Ils accostèrent sur la plage qui bordait la carapace d’Atlantis et Rorhy les mena à l’entrée d’une grotte tapissée d’algues et de mousse. Des gravures ornaient les parois, racontant l’histoire de cette tortue. Olia l’aurait rencontrée l’année de son apparition dans le royaume des mortels. Ensemble, elles avaient traversé les siècles, nouant un lien profond. Les dessins terminaient par une tortue en pleurs entourée d’os et une méduse à corne en forme de clé. Les soupçons de Rorhy sur la transformation de Maïa prenaient sens.
La porte fermée à laquelle le capitaine s’était heurté était désormais ouverte. Ils s’y engouffrèrent. La cité des sirènes était d’une beauté à couper le souffle. Les voyageurs se tordaient le cou pour contempler les parois tapissées de coquillages de la taille d’une maison. Certains avaient une forme en spirale, d’autres en cône. Leur couleur variait du gris perle au blanc laiteux. Aux trous qui perçaient les coquilles, on devinait qu’ils servaient d’abri. Il y avait également des bâtiments construits en nacre blanche. Finement décorées de sculptures et de perles, les bâtisses à l’architecture élaborée agrémentées de colonnes et d’arcs emplissaient l’espace, donnant l’impression aux invités d’être aussi petit qu’une fourmi. Alizéha toucha les murs d’un édifice près d’elle. La douceur du matériau l’émerveilla. Elle remarqua que d’autres constructions avaient été créés en dessous d’eux, même sous la plateforme sur laquelle ils marchaient.
Ils sursautèrent quand Evan s’exclama :
— J’ai vu une tête sortir d’un des coquillages ! s’extasia-t-il.
Les sirènes s’étaient probablement réfugiées chez elles, peu habituées aux visiteurs, ou méfiantes à l’égard des humains. Elles se montraient farouches, tandis que, de leur côté, l’enthousiasme les rendait impatients. Chacun avait hâte de rencontrer ces êtres cachés depuis des siècles. Le regard de Rorhy brillait d’une détermination désespérée.
Ils entreprirent d’avancer sur la plateforme qui traversait le lieu. Des crevasses dans les parois, à travers lesquels l’eau qui engloutissait la cité devait s’exfiltrer, laissaient passer la lumière. Sous ses caresses, les coquillages et les bâtiments scintillaient de mille feux. Des algues, fleurs marines et coraux colorés égayaient ce paysage étincelant. À mesure qu’ils progressaient, Alizéha sentait son estomac se resserrer. Son cœur battait à tout rompre. Elle peinait à croire qu’elle s’apprêtait enfin à obtenir l’information qu’elle recherchait. Elle appréhendait, aussi. Les sirènes accepteraient-elles de l’aider ? À l’instar des dryades qui vénéraient Théria et les nains qui adulaient Feulhem, elles idolâtraient Olia. Leur caractère devait être aussi imprévisible que celui de la déesse élémentaire.
La plateforme menait à un escalier. Au sommet, un trône de coquillages irisés se dressait. Il était somptueux, mais pas autant que l’individu qui y siégeait. Les jambes croisées, une femme aux cheveux gris perle les attendait. Son pied nu s’agitait en signe d’impatience. Sa chevelure ondulée comme des vagues était parée de perles blanches et s’accordait avec les écailles argentées qui parsemaient sa peau laiteuse. Son haut et sa jupe en algues satinées épousaient avec grâce les courbes de son corps. Ses yeux blancs ne possédaient pas de pupille. Sa couronne en nacre qui auréolait sa tête était aussi intimidante que son regard. Un regard qui semblait vous inviter à outrepasser les limites de la raison. Un regard qui ne quittait pas Alizéha.
La sirène claqua la langue contre son palais.
— Vous voilà enfin ! Vous m’avez fait attendre. Admirer la cité vous a autant ralenti ? Il en faut peu pour vous impressionner…
— Nous savons prendre le temps de contempler les belles choses, nuança Tila avec politesse.
— Vous étiez impatiente de nous rencontrer ? s’enquit Alizéha. C’est compréhensible. Après tant de temps isolé, la solitude doit vous peser.
Son ton mordant parut lui plaire car un rictus déforma les lèvres nacrées de la sirène. Alizéha soutint ce regard ensorcelant avec une hostile détermination. Elle lui témoignerait du respect car elle sollicitait son aide, mais elle ne comptait pas se faire marcher dessus pour autant. Il était évident que la sirène l’avait reconnue. Tous les non-humains savaient. Pour sa cicatrice. Pour ses yeux. Pour ses cheveux. Sa situation de déesse déchue attisait le mépris et la moquerie. À elle de s’imposer, bien qu’elle n’ait plus de divinité que le titre.
— Ta sollicitude me touche, ironisa la sirène. Je ne vais pas nier qu’un peu de divertissement est le bienvenu. Vous êtes les premiers visiteurs depuis longtemps, laissez-moi me présenter correctement. Je suis Nerissa, reine des sirènes, et…
— Vous êtes vraiment une sirène ?
La question d’Evan avait fusé dans l’air, aussi tranchante qu’une lame, coupant Nerissa dans son élan grandiloquent. Un silence abasourdi suivit, durant lequel Evan sembla regretter son impulsivité en percevant la colère sourde qui émanait d’Alizéha et Tila. Quant à Novaly et Rorhy, ils fixaient leurs chaussures pour ne pas éclater de rire. Ce fut difficile lorsqu’Esphen croassa sur l’épaule de la forgeronne, l’air de se moquer. L’expression sidérée de Nerissa devint féroce, laissant entrevoir ses dents pointues.
— Il faut que je chante et que j’en plonge un dans la folie pour le prouver ?
Sa voix acerbe refroidit aussitôt le groupe. Evan osa à peine ouvrir la bouche pour s’excuser d’avoir douté de Nerissa, ou plutôt, d’avoir mal formulé sa question. Son étonnement provenait sans doute de l’absence de queue de poisson. Si les sirènes étaient représentées ainsi dans les arts et la littérature, il était moins connu que hors de l’eau, elles obtenaient une paire de jambes.
Nerissa soupira.
— Je dis ça comme une menace, mais si vous êtes ici, c’est qu’il y en a un parmi vous qui est prêt à s’y risquer.
— Deux, en fait, la corrigea Novaly.
Naturellement, Nerissa fixa Alizéha avec curiosité, devinant ce qui pouvait l’amener ici. Son attention se porta ensuite sur Rorhy qui s’avança vers elle d’un pas assuré. Son regard était celui d’un homme qui n’avait rien à perdre.
— Et je n’ai pas honte d’en faire partie.
Nerissa le dévisagea, intriguée.
— Je vois. La deuxième personne est… ?
Alizéha se plaça à côté de Rorhy. Nerissa croisa les bras sur sa poitrine. Pendant un instant, elle demeura silencieuse. Elle les scrutait avec intensité, dissimulant ses pensées derrière un visage impénétrable. Alizéha avait beau cacher sa nervosité en affichant un air ferme, elle avait l’impression que le stress rongeait ses entrailles comme de l’acide. La sirène allait-elle refuser d’accéder à sa requête ? Chercher à l’humilier ? Révéler son identité ? L’arnaquer ?
Finalement, Nerissa déclara :
— Atlantis a accepté votre offrande. Par respect pour vos efforts, je consens à vous aider. Mais ce n’est pas gratuit.
— Que voulez-vous ? de l’or ? Qu’on sacrifie un de nos membres ? l’interrogea Rorhy.
— Je ne suis pas aussi grossière ! s’offusqua-t-elle. Ta résolution me plaît. Voyons à quel point tu es déterminé…
Elle se leva et descendit les marches. Les écailles argentées sur son visage luisaient comme des perles et ses vêtements chatoyaient.
— Mon chant peut vous révéler comment tromper la mort ou guérir une maladie incurable si c’est ce que vous cherchez. Un pouvoir puissant qui tente de nombreux humains. Je ne vous apprécie pas mais votre persévérance me fascine. Vous êtes prêts à tout pour obtenir ce que vous désirez. Une obstination que j’aime mettre à l’épreuve… en exigeant de vous ce que vous possédez de plus précieux.
Elle s’arrêta devant Rorhy qui l’observait avec méfiance, les bras croisés. Indifférente à son air revêche et à sa carrure imposante, elle glissa ses doigts près du cou du capitaine et dégagea sous la chemise un collier. Il s’agissait d’une chaîne en argent qui enfilait deux bagues dorées.
— Olia m’a soufflé que tu y tenais énormément…
Rorhy rejeta violemment la main de Nerissa et enferma les anneaux dans sa paume comme pour les protéger. Son visage était crispé par la fureur et ses pupilles dilatées fixaient la sirène comme si elles étaient la plus monstrueuse des créatures.
— Je refuse ! Demande-moi autre chose !
Son courroux amplifia lorsque Nerissa secoua la tête, son sourire dévoilant une ligne de dents acérées. Elle contemplait Rorhy avec une satisfaction sordide, savourant le désespoir qui envahissait les traits de son visage. Elle l’abandonna à son désarroi et se déplaça vers Alizéha. Elles se toisèrent, une lueur de défi dans leur regard, puis Nerissa pointa Virko. La déesse serra le manche de son épée, se retenant de la découper avec. Elle osait lui demander Virko ? Son plus fidèle compagnon ? L’audace de Nerissa lui provoquait des frissons de rage. Si elle avait pu noyer ce poisson véreux dans sa colère bouillonnante, elle l’aurait fait sans hésiter.
Nerissa ricana en leur tournant le dos.
— Si aucun de vous n’est prêt à me donner ces objets, vous pouvez repartir.
Ce fut la goutte de trop pour Rorhy qui se rua vers la sirène comme un taureau enragé. Tila s’interposa avec Novaly avant qu’il ne l’atteigne. Alizéha avait vu de nombreux hommes dans cet état. Si elle avait encore eu ses pouvoirs, elle aurait senti la fureur du capitaine exhaler de lui telles des vapeurs ardentes. À cet instant, elle ne pouvait seulement deviner la détresse qui servait de bois à cette flamme que Nerissa s’amusait à titiller.
— Je vais t’arracher les écailles ! Mettre notre raison en jeu ne suffit pas ?! éructa Rorhy.
Les traits de Nerissa se durcirent, effaçant son rictus. Elle ne répondit pas immédiatement, laissant le cri de Rorhy planer dans un lourd silence. Finalement, la sévérité qu’elle affichait se brisa et la lassitude la remplaça.
— C’est le prix du savoir, mais moi, qu’ai-je à y gagner ? Je ne chante pas par charité, asséna-t-elle. Vous, les humains, n’êtes motivés que par des désirs égoïstes. C’est ce qui vous pousse à traquer Atlantis. Notre chant est tout ce qui vous intéresse alors j’ai le droit de réclamer quelque chose en retour. Je n’y peux rien si l’humain est plus attaché à certains objets qu’à sa raison.
À la façon dont Rorhy agrippait le collier dans sa main, il y tenait de manière irrationnelle. Trop pour le donner. Il en valait de même pour la déesse avec Virko. Elle avait beau être devenue une déesse, la complexité humaine colorait sa nature. C’était précisément cet aspect qui la poussait à persévérer et à trouver une alternative qui satisferait Nerissa.
— Et si je te proposais à la place mon cache-œil ?
Nerissa pivota vers elle avec une mine dédaigneuse.
— C’est tout ?
— Non. Je promets également de ne plus cacher ma cicatrice jusqu’à la fin de ma vie.
Cette fois-ci, la sirène la dévisagea avec intérêt. Toute une vie, c’était l’éternité pour une déesse. Si, de prime abord, ce pacte paraissait insignifiant, elle avait un lourd poids pour Alizéha. Il n’y avait pas plus humiliant pour une divinité qu’avoir une cicatrice ou garder des séquelles d’un combat. Cela signifiait avoir été affaibli avec une arme divine au point que le pouvoir de régénération ne suffise pas. Or, elle promettait de ne plus cacher sa blessure, d’exposer sa faiblesse aux yeux de tous. Un acte qui paraissait anodin mais qui signifiait beaucoup pour Alizéha.
— Tu es consciente qu’Olia te voit et t’écoute ? Si tu trahis ta promesse, tu le paieras très cher.
— Je sais.
Nerissa s’avança vers elle. Ses yeux étincelaient d’un plaisir malsain. Elle aimait acculer les individus, briser leur volonté, les humilier. Les humains, surtout, mais aussi les divinités nouvelles si l’occasion se présentait. Cette dernière génération qui avait du mal à se faire accepter dans le monde du divin, et qui avait désormais un bouc émissaire.
Elles échangèrent une dernière œillade, concluant ce pacte dans le silence. Nerissa ôta le cache-œil d’Alizéha. La sirène afficha un sourire moqueur en découvrant cette blessure que personne d’autre que Tila n’avait été autorisé à voir. Alizéha regretta le rouge qui teinta ses joues. Elle regretta ne de pas réussir à rester hermétique, trahissant son malaise. Elle regretta de sentir la froideur de l’air sur sa peau abimée. Par réflexe, elle voulut cacher le côté gauche de son visage, mais elle se retint. À cause du pacte, et par fierté. Elle s’obligea à garder la tête haute et à soutenir le regard narquois de Nerissa.
— Lize ?
La voix d’Evan lui rappela que Nerissa n’était pas la seule à l’observer. Tila, Novaly et lui se situaient derrière elle. Seuls Rorhy et la sirène avaient le loisir d’admirer sa cicatrice. Elle se crispa lorsque le voleur posa timidement une main sur son épaule. Sa gêne mua en quelque chose de plus étouffant : la honte. Elle ne devrait pas la ressentir. Il n’y avait aucun mal à être blessé ni à être borgne après un affrontement, que ce soit contre un humain ou un monstre. Sauf que pour la déesse qu’elle était, censée être puissante et parfaite, sa balafre témoignait du contraire.
Elle ne voulait pas qu’il la voit ainsi. Pourtant, c’était inévitable.
— Le prix a été payé, je vais donc chanter, annonça Nerissa en se dirigeant vers l’escalier. Que les autres partent, à moins qu’ils soient prêts à me donner ce qu’ils ont de plus précieux.
— Sans façon. Je tiens à mes yeux, répliqua Tila.
— Et moi, à mes mains, ajouta Novaly. Je préfère laisser Lize gérer pour la flûte…
Rorhy fixa les bagues dans ses mains, la mâchoire crispée et les épaules contractées. Son bras retomba mollement contre son corps. Résigné, il détourna les talons et marcha vers la sortie, le collier rebondissant sur son torse. Novaly le suivit, accompagnée par Tila qui adressa un léger sourire à Alizéha, sûrement pour lui signifier qu’elle avait pris la bonne décision.
— On t’attend à l’entrée. Tu as intérêt à revenir indemne ou je risque de passer ma vie à tenter de recoller les morceaux de ton esprit brisé.
Sur ces mots, Evan s’en alla. Alizéha hésita à le retenir. Et si c’était la dernière fois qu’elle lui parlait consciemment ? Sa dernière possibilité de le voir véritablement ?
Finalement, elle n’en eut pas le courage. Elle décida de s’en servir comme moteur pour revenir des confins de la folie à tout prix.
Les deux femmes se toisèrent en attendant que les autres visiteurs s’éloignent. Nerissa s’était rassie sur son trône, les jambes croisées, et faisait tournoyer le cache-œil autour de son doigt. Ce geste arracha une grimace à Alizéha.
— Ne me regarde pas ainsi. C’est toi qui me l’as donné, fit remarquer Nerissa.
Alizéha ravala son sarcasme et préféra l’ignorer, jugeant que l’insulter n’allait pas augmenter ses chances de réussites.
Quand les bruits de pas disparurent, Nerissa se leva.
— On va pouvoir commencer. Il semblerait que je ne sois pas la seule à vouloir chanter.
Alizéha fronça les sourcils, confuse. Lorsqu’elle suivit le regard de la reine, elle réalisa que toutes ses congénères aux cheveux gris perle avaient sorti leur tête de leur abri. À priori, que plusieurs sirènes chantent en même temps ne changeait rien, mais la déesse ne savait comment interpréter leur empressement…
Nerissa sourit.
— Prête pour le requiem des sirènes ?