Chapitre 20 - Partie 2

Le crépuscule approchait lorsqu’elle rejoignit la chambre de son équipier, qui avait enfilé de délicats habits bleus. Après leur chevauchée matinale et la rencontre avec les escarpes de leur adversaire, la prétorienne rêvait de pouvoir se glisser dans son lit jusqu’au lendemain. Hélas, ils avaient une longue liste d’obligations à tenir avant de profiter d’un sommeil bien mérité.

La première consista à retrouver Trisron dans un petit salon afin de suivre ses explications condescendantes sur la crise d’Hauteroche. Heureusement, il connaissait suffisamment bien son métier pour que Lyne l’écoute sans le menacer, et l’agacement de la garde royale ne grimpa vraiment que lorsqu’ils abordèrent l’emploi du temps de Soreth. Le diplomate voulait l’exhiber dans tous les repas et soirées mondaines possibles. Elle considérait cela comme un gâchis inadmissible. Le prince devait cependant partager l’avis du comte, car il ne protesta pas une seule fois devant les invitations, se contentant de poser diverses questions sur les évènements à venir. Cela poussa Lyne à se retenir d’envoyer paître Trisron, mais ne lui fut d’aucune aide contre ses fulminations intérieures. Elle avait beau savoir qu’ils devaient maintenir la couverture de son partenaire, elle regrettait de devoir s’occuper des riches bourgeois de la cité plutôt que d’enquêter dans ses bas-fonds.

Un peu plus d’une heure après le début des discussions, la garde royale fut sauvée par Kakeru, le lieutenant responsable de la protection de l’ambassade, désireux de lui exposer la situation du bâtiment. Elle le suivi aussitôt à l’extérieur, soulagée de s’éloigner des manigances de Trisron. Sa motivation arracha un rictus moqueur au lieutenant, mais il ne fit aucune allusion au diplomate lorsqu’ils examinèrent la propriété à la lueur du soleil couchant. Plus expérimenté qu’elle, sa moustache datée indiquait qu’il avait dépassé sa quarantième année, Kakeru se montra cependant très respectueux des fonctions de la garde royale. Il lui spécifia que la cinquantaine de militaires qui protégeaient l’ambassade avaient pour consigne de lui obéir, et qu’il en avait d’ores et déjà affecté deux à la surveillance nocturne du prince. Lyne l’en remercia chaleureusement. Avec la menace que représentait leur adversaire, une telle efficacité la rassurait. Elle profita ensuite de son affabilité pour l’interroger sur les meurtres qui agitaient la cité, espérant aussi bien continuer ses investigations qu’obtenir davantage de répit avant de retourner écouter Trisron.

Commençant par valider les propos de la marchande qu’ils avaient rencontrée aux portes de la ville, Kakeru les étoffa après avec les informations qu’il avait glané auprès des soldats. D’une part, seuls les objets faciles à écouler ou à refondre avaient été emportés. D’autre part, aucun d’entre eux n’avait été retrouvé chez les revendeurs connus de Hauteroche. Cela avait orienté les enquêteurs vers des voleurs sans scrupule, avec un large réseau de contrebande, plutôt que des assassins professionnels. Toutefois, l’absence de cadavres en dépit de l’abondance des traces de sang les intriguait, et ils en venaient à se demander si les tueurs n’avaient pas des motivations plus obscures.

La description des demeures vidées de leurs habitants sonna bien trop familièrement aux oreilles de Lyne. Elle perdit aussitôt sa bonne humeur. Le mode opératoire était trop proche de celui de Brevois pour qu’il s’agisse d’une coïncidence. La seule différence, c’était qu’il n’y avait qu’une quantité limitée de personnes dans un village de montagne. Alors qu’ici, rien ne pourrait les arrêter. Préoccupée par le danger qui pesait sur la cité, la guerrière salua Kakeru plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu et retourna distraitement écouter Soreth et Trisron.


 

Lorsque leur conversation prit fin, la lumière des chandelles avait remplacé celle du soleil depuis plusieurs heures. Lyne espéra alors qu’ils puissent se retirer dans leurs appartements pour souper, soucieuse de discuter avec le prince des informations de Kakeru. Hélas, ses aspirations tombèrent à l’eau quand Trisron leur apprit qu’il avait invité Isyse Preris, la conseillère du quartier est, à dîner. La main déjà posée sur la poignée de la porte du salon, la garde royale ravala une imprécation à l’égard du noble et se rassit docilement. Si Soreth n’avait pas contesté la proposition, c’était qu’il escomptait en tirer quelque chose. Elle devait comprendre ce dont il s’agissait pour l’y aider.

Elle se creusa donc la tête pendant que le prince et l’ambassadeur rédigeaient des lettres de politesse, mais ne trouva rien dans sa mémoire au sujet d’Isyse, bien moins connue que sa sœur Morgane, la capitaine du quartier est. Elle s’interrogeait encore lorsqu’une domestique annonça l’arrivée de la conseillère, poussant le trio à se déplacer dans le hall principal pour l’accueillir.

Que ce soit pour magnifier son apparition ou se protéger du froid nocturne, Isyse ne descendit de sa calèche que quand ses hôtes atteignirent le perron. Elle portait une magnifique robe en soie jaune, ainsi qu’une courte veste en laine bleue qui mettait en valeur ses longs cheveux noirs. Elle gagna l’entrée avec assurance, en dépit de ses chaussures à talons avec lesquelles Lyne n’aurait pas su faire trois pas, et y salua Soreth avec déférence. Le prince lui rendit poliment la pareille. Il lui présenta ensuite la garde royale, qui inclina respectueusement la tête. La marchande y répondit par un sourire indéchiffrable, puis se tourna vers Trisron, dont les propos amicaux et dénués d’ironie ou de condescendance surprirent Lyne. Une fois les civilités terminées, le groupe se dirigea vers l’une des salles secondaires du bâtiment.

S’il était arrivé à l’ancienne sergente de manger non loin de nobles de moindre stature, c’était la première fois qu’elle se retrouvait assise à côté d’une invitée de marque. Ce qui était d’autant plus impressionnant que les domestiques avaient recouvert leur table ronde d’une magnifique nappe brodée et sortit l’argenterie ciselée de l’ambassade. En ajoutant à cela les tableaux qui décoraient la pièce et le feu qui y crépitait agréablement, Lyne avait l’impression d’avoir parcouru bien des lieux depuis l’auberge de voyageur dans laquelle ils avaient dormi la nuit précédente. Toutefois, et même si elle ne regrettait ni le confort ni la sécurité de leur demeure, elle les aurait volontiers troqués contre une simple conversation avec Soreth. Cela, ou n’importe quoi d’autre que la parodie qu’il jouait avec Isyse et Trisron. D’autant que, n’ayant toujours pas compris ce que son ami attendait de la marchande, la jeune femme s’appliquait à suivre la discussion sans y prendre part.

— Et votre sœur, demanda le prince après avoir donné des nouvelles de la famille royale, comment se porte-t-elle ?

La conseillère haussa les épaules d’un air moqueur.

— Comme à son habitude. Elle s’active beaucoup et récolte peu. Notre quartier est épargné par les soucis que connaît la ville, mais elle craint le pire et bat le vent.

Lyne se redressa légèrement sur sa chaise. Morgane était la moins célèbre des trois capitaines légendaires de Hauteroche, mais cela ne l’empêchait pas d’être un modèle pour tous les officiers. Jeune page de quatorze ans durant la guerre, elle avait pris le commandement de son unité après la mort de leur sergent et réussit à accomplir leur mission de sabotage sans perdre de camarade supplémentaire. Son exploit l’avait propulsée aide de camp du capitaine du quartier est, auquel elle avait succédé quand il avait rendu son uniforme quelques années après le conflit. Pour Lyne, Morgane était l’exemple même de ces héros ordinaires dont le sérieux et le travail réalisaient des miracles. Elle n’appréciait donc guère de voir sa sœur la décrier, hésitant à prendre la parole pour la défendre, mais put rester muette grâce à l’intervention d’un allié inattendu, Trisron.

— En tant qu’habitants de ce quartier, déclara chaleureusement le diplomate, nous ne pouvons que louer le zèle de dame Morgane, qui a toujours eu notre protection à cœur. Sans bien sûr oublier celui de notre conseillère, qui contribue chaque jour à embellir la cité.

— Ah, comte Trisron ! Je ne sais pas si le pire avec vous ce sont vos flatteries démesurées ou le fait qu’elles fonctionnent. Merci tout de même pour ces compliments. Il est agréable de constater que l’engagement de notre famille satisfait nos concitoyens.

— En ce qui concerne votre sœur, reprit Soreth en déviant la conversation sur un sujet qui l’intéressait davantage, j’ai entendu dire que les brigands pullulaient dans les environs de Hauteroche. Le conseil n’a-t-il pas prévu de leur donner la chasse ? Cela l’occuperait efficacement.

— Hélas, Votre Altesse, c’est le capitaine Jarrett qui est en charge de l’affaire. Même si Morgane aimerait joindre ses forces aux siennes pour nettoyer la région, certains d’entre nous redoutent de disperser nos soldats en cette période troublée. Pour le moment les votes l’ont contraint à l’inaction. Cela n’a pas arrangé son caractère.

Le trio pouffa. Lyne resta de marbre. Elle n’avait pas envie de froisser Isyse, mais, rêvant elle-même de se mettre au travail, elle n’éprouvait que de la compassion pour l’héroïne. Par chance, les domestiques apportèrent le repas peu après la tirade de la marchande, déviant involontairement la conversation, et faisant oublier sa rancune à la prétorienne affamée.

Sous son regard, d’abord impatient puis rapidement intrigué, ils posèrent sur la table un peu de pain, du pâté aux noix, quelques morceaux de fromage et une tourte aux pommes de terre. C’était trop copieux pour une entrée, mais plutôt léger pour un dîner en l’honneur de leur invitée. Cela ne dérangea ni Soreth ni Trisron, qui les remercièrent aimablement, mais Isyse afficha une grimace contrariée. Quand il s’en rendit compte, le prince déclara d’une voix conciliante.

— Tandis que Hauteroche s’apprête à affronter des temps difficiles, il serait inconvenant d’user nos richesses pour gaspiller vos provisions. Nos cuisines s’efforcent de préparer des plats économiques depuis plusieurs jours, y compris lorsque nous recevons. Soyez certaine que cela ne remet pas en question l’estime que nous vous portons. J’espère que vous le considérerez plutôt comme un signe de soutien.

— Ma foi, répondit la conseillère en arborant un visage neutre, je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi vous vous rationnez alors que vous avez les moyens de ne pas le faire, mais, si vous pensez agir pour notre cité, je ne puis que vous en être reconnaissante.

Lyne attrapa un morceau de pain en s’efforçant de dissimuler un sourire. Elle avait craint que les inégalités de Hauteroche se propagent à l’ambassade, mais était rassurée maintenant qu’elle voyait le repas.

Pendant quelques instants il n’y eut plus que des bruits de mastication discrets, puis Isyse reposa délicatement son verre d’eau et reprit la parole.

— Puisque vous abordez l’épineux problème du rationnement, Votre Altesse, permettez-moi de vous remercier pour la levée de vos taxes d’exportations sur la nourriture. Sans cette généreuse décision, la crise que nous traversons serait encore plus malheureuse.

— Votre choix de punir Ostrate était courageux, mentit Soreth avec assurance, il était naturel que nous vous soutenions pour cela.

Une nouvelle fois, Lyne se retint d’ajouter quoi que ce soit. Elle ne savait pas si la marchande avait voté pour l’embargo contre Ostrate, mais redoutait que ce soit le cas. Diminuer les exportations vers l’ouest ne pouvait qu’augmenter celles vers l’est, dont elle était l’une des principales actrices. Faire ce choix sans considérer ses conséquences sur la population était particulièrement égoïste, mais elle commençait à s’apercevoir que ce n’était pas un défaut à Hauteroche.

— Ce fut effectivement une idée intéressante, ajouta Trisron, ce qui rend d’autant plus regrettable la perte de vos provisions peu de temps après.

— Hélas, cet évènement transforma notre acte de bravoure en catastrophe. Pour cette raison, nous avons décidé hier de reprendre les échanges avec l’empire. Après tout, eux aussi ont des céréales à nous envoyer. J’ose espérer que votre royaume n’en sera pas courroucé.

— Ne vous inquiétez pas. Notre objectif a toujours été le bon fonctionnement de Hauteroche. Si Ostrate peut vous soutenir dans cette épreuve, vous auriez tort de vous en couper.

Isyse inclina légèrement la tête.

— Merci pour cette prévenance, Votre Altesse. Hélas, au risque de passer pour une ingrate, il me faut vous soumettre une nouvelle requête. L’hiver va être difficile pour les nôtres et, afin d’éviter que nous ne manquions d’autres biens que de nourriture, il serait opportun que l’Erellie lève durant cette période l’ensemble des taxes à l’entrée la cité.

Le silence retomba dans la pièce et trois regards se braquèrent sur la marchande. Son raisonnement était correct, mais elle en demandait beaucoup. Habitué à ce genre de négociation, Trisron fut le premier à répondre.

— Il me semble que votre proposition ne serait pas avantageuse que pour vos citoyens. Si le prix des denrées augmente alors que celui des fournitures diminue, vous pourriez amasser de nombreuses richesses d’ici le printemps.

— En effet, acquiesça Isyse avec un sourire ambitieux, ce malheur est meilleur pour mon commerce qu’on ne pourrait le croire. Soyez cependant assurés que je me soucie de la bonne conduite de la ville autant que vous.

— Les taxes aux portes de Hauteroche sont une partie importante de l’économie de notre royaume, déclara Soreth sans quitter la marchande ses yeux, il ne nous sera pas simple de nous en séparer.

Lyne tourna la tête vers son partenaire, intriguée par sa réponse. Même si une minorité s’enrichissait dans l’affaire, elle ne pensait pas l’Erellie capable de refuser son aide à ceux qui en avaient besoin. C’était parce qu’elle le savait aussi que la conseillère ne cachait pas ses ambitions, et également pour cela qu’elle regardait maintenant le prince avec étonnement.

— Ma foi, hasarda-t-elle d’un air devenu calculateur, existerait-il un moyen de simplifier votre décision ?

— Eh bien, ajouta l’ambassadeur, ni Son Altesse ni moi-même n’avons le pouvoir de lever les taxes. Nous enverrons cependant une missive à Lonvois dès demain pour leur soumettre votre proposition. Quant à l’avis que nous y adjoindrons…

— Il sera corrélé au fait que vous acceptiez de réduire de moitié la marge de vos bénéfices. Dans le cas contraire, nous nous assurerons que tout Hauteroche sache que vous avez voulu exploiter de ce drame pour vous enrichir.

Lyne jubila intérieurement lorsque la sentence du prince tomba. De son côté, Isyse se pinça les lèvres, ennuyée par la tournure que prenait la discussion.

— La moitié de mes revenus c’est…

— Une offre raisonnable, l’interrompit sèchement Soreth. Le royaume n’apprécie pas les profiteurs, mais, comme nous avons besoin de votre réseau de distribution, nous sommes prêts à quelques concessions.

Plutôt que de répondre, la marchande se resservit un verre d’eau et dévisagea tour à tour l’ambassadeur et le fils de la reine. Aussi curieuse qu’elle, Lyne se demanda s’ils avaient échafaudé leur stratégie pendant son absence ou s’ils s’étaient accordés sans se concerter. Finalement, la conseillère soupira et hocha la tête.

— Très bien. Dès que les taxes seront levées, nous réduirons nos prix en conséquence. Cela obligera les autres boutiques à s’aligner sur nous, mais vous vous en doutiez déjà.

Le prétorien acquiesça alors qu’un large sourire se dessinait sur son visage.

— C’est un plaisir de traiter avec vous.

— Je ne sais pas si je peux en dire autant, Votre Altesse. Toutefois, il me faut convenir que si on m’avait parlé des talents de votre sœur pour la négociation, on m’avait jusqu’ici caché les vôtres.

— J’ai tendance à penser que la vie serait bien triste si nous n’étions jamais surpris.

Les convives échangèrent un rire discret puis, comme personne ne semblait tenir à déclencher de nouvelles hostilités, la discussion dériva vers des sujets plus légers.

Tandis que le dîner s’achevait, Lyne réalisa qu’elle venait d’assister à ses premiers pourparlers politiques. En dépit de ses réticences initiales, elle avait sans doute plus appris sur la cité qu’elle ne l’aurait fait dans n’importe quelle taverne malfamée. La seule chose qu’elle regrettait au final, c’était son absence de participation à la conversation. Ce n’était pas étrange, sa formation ne faisait que commencer, mais elle avait hâte que Soreth puisse autant s’appuyer sur elle que sur Trisron. Après tout, c’était son rôle de prétorienne d’être là pour l’épauler.


 

Comme la température extérieure était descendue de plusieurs degrés avec la tombée de la nuit, personne ne voulut s’éterniser lorsque les Erelliens raccompagnèrent leur invitée à son coche.

— Encore merci pour votre accueil, les salua Isyse en montant dans son véhicule, c’est toujours un plaisir de vous voir. D’ailleurs, serrez-vous à l’anniversaire du conseiller Darsham demain soir ?

— Bien entendu, opina Soreth, il n’aura pas tous les jours cinquante ans.

Même si Lyne n’avait aucune envie de passer un dîner supplémentaire à faire de la politique, elle hocha discrètement la tête. Darsham était l’homme le plus riche de Hauteroche. Les prétoriens auraient beaucoup à apprendre là-bas.

— À bientôt alors.

La marchande ferma vigoureusement la porte de sa voiture, puis sa conductrice fit claquer ses rênes et le véhicule se mit en branle. Il franchit les grilles de l’ambassade quelques instants plus tard, sous les regards des Erelliens transis, et disparut dans les ruelles de la cité pendant que les gardes verrouillaient le portail derrière lui.


 

Quand le trio eut retrouvé la chaleur du bâtiment, Trisron accompagna ses invités jusqu’à la galerie des portraits, puis prit congé d’eux pour le plus grand plaisir de Lyne. Pendant qu’il s’éloignait en direction de ses appartements, celle-ci jeta un coup d’œil à son ami et décida d’attendre qu’ils soient seuls pour aborder les sujets qui la préoccupaient. Comme Soreth ne semblait pas plus disposé à parler, il était plongé dans ses pensées, ils rejoignirent silencieusement la chambre royale. Le prince y salua les deux gardes qui la surveillaient, puis ouvrit la porte de la pièce et se tourna vers Lyne alors qu’elle s’apprêtait à lui emboîter le pas.

— Merci pour ta protection et bonne nuit. Inutile de m’attendre demain. Je viendrai te voir quand je serai prêt.

— Euh, hasarda la jeune femme surprise d’être éconduite, très bien.

— Parfait ! À demain.

Il conclut sa phrase d’un clin d’œil et referma l’huis derrière lui. Aussi déconcertée qu’énervée, ce qu’elle avait à lui dire était urgent, Lyne opina du chef en direction des gardes et regagna la chambre qu’on lui avait assignée avant que sa colère explose.

Une fois la porte de son alcôve claquée derrière elle, elle jeta sa cape sur son lit, se débarrassa de sa cotte de mailles et, tout en se jurant de rappeler les bases de la communication à son équipier, chercha un moyen de passer sa frustration. Elle n’arrivait pas à croire qu’il soit parti se coucher. Ils avaient tellement à faire. Elle posa son épée à côté d’elle et attrapa un chiffon pour la nettoyer. Elle s’en voulait d’avoir accepté de le laisser. Elle aurait dû le bloquer, invoquer sa sécurité, ou, au moins, lui flanquer un coup de pied dans le tibia. Cela ne lui aurait pas permis de rentrer, mais lui aurait fait regretter d’être aussi idiot. Elle soupira. S’ils n’avaient pas de plan le lendemain soir, elle irait enquêter seule.


 

Une heure plus tard, Lyne terminait de graisser sa lame lorsque l’on frappa à sa porte. Elle alla ouvrir, intriguée qu’on veuille lui parler à une heure si avancée, mais ne trouva personne sur le palier. De plus en plus curieuse, elle alla prendre sa lanterne et sortit inspecter le couloir. Toujours rien. Elle fronça les sourcils, supposa qu’il s’agissait de son imagination et rentra bredouille dans chambre. Trois nouveaux coups se firent entendre. Plus attentive cette fois, elle constata qu’ils ne venaient pas de sa porte comme elle l’avait estimée, mais de l’armoire en chêne qui trônait au fond de la pièce.

Suspicieuse, elle troqua sa lumière contre son épée et s’approcha discrètement du meuble. Quand elle fut assez près, elle leva sa lame et l’ouvrit brusquement. Seules des ombres s’y trouvaient. Elle s’apprêta à refermer la porte, de plus en plus perplexe, lorsque deux coups supplémentaires s’échappèrent du rangement. Un sourire de défi se dessina sur son visage. Si l’armoire voulait la tester, elle avait mal choisi sa soirée.

Elle déposa son arme, saisit le pied gauche du meuble en bois massif, et le tira vers elle de toutes ses forces. Il ne se laissa pas faire, couvrant son front d’une fine couche de sueur et lui arrachant une flopée de jurons, mais il finit par s’écarter du mur dans un raclement étouffé.

Après l’avoir déplacé d’un demi-pas, elle fit une pause pour rendre son souffle, et sursauta lorsque le visage de Soreth apparu dans l’interstice qu’elle venait de créer.

— Enfin ! J’ai cru que tu ne la pousserais jamais.

— Par les lignes ! s’exclama-t-elle la poitrine encore tambourinante. Que fais-tu ici ?!

— Tu voulais me parler alors me voici. Pourrais-tu d’ailleurs bouger un peu plus cette armoire ? Je ne vais pas réussir à passer pour le moment.

Lyne resta un instant immobile, les yeux rivés sur la tête du prince couverte de poussière et de toiles d’araignées, puis, décidant que ses récriminations attendraient qu’il l’ait rejointe, se remit au travail.

Emplie d’une énergie nouvelle, elle poussa le meuble jusqu’à ce que son équipier puisse entrer, puis se redressa pour lui faire face, une multitude de questions sur les lèvres.

— D’où viens-tu ?

— De ma chambre. Enfin, du passage derrière moi qui communique avec elle. Depuis l’assassinat de Valorik le preux, aucun membre de la royauté ne s’installe dans une pièce qui ne dispose pas d’au moins deux sorties.

La prétorienne jeta un regard au tunnel dont son ami s'était extirpé. D’une hauteur à peine suffisante pour une personne accroupie, il ne laissait filtrer ni lumière ni courant d’air et, à en juger par l’état des vêtements du prince, n’avait pas été employé depuis des années. À côté d’elle, celui-ci posa sa lanterne au pied de l’armoire et s’étira en passant une main dans ses cheveux poisseux.

— Pauvre Valorik. Il aura essuyé les plâtres pour les autres. On aurait dû le surnommer « le malchanceux » plutôt que « le preux », mais les gens sont gentils avec les morts.

Tandis qu’il parlait, son amie le détailla en s’efforçant de ne pas sourire devant son aspect ou ses remarques. Elle était ravie de le voir, un peu trop même, mais n’oubliait pas qu’il lui devait des explications.

— Je me demande quel sobriquet ils trouveront pour mon frère, continua le prince avec insouciance, « Milford le calculateur » serait avisé. Quelque chose comme « Milford l’affreux comptable » pourrait aussi faire l’affaire. En tout cas, probablement pas « Milford le joyeux lur… Aie » !

Soreth grimaça lorsque le poing de la guerrière lui frappa l’arrière de la tête et pivota vers elle.

— Qu’est-ce qu…

— Ne penses-tu pas que tu aurais pu aborder le sujet du passage secret avant ?

— Ah, répondit le jeune homme en baissant les yeux, désolé…

— Pourquoi n’en as-tu pas parlé ce matin ?

— Je voulais, mais…

Il s’interrompit pour chercher ses mots.

— Les choses ne se sont pas vraiment déroulées comme je l’espérais depuis les silos. Ensuite, je me suis laissé surprendre par le temps.

Lyne hocha la tête et, incapable de se retenir davatange devant le visage aussi poussiéreux que gêné de son partenaire, s’autorisa un sourire.

— Je suis navrée pour ton ancêtre, mais ce passage va s’avérer rudement pratique.

Elle attrapa le miroir de voyage posé sur son bureau puis le tendit au prince.

— Du moins, une fois qu’il sera propre. On a l’impression que tu viens de traverser la grotte d’un ours.

Soreth pouffa, récupéra l’accessoire et entreprit de nettoyer sa chevelure.

— Je crains que peu de gens aient l’occasion d’y faire le ménage. J’essayerai de trouver un balai demain.

Abandonnant sa vaine tentative de sauvetage capillaire après quelques secondes, il détacha sa bourse de smeros, s’assit sur le sol de pierre et invita son amie à l’imiter.

— Si tu le permets, j’aimerais m’occuper de ta blessure pendant que tu me racontes ce que Kakeru t’a appris sur les meurtres.

— Comment sais-tu que nous avons parlé de cela ? demanda Lyne en s’installant à côté de lui.

— Juste avant que tu partes avec lui tu semblais prête à t’endormir. Quand tu es revenue, tu débordais d’énergie et d’anxiété. Il n’y a que notre enquête pour te mettre dans cet état.

La jeune femme esquissa une moue amusée, son ami faisait plus attention à elle qu’elle ne le pensait, et résuma ses informations tandis qu’il palpait délicatement sa plaie.

— Toutes les maisons des meurtres ont été trouvées vides de corps et pleines de sang. Exactement comme à Brevois.

— C’était ce que nous redoutions, grimaça Soreth, sans que cela nous aide à comprendre ce que mijote notre adversaire.

— Quoi que ce soit, nous sommes les seuls à avoir un début d’idée sur ce qu’il se passe. Penses-tu que nous pourrons aller dans le quartier sud demain ? Parler avec des mercenaires ou des roublards ?

Le prétorien posa un smero sur le bras de sa partenaire, puis secoua négativement la tête.

— Ce n’est pas notre objectif. Nous avons des espions plus appropriés pour cela. Maintenant que tu es une garde royale, ton terrain de chasse doit évoluer en conséquence. Demain soir, nous allons dîner avec la haute bourgeoise de Hauteroche. Notre cible est une personne riche et sans scrupule. Nous en aurons tout un vivier là-bas.

Lyne fronça les sourcils, répugnée par l’idée d’être confronté à davantage d’individus comme Isyse, mais hocha la tête.

— Est-ce pour cela que tu passes autant de temps à discuter commerce et politique avec Trisron ?

— Entre autres. Toutefois, tu ne dois pas non plus oublier que notre enquête n’est qu’une partie de notre mission. Si nous démasquons notre ennemi, mais que la cité s’écroule, notre travail n’aura servi à rien. Notre priorité est la protection de Hauteroche et de ses habitants. Quand bien même cela nécessite des négociations laborieuses.

Ce fut au tour de la guerrière de baisser la tête.

— Désolée pour ce soir. J’essayerai de t’être plus utile la prochaine fois, mais les discussions ne sont pas mon point fort.

— Ne t’en fait pas. Tu apprends vite et nous avons tout à gagner à ce que les bourgeois te sous-estiment. S’ils te parlent avec moins de tact, cela pourrait nous apporter des informations intéressantes.

Étrangement motivée par l’idée de servir d’appât à politicien ou politicienne, Lyne adressa un nouveau sourire à son équipier. Il y répondit chaleureusement, mais baissa rapidement les yeux pour se mettre à chercher quelque chose dans sa bourse. Elle le regarda faire avec curiosité, puis, constatant qu’il n’en sortait rien, se demanda s’il n’était pas simplement gêné. La pénombre l’empêchant toutefois de confirmer son hypothèse, elle se contenta de la noter dans un coin de sa tête, sans trop savoir ce qu’elle en ferait ni pourquoi cela lui importait autant.

Leur discussion dériva ensuite sur des sujets plus légers. Tout en rangeant ses smeros, Soreth parla de ses années de formation à Hauteroche et des fois où il avait utilisé le passage de la chambre pour sortir durant la nuit. Trop heureuse d’échanger avec lui pour obéir à son corps épuisé, Lyne le poussa à continuer en lui posant des questions sur sa relation avec dame Annelle et ses aventures dans la cité. Cela déboucha sur de nombreux mimes, ainsi que le récit d’un vol de document dans le bureau de Trisron, qui s’était terminé en course-poursuite dans tout le bâtiment. Elle l’écouta sans se départir de son sourire, soulagée que l’ambassade n’ait pas atténué leur complicité, et le cœur battant un peu plus fort qu’il ne l’aurait dû.

Finalement, quand la fatigue fut trop grande pour qu’ils réussissent à lutter, le prince salua Lyne et regagna sa chambre tandis qu’elle replaçait l’armoire. Elle s’allongea ensuite sur son lit, ses pensées sombres chassées par le visage rayonnant de son ami, et s’endormit rapidement.

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MichaelLambert
Posté le 22/01/2023
Bonjour Vincent !

Ah surprenant ce chapitre : j'ai failli me perdre entre toutes ces discussions, puis j'ai adoré la fin où Lyne comprend que Soreth était attentif à elle ! En plus ce passage secret permet de revenir dans l'action et j'étais à nouveau accroché ! Bien joué !

A bientôt pour la suite !
Vincent Meriel
Posté le 23/01/2023
Bonjour Michaël !
Oui ce chapitre a beaucoup (trop ?) de discussions. Le duo n'étant plus seul, il y a pas mal de gens à introduire ^^'
Merci pour ton retour, la partie sur le passage secret m'a donné du mal, mais je suis content qu'elle fonctionne bien du coup !
A bientôt
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