika, supposa Loreleï.

- Sauf Malika, confirma Chris.

- Mais si une prêtresse du mal tombe quand même enceinte et que tu n’es pas le père, que feras-tu de l’enfant ? insista Loreleï.

- L’enfant sera humain et donc, sa mère n’en aura strictement rien à faire de ce que je ferai de lui.

Loreleï allait parler mais Chris la prit de vitesse.

- Tu ne peux pas comprendre. Ça deviendra évident après la morsure. Ton esprit change. Tes priorités ne sont plus les mêmes. La vie humaine devient insignifiante.

- Je suis insignifiante pour Malika ? Pour toi ?

- En tant que tel, oui, tu es insignifiante. C’est ton potentiel, l’espoir que tu représentes qui me ravit. Ceci dit, te tuer immédiatement ne m’apporterait aucune tristesse. Au contraire, cela ravirait mon esprit de tueur.

Il avait pris plaisir à tuer Mel et Gabriella, ainsi que la petite Sybille, à peine âgée de cinq ans. Il se retenait à chaque instant pour un avenir espéré.

- Quant à Malika, votre absence lui pèse plus que tu ne peux l’imaginer, indiqua Chris. Humaines ou Vampires, ses filles lui manquent atrocement. Elle ne rêve que de venir vers vous pour vous couvrir d’amour.

- Pourquoi n’est-elle pas là ?

- Parce qu’elle est punie, indiqua Chris.

Loreleï se crispa. Elle sentit une colère immense chez le père, une rage dévastatrice difficilement contenue.

- Puis-je savoir ce qu’elle a fait ? murmura-t-elle humblement.

- Elle a essayé de me tuer, siffla Chris.

Loreleï en frémit de terreur. Elle hocha la tête, incapable de retenir les tremblements de sa main droite.

- Réfléchis à mes propos. Je suis tout à fait prêt à te satisfaire et je comprendrais aussi que tu rejettes cette idée par piété.

Loreleï se dit qu’elle avait en effet bien besoin de se poser pour y réfléchir. Nul doute que ses apnées avec les dauphins l’aideraient à y voir plus clair. Sous l’eau, tout devenait limpide. Les problèmes les plus ardus prenaient sens.

Chris enchaîna avec des questions politiques et stratégiques, puis lui proposa un nouveau jeu de réflexion où elle fut incapable de le battre une seule fois. Il ne s’en agaça pas. Elle dut réciter seulement trois fois « L’adoration au père » avant de sortir.

Sa nage avec les dauphins eut le mérite de mettre les choses au clair dans son esprit : jamais, au grand jamais, elle ne coucherait avec Chris, ni avec personne d’autre, ni même avec elle-même. Sa foi la portait. Elle servirait le père sans se détourner. Sa chasteté lui sembla nécessaire pour y parvenir.

Toutefois, le soir, elle n’oublia pas de revenir vers Homba :

- Tu te souviens la question que tu m’as posé hier soir ?

Homba hocha la tête en frémissant. Frida se changeait dans la chambre et la protégée de Loreleï craignait visiblement que sa confidente ne dévoile ses propos en public.

- Tu devrais songer à la poser à Chris.

Homba ouvrit de grands yeux ahuris. Loreleï précisa :

- Pas aujourd’hui, pas maintenant, mais un jour, quand tu te sentiras prête, quant ça te pèsera trop. Il saura trouver les bons mots.

- Père est l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice. Il décide, contrôle, commande, protège, lança Frida tout en se coiffant.

Loreleï et Homba répétèrent les mots. Loreleï eut l’impression d’avoir, cette fois, su apaiser l’âme de sa protégée. La sororité servait à cela : une entraide, un soutien, une oreille attentive, une bienveillance, une épaule réconfortante.

 

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Loreleï bailla. Sa surveillance matinale prenait fin. En sortant de ces heures d’ennui, elle eut la bonne surprise de trouver Karla devant elle. Étrange de ne plus la voir rayonner.

- Tu voulais me parler ? annonça Karla.

- Oui, je… Ma question est un peu indiscrète, précisa Loreleï d’une petite voix timide.

- La poser ne coûte rien et je n’y répondrai pas si je ne le désire pas, voilà tout.

Loreleï hocha la tête.

- Tes filles te manquent-elles ?

- Non, dit Karla.

- Tu te souviens de ce que tu ressentais pour elle quand tu étais…

- Vivante ? proposa Karla.

- Rayonnante, la contra Loreleï.

- Je les aimais tout en étant confiante sur le fait qu’elles étaient entre de bonnes mains.

- Tu es allée les voir après… avoir perdu ton éclat ?

- Oui, dit Karla. Une fois au contrôle, Chris m’a permis de me rendre sur Terre pour aller les voir. Elles se portent à merveille et sont très heureuses dans leurs familles respectives.

- Pourquoi avoir accepté de porter les enfants du père tout en sachant qu’elles te seraient retirées ?

- Père a besoin de prêtresse du bien. Malika ne peut lui en fournir qu’un seul par an. Une seule de plus est un miracle. J’avais espéré pouvoir le servir de cette façon. J’ai échoué. Ce n’est pas grave. Je sers autrement.

- Si Chris a désespérément besoin de prêtresses du bien, pourquoi n’oblige-t-il pas ses filles à toutes porter la vie des dizaines de fois ?

- Père est l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice. Il décide, contrôle, commande, protège, récita Karla.

Loreleï hocha la tête. La réponse se suffisait à elle-même.

- Merci, Karla.

- De rien, Loreleï.

Elles se séparèrent à ces mots. Loreleï comprenait l’importance des prêtresses du bien mais échouer de cette manière lui ferait trop de mal. Et puis, Chris lui avait bien précisé qu’il refuserait de coucher avec elle si son unique but était de le servir. Il prenait soin de ses filles. Loreleï sourit. Elle l’aimait tant !

 

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- À l’isolement ? Pourquoi ? demanda Loreleï, abasourdie.

Chris lui lança un regard narquois. Elle dînait en tête à tête avec lui. Après avoir mis la table, elle avait trouvé le repas tout prêt, un menu pour deux personnes seulement.

Elle s’était retrouvée seule, surprise et Chris était apparu. Une fois relevée, elle lui avait demandé où étaient ses sœurs.

Et voilà qu’elle osait l’interroger lui sur la cause de la punition. Elle trembla légèrement mais ne faiblit pas. Elle voulait savoir. Elle aurait pu se contenter de le demander à Sarah mais maintenant que la question était sortie, mieux valait l’assumer.

- Elles ne servent pas correctement, annonça Chris.

- Accepterais-tu de préciser ? demanda Loreleï qui n’avait jamais rien remarqué.

- Assieds-toi, ordonna-t-il.

Elle prit place en face de son père. Il commença à se servir. Loreleï fit de même, la mâchoire serrée. Il n’avait pas à lui répondre. Elle aurait tout de même préféré qu’il le fit.

- Tu n’es guère appréciée de tes sœurs, lança Chris.

Loreleï se figea, la fourchette à deux centimètres de la bouche.

- La jalousie noircit leurs cœurs, poursuivit Chris.

Sous-entendait-il qu’elles étaient punies à cause d’elle ? L’idée-même la révulsa. Elle ne voulait aucun tort à ses sœurs.

- De ce fait, elles t’ont exclue de leur petite rébellion, ce qui te vaut de ne pas être punie.

- Rébellion ? frémit Loreleï.

- Elles se sont mises d’accord, de manière très discrète d’ailleurs, car je ne m’étais rendu compte de rien, pour cesser de désigner les non humains sur les écrans.

Loreleï posa sa fourchette pleine.

- Je n’ai jamais rien perçu en ce sens, assura-t-elle gravement.

- Je sais. Elles t’ont exclue, je t’ai dis.

- Pourquoi ont-elles fait ça ?

- Pour tester les limites, je suppose, dit Chris. Que les enfants se rebellent contre leur parent est classique.

- Tu es le père ! s’exclama Loreleï.

- C’est exactement ce que je viens de dire.

Loreleï fit la moue. Tout cela ne lui convenait pas du tout.

- Comment as-tu découvert le pot-aux-roses ?

- Anaïs s’est retrouvée par hasard sous les yeux de Jabilla. Elle ne l’a pas désignée.

- Comment as-tu été mis au courant ?

- C’est un peu complexe mais les prêtresses du mal me mettent au courant de tous leurs déplacements sur Terre via une IA. La machine savait qu’Anaïs était là et il y a eu dissonance avec l’absence de réaction de Jabilla.

- Sarah ne s’en est pas rendue compte ?

Chris grimaça.

- J’ai volontairement tourné une autre caméra de Jabilla vers un Vampire puis vers une prêtresse du bien dont je connaissais la localisation et l’identité. Elle ne les a pas désignés non plus.

Loreleï n’en revenait pas. Pourquoi ?

- Au départ, je voulais m’occuper immédiatement de Jabilla. Puis, j’ai eu un doute car Sarah ne m’avait pas prévenu de l’oubli de Jabilla, ni ne m’avait jamais fait mention d’un quelconque endormissement de la part de la prêtresse du bien. J’ai observé Jabilla. Rien dans son attitude ne laissait penser qu’elle ne surveillait pas correctement.

Lorelei soupira d’aise. Sarah n’avait rien à se reprocher.

- Cependant, j’ai eu un doute alors j’ai tourné volontairement les caméras des autres prêtresses du bien en surveillance vers des non humains. Tu as été la seule à les désigner correctement.

- C’est pour ça que ce matin, j’ai pu enfin désigner des gens ! s’exclama Loreleï et Chris sourit en retour. Pffff, souffla-t-elle. Ce n’était qu’un test.

- Que tu as passé avec brio et auquel tes sœurs ont échoué.

- Elles sont sorties libres des salles de surveillance, fit remarquer Lorelei qui avait discuté gaiement avec Frida.

- Parce que je ne voulais pas éveiller les soupçons. J’ai fait subir le même test aux prêtresses du bien de surveillance l’après-midi. Elle aussi n’ont désigné personne. J’ai mis tout le monde – sauf toi évidemment – à l’isolement puis je les ai interrogées, avec les yeux de Malika comme détecteur de mensonge, méthode malheureusement inutilisable avec les prêtresses du mal.

- Tu as confiance en notre mère.

- Oui, d’autant qu’elle ignore la question posée. Elle n’entend que la réponse, les IA se chargent du filtrage. De ce fait, elle n’a pas la moindre idée de ce à quoi se réfèrent les « oui » et les « non ».

« Sauf si elle lit sur les lèvres », pensa Loreleï qui garda sa réponse pour elle.

- Tu lui fais confiance, insista Loreleï. Pourtant, elle est toujours punie.

- Parce qu’il est plus difficile de se pardonner à soi-même qu’aux autres, répondit énigmatiquement Chris.

- Que veux-tu dire ? demanda Loreleï qui n’avait pas compris le sous-entendu.

- Que la porte de ses appartements est ouverte et qu’elle a ma bénédiction pour sortir.

- Elle s’en veut et se punit elle-même ? s’étrangla Loreleï.

Chris fit une moue narquoise.

- J’en sais quelque chose. Je n’ai toujours pas réussi à me pardonner.

- Quelle erreur si horrible as-tu commise ?

- J’ai laissé le petit de mon petit prendre le pouvoir au lieu de m’imposer, annonça Chris. La situation ne me convenant pas, j’ai trahi mes frères et sœurs contre une proposition alléchante de prise de pouvoir. Je ne les ai pas aidés quand ils ont eu besoin de moi. Ils en sont morts.

Loreleï en frémit. Chris poursuivit :

- Seuls trois ont survécu, dont Malika, qui nous avait trahis la première en vous donnant la vie, ce qui lui était interdit.

Loreleï choisit de ne rien répondre. Le moment était pesant.

- De combien de jours d’isolement ont-elles écopé ? demanda Loreleï, que rester toute seule ici désespérait.

- Je les laisserai là-bas jusqu’à ce que j’ai pris une décision. Pour l’instant, j’ai juste envie de les tuer, toutes, sans exception. Elles sont enfermées pour leur propre protection. J’ai programmé l’IA pour qu’elle m’interdise d’entrer pendant les prochaines quarante-huit heures. J’ai tendance à être sanguin… mais je me soigne, tu vois.

Loreleï trembla de terreur de la tête aux pieds. Elle ne voulait pas demeurer toute seule. Même si elles la mettaient de côté, Loreleï avait besoin de ses sœurs, de voir du monde, de parler, d'écouter, d'échanger, d'argumenter. Porter seule l'arrivée d'une nouvelle lui sembla insurmontable. Ses intestins se vrillèrent. Sa gorge se serra.

- Récite le premier verset, ordonna Chris.

- Père est l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice. Il décide, contrôle, commande, protège.

- Encore.

- Père est l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice. Il décide, contrôle, commande, protège.

Loreleï parvint à se calmer à la dixième itération. Elle n’avait aucune raison d’avoir peur. Le père se montrait juste. Elle n’avait rien à se reprocher. Il ne lui ferait rien. Au contraire, il s’ouvrait à elle, désireux d’un échange constructif, pas d’un esprit affaibli par la peur.

- Tant d’heures de surveillance perdues, maugréa Chris. Votre pouvoir ne fonctionne qu’en direct. Impossible de leur montrer les enregistrements et de leur demander de corriger leurs erreurs. Ce qui est fait est fait. Aucune réparation n’est envisageable. Ma colère est illimitée.

Loreleï le sentait. Derrière ce ton froid se cachait une rage hors norme.

- D’autant qu’il n’y a aucune raison d’imaginer que seules les prêtresses du bien soient concernées, murmura Loreleï.

- Que veux-tu dire ?

- Pourquoi les prêtresses du bien devenues du mal n’auraient-elles pas agi de même ? Cela ressemble à une transmission de sœur à sœur.

Chris en resta bouche bée. Elle ne l’avait jamais entendu muet. Il avait toujours le bon mot, la réponse appropriée. Là, rien, le silence. Il venait de se figer telle une statue de marbre. Il reprit vie d’un clignement d’œil et annonça :

- Je suis désolé, Loreleï, mais je vais te laisser finir ce repas toute seule.

- Bien sûr, père. Je comprends, assura Loreleï.

Une fois le repas terminé, Sarah lui demanda de venir surveiller au plus tôt. Loreleï s’y plia de bonne grâce. Chris vint lui apporter le repas dans la salle de surveillance. Loreleï, surprise, mit une seconde avant de s’agenouiller les cinq secondes requises, les yeux rivés sur les écrans.

- Je ne comprends pas, dit-elle sans quitter des yeux les images mouvantes.

- Tu vas devoir compenser pour l’absence de tes sœurs. Tu vas surveiller douze heures par jour. Je t’apporterai moi-même le déjeuner et le dîner, que je ne partagerai pas avec toi. Nous en profiterons pour parler. Tu vas en avoir besoin, puisque tu seras seule le reste du temps.

Loreleï chassa une larme d’un revers de main hargneux.

- Merci, père, répondit-elle, dégoûtée de perdre tout temps libre à cause de ses sœurs.

Se lever, réciter l’adoration au père, faire une heure de sport, prendre son petit-déjeuner, se rendre en salle de surveillance, mourir d’ennui, manger en compagnie du père, mourir d’ennui, manger, mourir d’ennui, sortir, méditer, se laver, dormir.

Se lever, réciter, courir, manger, surveiller, manger, surveiller, manger, surveiller, méditer, se laver, dormir.

Debout. « Père est l’ordre, l’harmonie, la loi, la justice. Il décide, contrôle, commande, protège. » Avaler les kilomètres. Déguster un bon petit déjeuner. Ricaner devant un homme qui marche dans une merde de chien. Profiter d’un bon repas avec père. Bailler à s’en décrocher la mâchoire. Savourer le dîner autour d’une discussion intéressante. Se demander si quelqu’un retrouverait cette gamine qui venait de se faire kidnapper. Sursauter au son de la cloche de fin de service. Laisser son esprit s’apaiser au gré du néant de ses pensées. Prendre une douche chaude. S’engouffrer dans les couvertures chaudes.

Ronchonner contre l’IA et son réveil malfaisant. Se mettre à genoux et réciter. Se changer. Laisser ses pieds la porter. Avaler du pain, de la confiture et un jus d’orange. Désigner un homme à l’aura noire. Se demander si c’est utile ou s’il ne s’agit que d’un test. Ne pas demander confirmation au père. Désigner une prêtresse du bien. Se garder d’en être heureuse. N’obtenir aucune information du père. Ne désigner personne. Arpenter les couloirs. S’asseoir en lotus. Se faire masser par un jet d’eau puissant sous la douche. Apprécier le matelas à mémoire de forme.

Se lever, réciter, courir, manger, surveiller, manger, surveiller, manger, surveiller, méditer, se laver, dormir.

Recommencer.

Bailler.

Dormir.

Manger.

Surveiller. Surveiller. Surveiller.

Réciter. Réciter. Réciter, pour se donner du courage.

Maudire ses sœurs. Les haïr. Aimer père. Recevoir son soutien et ses encouragements.

Avoir la surprise, au réveil, de retrouver ses sœurs.

Elles tentaient de donner le change mais Loreleï sentait bien qu’elle n’allait pas bien. Elle ne tenta cependant pas de les soutenir. Et puis quoi encore ?

Loreleï fut mise à l’écart. Ses sœurs avaient vécu une même épreuve, événement à même de les rapprocher. Loreleï avait lutté seule, découvrant qu’elle n’avait pas besoin d’elles. Loreleï ne fit pas le moindre effort pour être intégrée et nul ne vint la chercher.

Loreleï ne sut jamais rien de la punition que ses sœurs avaient subi. Chris n’en parla jamais et si ses sœurs le faisaient, Loreleï n’en su jamais rien car les femmes se taisaient à son approche et quittaient ostensiblement la pièce dans laquelle Loreleï se trouvait. Même Homba et Frida ne lui adressèrent plus la parole.

Loreleï trouva refuge auprès du monde du silence. Les dauphins, les poissons, les algues, eux, au moins, ne fuyaient pas à son approche. De nombreuses sœurs appréciaient le contact avec les poules ou les chevaux. Loreleï les délaissa pour se plonger dans l’eau.

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