Le Baroudeur fut réveillé par un grondement tonitruant. Il se redressa, le cœur affolé. Ses yeux s’ouvrirent sur la vision d’un rideau d’eau qui tombait depuis le trou du plafond de la grotte. Il réveilla Otâ d’une secousse à l’épaule.
- Ça va pas s’inonder ? demanda-t-il, inquiet.
- Mmmmh, si, mais on a de la marge.
Elle s’étira nonchalamment. Son calme détonnait au milieu du rugissement de la pluie.
Cela faisait plusieurs jours qu’ils venaient dans la caverne, mais malgré la saison, c’était la première fois que la nuit n’était pas claire. Cela devait être une des dernières averses de l’année.
- Bon, on y va ? la pressa le Baroudeur.
- Oui, oui.
Elle enfila le peu de vêtements qu’elle avait avait jeté dans un coin tandis que son partenaire déjà rhabillé trépignait. À peine s’était-elle levée qu’il partait déjà, saisi par l’idée d’être coincé par les eaux. Il enjamba un ruisseau écumeux et traversa la grotte, se faisant éclabousser par la cascade. Otâ se glissa derrière sans manifester la moindre once d’inquiétude. Son sang-froid l’agaçait.
Ils passèrent le tunnel trempé et émergèrent dans le canyon. La rivière qui coulait en contrebas s’était transformée en torrent. Heureusement, un chemin étroit était encore hors des flots. Ils longèrent ce passage au bord du vide pour rejoindre le campement.
- Vous allez pas êtres inondés ? demanda le Baroudeur en arrivant.
- On est pas bêtes, on s’est pas installé ici s’il y avait un quelconque risque. On connait les endroits qui craignent rien.
Effectivement, deux sillons emportaient l’eau bouillonnante loin du camp, et le sol sous les tentes était incliné pour permettre l’évacuation de de la pluie.
- Barou !
Kotla se précipita vers lui.
- Tu m’as fait peur, je craignais que tu ne sois retrouvé coincé par la crue !
- Il est en sécurité avec moi, lança Otâ avec un sourire.
Le Pokla lui prit les mains.
- Merci de prendre soin de lui, déclara-t-il.
Le regard qu’il envoya à l’apprentie du Pâ fut intense. Le Baroudeur comprit qu’il ne parlait pas seulement de la pluie. Otâ reçut très bien le message, son sourire s’agrandit. Elle s’appuya contre son amant.
- C’est un plaisir.
Pour une fois, il ne fit aucun commentaire.
- Bon, c’est pas que j’aime pas être trempée, mais si on pouvait s’abriter, ce serait bien, finit par lâcher la jeune femme.
Les deux hommes hochèrent vigoureusement la tête et après un bref salut coururent jusqu’à leur tente. Sora les y attendait, son visage s’illumina quand elle vit arriver le Baroudeur.
- J’étais inquiète pour toi ! J’ai cru que que tu t’étais noyé !
Il s’autorisa un sourire taquin.
- Tu devrais le savoir pourtant, je suis increvable.
Sur ces derniers mots, il se glissa dans sa couche.
- Bonne nuit ! lança gaiement Kotla.
Il répondit par un marmonnement, trop occupé à se demander comment les peaux fines de la tente faisaient pour êtres aussi imperméables. Ce fut sur cette question existentielle qu’il s’endormit.
***
Leur contrat de travail chez les Amaklas prit fin après seize jours d’efforts. Ils avaient maintenant l’autorisation de poursuivre leur chemin. Furka, leur tuteur, présenta leur itinéraire lors de leur dernière soirée, entre deux brochette de lézard et une soupe à la mousse.
- Et ainsi, nous rallierons les Petits Crocs. Par là vous…
- Les quoi ? le coupa le Baroudeur.
- Ce sont de petites collines escarpées, elles permettent de rejoindre la jungle sans passer par les marais, qui doivent être inondés en cette saison.
- Je connaissais pas…
- Tu peux pas tout connaître, c’est normal, fit Furka avec bienveillance.
Kotla, lui, avait perçu la vexation dans la voix de son ami. Il pouffa mais s’abstint de tout commentaire.
- La route est périlleuse, reprit l’Amakla, néanmoins c’est la plus courte et la moins laborieuse. Sans équipement, il est presque impossible de traverser les marais.
- Je sais bien, mais c’est aussi le cas pour la jungle, surtout en cette saison. Vous n’avez rien à nous fournir ?
Furka secoua la tête l’air désolé. Le Baroudeur le trouvait étonnement coopératif depuis quelques jours. Rien ne laissait présager un tempérament si conciliant lors de leur première rencontre. Il avait travaillé avec Kotla pendant leur séjour, peut-être le tempérament doux du Pokla avait-il déteint sur lui.
- Nous sommes un peuple du désert, nous ne nous sommes jamais aventurés dans les marais, et encore moins dans la jungle. Nous n’avons rien pour vous.
- Bon…
Le Baroudeur se pencha encore sur la carte primitive que Furka avait dessiné sur le sable.
- On est près d’un coin que je connais, ça devrait le faire. On ira voir une tribu, ils nous donneront ce dont on a besoin.
- Une tribu ? D’Aoviens ? s’enquit Kotla.
- Bah oui, de quoi veux-tu que ce soit. Ce sont les Naaviss, je les connais bien.
- Si tu le dis.
- C’est entendu, alors, trancha Furka. On part demain à l’aube, préparez vos affaires.
Le guerrier se leva.
- Je vais me reposer en prévision du voyage qui m’attend. Bonne nuit à tous.
- Bonne nuit, Fu ! lança Kotla d’une voix exagérément joyeuse.
- Bonne nuit, marmonna le Baroudeur en jetant une œillade intriguée à son ami.
- B… bonne nuit, bafouilla Sora qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le début du repas.
- T’es drôlement familier avec lui, dis donc, commenta le Baroudeur.
Le Pokla haussa les épaules.
- On ferait mieux de se reposer, nous aussi. Vous venez ?
Son ami se leva sans se départir de son air suspicieux. Mais la perspective du départ chassa vite ses interrogations au profit d’un enthousiasme familier. Il n’alla pas voir Otâ cette nuit-là.
***
Le lendemain, le Pâ et quelques curieux s’étaient levés pour les regarder partir. Ils empaquetèrent rapidement leurs affaires et furent en selle avant que le soleil ne vienne frapper les parois du cirque rocheux. Parmi le groupe qui les saluait, le Baroudeur aperçut Otâ. La jeune femme lui fit un bref geste de la main, un rictus amusé sur les lèvres. Il le lui rendit, soulagé malgré lui de constater que cette séparation ne lui était pas douloureuse. Il talonna son cheval, tournant définitivement le dos au campement des Amaklas.
Furka et deux de ses camarades les guidèrent dans le canyon sinueux jusqu’à ce qu’ils émergent des murailles rocheuses. L’horizon reprenait ici ses droits. La végétation qui avait poussée à la saison des pluie commençait déjà à faiblir face aux assauts renouvelés du soleil, les troupeaux entamaient leur retour vers la plaine Teppiante. Les deux guerriers amaklas les saluèrent et bifurquèrent vers le nord, tandis qu’eux se dirigeaient vers l’est. Loin d’une escorte, c’était presque une visite guidé que leur offrait Furka. Sora, en particulier, se montra très friande des anecdotes que le guerrier contait à propos du paysage et de la vie qu’il abritait. Le Baroudeur écouta d’une oreille faussement distraite et nota quelques informations intéressantes dans son carnet.
Un matin, Sora perçut la silhouette ocre d’un chat fourvien qui filait sur la mousse verte. Le félin stoppa net en entendant son cri d’émerveillement. Ses yeux bleus se figèrent en direction du groupe d’humains, ses oreilles noires huppées suivirent le moment. Il resta un instant immobile avant de s’enfuir, ventre à terre. Son corps gracieux et souple disparut bien vite de leur champ de vision. Sora porta ses mains à sa bouche, déçue.
- C’est pas grave, la consola le Baroudeur, ce sont des animaux très craintifs.
- D’autant qu’elle est pressée, elle a une portée à nourrir, murmura Kotla, pensif.
- Comment tu sais ça, toi ? siffla son ami.
- Mon pouvoir.
- Quel pouvoir ? intervint Furka.
Kotla parut embarrassé. Il passa plusieurs longues minutes à expliquer les dons que les Esprits accordaient jadis à la Communauté.
- Comment se fait-il que vous bénéficiez de leur faveur ? demanda l’Amakla après un temps.
Le Pokla haussa les épaules.
- Peut-être parce que nous avons réuni deux peuples et que nous œuvrions pour la paix.
Cela laissa Furka pensif, il ne dit plus un mot de toute la matinée.
***
Il leur fallu douze jours pour atteindre les Petites Crocs. À mesure qu’ils approchaient, l’herbe se faisait plus verte, plus grasse, avant de devenir spongieuse. Le Marêt n’était pas loin, à n’en pas douter.
Le soir du douzième jour, il virent se dresser les contours dentelés de petites falaises. Le Baroudeur examina avec intérêt ces reliefs étranges. Il demanda même à s’approcher encore malgré la nuit qui tombait. Il finirent par s’arrêter à quelques heures à peine de leur destination sous un ciel déjà garni d’étoiles.
Le climat était plus doux, aussi le Baroudeur dormit-il très bien. Il se réveilla peu avant l’aube, près à repartir. Mais tout le monde n’était pas aussi enthousiaste que lui. Kotla émergea du sommeil avec une mine triste qui étonna son ami.
Cet air ne quitta pas le visage du Pokla, l’accompagnant jusqu’à ce que le sol devienne accidenté.
- Je vous laisse ici, déclara alors Furka. Comme convenu, je prends les chevaux. Vous ne pourrez pas traverser avec.
Le Baroudeur hocha la tête, se félicitant de n’avoir finalement pas embarqué Liberté dans ce voyage.
Ils mirent pied à terre pour se saluer. Kotla semblait s’être pris de passion pour le sol.
- Merci de nous avoir mené jusqu’ici, dit le Baroudeur.
- Merci à vous, répondit l’Amakla.
- Au revoir, dit timidement Sora.
- Au revoir…
Furka se tourna vers Kotla qui n’avait toujours pas dit un mot. Il s’approcha jusqu’à n’être qu’à quelques centimètres de son visage. Le Pokla leva vers lui des yeux larmoyants.
- On se reverra un jour, murmura le guerrier.
Kotla hocha la tête, ses lèvres serrés dans une tentative de retenir des sanglots. Ils échangèrent un regard puissant. L’Amakla lui effleura la joue d’un geste infiniment doux. Puis il se détourna et monta en selle.
- À bientôt ! lança-t-il avant de talonner son cheval auquel les trois monture de ses compagnons étaient attachés.
- Au revoir, répondit faiblement Kotla alors que Furka était déjà loin.
Le Baroudeur avait fixé toute la scène avec de grandes yeux ronds.
- Attends… toi et… ?
- Oui…
Sora vint étreindre l’amoureux.
- Il a raison, vous vous retrouverez.
- J’en ai marre des séparations…
- Vous vous retrouverez, répéta la Kapla d’une voix douce.
Le Baroudeur, lui, était toujours scié.
- Ah bah ça…
Sur ces paroles pleines de sagesse, la petite troupe se remit en route.
***
Les Petits Crocs s’avérèrent peu coopératifs. Les formations rocheuses étaient escarpées et glissantes à cause de l’humidité. Ils progressaient de corniche en corniche avec l’impression de pratiquer l’escalade plutôt que la marche. Sora et Kotla, peu habitués à ce genre d’exercice, avançaient lentement. Heureusement, après presque une journée d’alpinisme, ils parvinrent au sentier naturel que leur avait indiqué Furka. À partir de là, le voyage fut nettement plus agréable. Le chemin serpentait entre les pics de roche, au-dessus de flaques verdâtres d’eau macérée. La pluie tombait à intervalle régulier, beaucoup plus douce que les torrents d’eau qui se déversaient sur le désert. Cela ne les empêchait pourtant pas de finir trempés trois fois par jour. Ils séchaient vite sous la chaleur du soleil, mais ce n’était que pour mieux se faire saucer quelques heures plus tard.
Ils atteignirent des reliefs plus doux après trois jours passés dans ce labyrinthe ocre. Une végétation gorgée d’eau commença à habiller le sol sous leurs pieds. Ils se trouvèrent bientôt face à un petit marais. Au loin se dévoilaient les contours touffus de la jungle, une canopée vert sombre baignée par l’humidité.
- On y est, déclara le Baroudeur. Le Marêt.
Ses deux compagnons observaient le paysage avec curiosité, Sora semblait particulièrement impatiente de s’aventurer dans la forêt humide.
- On va bivouaquer ici, on commencera le voyage demain. Ça vous va ?
Les deux Appâs hochèrent la tête. Ils s’organisèrent comme ils en avaient l’habitude pour préparer leur campement vétuste. Ils furent vite assis autour d’un feu vivifiant, grignotant leurs dernières réserves de nourriture. Ils allaient devoir s’en procurer d’eux-mêmes désormais.
- C’est où, le village des Aoviens ? demanda Kotla en croquant dans une spécialité amakla mitonnée par Furka, un espèce de gâteau aux herbes d’où émanait une odeur rance.
- Cinq jours de marche, à peu près. Il faut que je fasse des mesures ce soir, sinon on risque de se perdre.
- Des mesures ? l’interrogea Sora.
- Ouep, je m’oriente grâce aux étoiles.
Les yeux de la jeune femme se mirent à briller.
- Comment ça marche ?
Il se fendit d’un sourire amusé.
- Je te montre après manger.
Sora s’empressa alors d’engloutir de morceau de viande séchée qu’elle mastiquait jusqu’alors avec peu de conviction. Le Baroudeur avala rapidement le reste de son repas pour ne pas la faire attendre. Puis il farfouilla dans son sac pour en sortir ses instruments de navigation.
- Les étoiles changent selon la saison, tu le sais, commença-t-il.
Elle hocha la tête, disséquant d’un regard avide le compas qu’il avait sorti.
- Il faut connaître ces cycles, et à partir de là, connaître les étoiles. Tu dois en choisir plusieurs pour déterminer ton orientation…
Alors qu’il déroulait le fil de son explication, il perçut un regard larmoyant. Il se tourna vers Kotla qui s’essuyait peu discrètement les yeux.
- Bah, qu’est-ce qu’il y a ?
- Rien, renifla le Pokla, c’est juste que… je me suis dit que Chiara aurait encore plus aimé celui que tu es devenu.
Le Baroudeur resta un instant immobile. Une douce chaleur s’était répandue en lui à ces mots. Il sentit ses joues rosirent et baissa la tête.
- Si tu le dis… souffla-t-il.
Il déglutit. C’était malin, maintenant, ses yeux le piquaient. Il retint néanmoins ces quelques larmes et reprit son explication face à une Sora au sourire compatissant.
Une fois son cours terminé, il lui demanda d’expliquer avec ses propres mots ce qu’elle avait compris. Elle y parvint facilement. Impressionné, il réussit à oublier son vieil orgueil pour la féliciter chaleureusement. La jeune femme se coucha les joues rougies de plaisir. Kotla, lui, dormait déjà. Le Baroudeur se plut à contempler le firmament, il lui semblait baigner dans un duvet cotonneux. Lorsqu’il baissa les yeux vers le visage de Sora, il le trouva paisible. La Kapla avait presque cessé de faire des cauchemars depuis quelques jours. Avant, elle se réveillait souvent dans la nuit en criant le nom de son fils. Il était soulagé de constater qu’elle accomplissait son deuil.
Ce soir-là, il s’endormit dans une sérénité nouvelle.