Chapitre 20 - Traque de nuit (II)

Par Daichi

Les flammes laissaient leur place au vert, dans cette danse de lumière. Dans l’obscurité de la scène, deux ombres se battaient, tels des monstres de spectacle pour enfant. Loin d’être aussi amusant, il s’agissait d’un carnage. Une valse de coups portés à un damné, qui, hurlant, peinait à se relever. Sous les frappes de l’Araignée, de ses câbles innombrables, la pauvre bête ne pouvait que se protéger. Avec peine. Car ses bras, meurtris, cédaient sous la force de son bourreau.

La joue de Neila fut griffée par un de ces fils de cuivre, par inadvertance sans doute. La scène était pourtant à une distance qui paraissait raisonnable d’elle, emmaillotée dans son cocon de cuivre. Près de Joshua, elle voyait le monstre se faire ligoter, impuissant, fatigué, et criant. Non – plutôt que des hurlements, il ne lâchait que des râles et couinements sourds, de celui qui implore la clémence. L’arachnide n’en eut rien à fiche : d’une frappe nette, un des bras de sa victime fut coupé. Il roula, sans bruit, exhalant une fumée qui ne tarda pas à s’effacer. Dans le même temps, les flammes suivirent. Ne restait que brume timide et corps en lambeau, d’où tombaient quelques fils. Les rares étincelles qui en sortaient amenaient la seule lumière jaune du lieu devant le sénateur, qui imposait son vert venimeux aux bas-fonds.

« Bien, bien, bien. Vous voilà calmé, Majesté. N’ayez crainte, vos réparations seront rapides et sans nulle douleur. En attendant, vous resterez ici. Plus personne ne dérangera votre sommeil tranquille. »

Du ciel, des câbles surgirent pour se planter, avec une sadique sauvagerie, dans le corps du robot éteint. Ils le soulevèrent, doucement, provoquant un joli vacarme dans l’ambiance résonnante de ces catacombes. Tandis que Swaren tournait ses phares en direction de ses deux victimes :

« Navré de vous avoir fait attendre. J’espère que cette position ne vous est pas trop inconfortable – vous n’y resterez pas longtemps, si c’est cela qui vous inquiète.

— Sénateur, glissa Joshua, vous vous trompez ! Je ne cherchais pas à vous nuire, simplement à satisfaire mon père !

— Owlho m’avait demandé d’en garder un en vie, l’ignora Swaren. Vous, mademoiselle Smile. Le sort du jeune Lewis ne faisait pas partie de notre accord, et il semble que cela ne fasse plus partie des priorités du maire. Et me facilite la tâche.

— Comment osez-vous, grogna Joshua, remuant dans la toile.

— M’épargner ?! le fustigea Neila, défoncée sous klein. Mais quel honneur ! Vous pourrez lui envoyer toute ma sympathie : pfeuh ! (Elle cracha au sol.) Détachez-nous, plutôt, et laissez-nous. Tout ça ne me concerne pas.

— Je crains bien que cela soit faux… À dire vrai, je commence à en avoir assez, d’obéir à tous ces pontifes. Un consul obsédé et un musicien avide, si je dois courber l’échine une fois de plus, je ne pourrai le supporter. » Swaren s’approchait encore, jusqu’à les toiser depuis le sol. Ils étaient tous deux suspendus, enserrés à deux mètres de haut et à l’horizontale. Le doigt du sinistré appuya sur le front de Neila, pour la pousser légèrement, et la faire se balancer. « J’ai Cosprow et ses liseuses, et l’Empereur est mon otage. Votre vie ne m’importe plus. Tout comme les idées fantasques d’Owlho. Je n’ai que faire de convenir à sa demande, et il tombera bien assez tôt pour que je n’aie à m’inquiéter de ses remontrances. »

S’éloignant, il attrapa la redingote que lui tendait une de ses nombreuses araignées, certaines lui dressant par ailleurs sa chemise et son veston. Laissant les autres lui mettre son foulard et coudre autour de ses jambes un superbe haut-de-chausse, il mit de lui-même la dernière pièce de son ensemble. Puis, le haut-de-forme, qu’il épousseta. Le tout était noir, dans cette obscurité, tranchée par son foulard d’un gris pâle.

Malgré la nuit, Neila commençait à comprendre ce qui lui arrivait. Les effets de cette curieuse substance ingérée commençaient à empirer – sa vue se brouillait sévèrement, mais pas que. Son souffle était court, sa sueur abondante, son estomac meurtri et elle eut l’impression que son cerveau lui coulait par les oreilles. Elle ne pensait qu’à cette fiole, à son odeur, son goût, son effet excitant, et au mélange du noir et d’une vue… qui baissait.

Sa cécité revenait. Et son corps, lui, était broyé.

« Laissez-moi, je n’ai rien à voir avec vous ! », paniqua Neila, sentant ses liens se resserrer. Joshua s’inquiéta au même titre, mugissant dans sa gorge. Les cordes de métal commençaient à le bâillonner, pour l’étrangler. « Je pourrai même vous aider, ma sœur aussi ! Elle connait Victor… Ou alors, on partira, tout simplement !

— Cessez de geindre, cela m’ennuie. J’ai déjà tout prévu, pour Owlho. Je déteste faire les choses à moitié – ainsi, vous périrez tous les deux, jeunes gens. Si vous ne vous êtes pas encore bien connus, c’est le moment d’en profiter. »

D’un petit ricanement, il s’inclina, à l’instant où son dos fut illuminé par une lumière orangée. Faible aux yeux de Neila, mais suffisante pour intimer au sénateur de se retourner. L’agacement de sa démarche fut certain, alors qu’il s’approchait du robot suspendu.

Avant qu’il ne parlât, un chant survint depuis les flammes.

Un marmonnement curieux… Neila tira sur sa nuque, grimaçante, pour voir l’informe chose s’embraser. Ce n’était qu’une boule orange, à ses yeux, mais cela lui donna un repère. Les câbles cessèrent de lui comprimer les os, et Swaren de parler.

Plutôt, il râlait. Faiblement illuminé par ce curieux lampion chantant, Neila le voyait gigoter, et se tenir la tête. Le chant grimpa en intensité, proche du cor. Lente était la litanie, mais chaque note était marquée. Et, à chaque note, Swaren venait accompagner le tout d’un gémissement, ou d’un cri. Et même de paroles :

« Peste ! Taisez-vous, foutre de… Aaah ! Non ! Cessez cette musique, tout de suite… », grognait-il, chancelant. Et, alors que le colosse faisait vibrer le sol, les murs, le plafond inconnu et même les fils de l’Araignée, ceux-ci cédèrent, pour laisser les jeunes gens choir. Le choc fut silencieux, en comparaison de celui du chanteur. Malgré la chute, il ne cessa pas sa mélodie, se hissant sur son seul bras, son brasier retrouvé. Sans parvenir à se relever, il poussa sa voix, pour faire trembler le monde autour de lui.

Et en particulier le sénateur. Son corps était secoué de spasmes, et tressautait sans retenue. Il retenait ses hurlements, mais pas assez pour les empêcher de se frayer un chemin entre les notes.

Neila se releva, chancelante, et boucha ses oreilles. Son premier réflexe fut de reculer, mais le contact avec un mur la contraignit à rester loin de ceux-ci, qui vibraient à en faire sauter leurs boulons. Tout ce monde de métal agissait comme une caisse de résonance – comme un beffroi, même. Insoutenable pour un humain, que cela devait-il être pour le robot, qui était plié en deux ? Lui qui ne pouvait boucher ses oreilles, ou empêcher son corps entier de trembler ? Ou encore, de subir cette attaque qui lui était strictement destinée ?

Fourbu, le sinistré fit se jeter toutes ses araignées sur le sonneur. Elles le dévorèrent, le dépiécèrent, le percèrent de toute part, pour l’intimer à l’arrêt. Mais elles finirent toutes par s’éteindre, ayant subi le courroux de son cor.

« ASSEZ ! »

Les vibrations cessèrent, pour reprendre d’un seul coup, comme un disque rembobiné. Le sénateur prit le relai, imposant sa partition dans l’hémicycle imaginaire. Mais, plus que tout, ce furent les fils qui s’agitèrent, plus que les tôles. Elles dansèrent dans tous les sens, tranchant les murs, et Neila manqua d’en subir les conséquences. Elle se coucha à même le sol, esquivant de peu la valse de fils, qui tombèrent comme une pluie de lances sur le martyr chantant. Son requiem s’acheva alors, ne laissant qu’un mugissement pauvre, pitoyable, étiolé. Les bâtiments s’effondrèrent, dans une fracassante conclusion. Plus aucun son ne résonna, ainsi le silence laissa à l’androïde l’honneur de soupirer. Puis, de chanceler, et de boguer, dans un festival d’étincelles. Son haut-de-forme prit feu, et dévoila son crâne mécanique, qui se recouvrait de petites explosions. Bénignes en apparence, mais qui ne causaient que géhennes et panique pour le riche sinistré.

Sans un mot de plus, il laissa sa toile l’emmener hors de la scène, grimpant le long des bâtiments pour disparaître, lui et ses sinus grillés. Ne laissant qu’un robot explosé, au centre d’un feu de camp, devant une fille presque aveugle et un garçon gémissant.

« Joshua ? », l’interpella Neila, tournant son regard. Elle le vit, illuminé par les flammes, tenant son œil. Elle s’inquiéta que les fils l’eussent touché, mais voyant sa main manquer de doigts, elle devina que son sort fut plus tragique encore.

« Je vais bien, mentit-il. T’occupes. Faut partir. Dépêche.

— Tes doigts, ça va ?! Et ton œil ?

— J’ai juste perdu le contrôle de ma prothèse pendant que le gros chantait. Mes doigts… ça se remplace. Allez, viens. »

Il se leva et la prit par le coude, pour partir. Un petit gémissement derrière elle la fit résister à son étreinte.

« Eh ? Viens ! », l’intima Joshua. Elle l’ignora, se dirigeant à tâtons vers le petit brasier. Une faible voix en sortait. Comme un feulement discret, mêlé à un soupir. Fatigué.

C’est de cette même fatigue que son bras remua. Neila recula instantanément, allant jusqu’à tomber sur son postérieur. Mais le colosse ne bougea pas davantage. En l’état, dépiauté comme il l’était, il ne risquait pas de se relever.

« Neila, tu me gonfles, ramène-toi. »

Le cadavre feulait encore, un râle cette fois-ci mêlé à une supplique. Il crachotait de petites bulles de fumée, tout en avançant son bras en direction de l’humaine. Il poussait sur son membre, le traînant à même le sol, centimètre par centimètre.

Après maintes insistances, Joshua la quitta, boîtant en dehors de la scène de crime. Elle l’ignora pleinement, son regard braqué sur le monstre. Il était flou, et un voile obscur s’imposait devant ses yeux, mais elle voyait bien son bras bouger. Il n’avançait plus : il reculait, maintenant. Puis, il partit à gauche… pour reprendre des mouvements similaires.

Elle comprit : il traçait quelque chose au sol. L’unique doigt du moignon du monstre tentait de marquer quelque chose. En vain, le sol étant fait de métal. Un métal certes fondu, par son affrontement, mais refroidi depuis. Neila s’approcha. Le robot ne broncha pas. Le bras continuait de tracer.

Prise d’une idée, Neila sortit une de ses lettres. Peut-être était-ce la pitié que cette misérable chose lui inspirait, ou la curiosité qui s’éveillait en elle, mais elle lui tendit le papier. Immédiatement, le bras cessa de bouger. Il refusa de se mouvoir, devant le cadeau qui lui était tendu. Même en poussant la lettre au sol, la main tendue, il restait immobile.

Il fallut lourdement insister pour qu’enfin, il tendît son doigt. Sans élégance, il y déposa un trait de suie. Postée à une raisonnable distance, Neila le laissa faire. Elle bouillonnait de curiosité. La même qui l’avait motivée toutes ces années en pensant à Everlaw, lorsqu’elle arrivait à oublier Shelly. Celle de savoir ce qu’était ce monstre, que le sénateur avait poursuivi, combattu, attaché, nommé « Majesté ». Celui qui était appelé « père » par la musicienne aux yeux mauves.

Presque aveugle, Neila dut pencher son visage vers le papier pour mieux y voir, malgré la chaleur des flammes. Même si celles-ci baissaient en intensité à chaque seconde, elle n’était pas à l’aise d’ainsi s’approcher de lui. Et contrairement à son attente, il ne s’agissait pas d’écriture. Mais de notes.

Sur sa lettre étaient tracées des notes de musique.

Ce gros maladroit, sonneur violent, monstre de feu, titan hurlant, composait tel un artiste une partition sur un bout de papier.

Il prit le temps nécessaire, puis ramena son bras vers lui, avant de cracher une épaisse fumerolle noire, harassé par la tâche. Le papier en main, Neila le gratifia d’un hochement de tête, comme pour le remercier. De quoi ? Elle ne le sut. Mais ce mouvement lui fut rendu. Non par un acquiescement, mais par une nouvelle levée du bras.

Le monstre ne le dirigea pas à son encontre, mais vers lui-même. Il enfourna sa main dans son crâne ouvert, pour en sortir un objet surprenant. Même bigleuse, Neila le reconnut : le cube. La lanterne. L’artefact de serrain qu’elle avait amené à Everlaw.

Le revoir lui fit autant plaisir que cela l’agaça. Mais ce qui prédominait, c’était une marée de questions, sur comment il avait pu atterrir ici. Soudain, elle s’inquiéta du sort de Lyza. Ce qui la surprit… Elle avait appris à la détester, et à la manipuler, jusqu’à même attenter à sa vie. Voir ainsi son « papa » lui fit se rappeler qu’elle aussi allait jusqu’au bout pour sauver sa seule famille. Lui ôter la vie avait été de trop, oui, et Neila espéra qu’il lui ne lui arrivât point de mal – qu’elle ne se trouvât pas dans la toile de l’Araignée et loin de son père. Si la lanterne était ici, c’est que le robot avait dû s’enfuir avec, par nécessité.

Un bruit résonna dans l’obscurité. Elle sursauta, décrochant son attention du corps en feu, observant les alentours. Rien. Rien du tout – de visible, en tout cas. Aucun autre son ne retentit, mais l’auréole du feu de camp s’amenuisait, réduisant son champ de vision. Elle comprit alors où elle se trouvait réellement, sans lumière, ni lunette, ni abri pour laisser sa cécité s’estomper. Heureusement, mon œil a l’air de se calmer un peu…

Neila se rendit compte que le pauvre hère lui tendait le cube avec insistance. Jusqu’à le coller contre son visage, marmonnant des mots inintelligibles. Elle hésita – elle appréhendait ce qui lui arriverait, si elle gardait à nouveau ce cube tant convoité. Le monstre eut un mouvement déçu, devant son offre ainsi rejetée, puis posa le cube, pour poser son doigt sur les engrenages. Dans la faible lumière, qui baissait chaque seconde, elle vit les engrenages être activés, un à un. La lumière, furtive, sortit du cœur de l’objet. Il le poussa lentement vers elle, l’invitant à le prendre.

Pourquoi est-ce qu’il fait ça ? Sa peur du noir était-elle tant visible ? Cela n’expliquait pas grand-chose… Mais elle s’en ficha et empoigna le cube. Rangeant sa lettre décorée de partitions dans sa poche, elle vit noir.

Elle crut d’abord perdre la vue, mais se rassura en percevant la petite lueur de la relique. Le robot s’était éteint. Pour de bon.

Lui adressant un rapide et désintéressé mouvement de tête, elle se leva, actionna un engrenage au hasard pour augmenter la lumière – mince, c’est pas le bon… –, puis progressa. À tâtons. Guettant chaque recoin. Chaque petit bruit. Retenant son souffle.

« Shelly ? »

Elle marmonnait, timide devant le monstre obscur qui la toisait. Cette chose sans forme ni taille, sans odeur ni toucher, sans menace ni abri, qu’était le noir. En sécurité auprès de sa veilleuse antique, elle lançait son œil à droite, puis à gauche, traquant pusillanime des recoins sans existence. Se tenant le ventre de douleur, elle réprima sa toux, craignant d’être entendue, sous cette paradoxale envie que sa sœur la vît.

Cinq deux trois… zéro un neuf trois… un six huit…

Sa respiration se faisait de plus en plus courte, progressant dans ce désert. Elle se mit même à tousser, libérant les vices emprisonnés dans ses poumons. Neila et Joshua eurent la chance d’être amenés par le sénateur dans un endroit moins fétide que ce dont elle avait été habituée, mais l’épaisseur de cette atmosphère arrivait à susciter l’admiration. Nageant dans cette nappe sans horizon, la jeune femme presque aveugle progressa avec une lenteur exceptionnelle. Cinq mètres avaient été parcourus, en autant de minutes. Sa plus grande avancée survint la seconde d’après, quand elle glissa sur une flaque de elle-ne-voulait-toujours-pas-savoir-quoi. Se relevant de cet étau glacé, ayant en mémoire le bourbier qui avait tenté de l’avaler deux jours de cela, elle progressa moitié moins vite, surveillant sur quoi son pied se posait.

« Je suis… kof ! je suis là… Shelly ? »

Sa voix n’osait porter trop loin, de crainte qu’une chose sortît de la vase pour lui sauter dessus. Le sol était redevenu mou, et l’air âcre, pourtant non loin de l’endroit où elle avait atterri. Sa jumelle l’attendait-elle sous l’hôtel de ville ? La colonne de vibration ? Ou bien ailleurs, dans les alentours ? Devait-elle attendre un signe ? Ou s’avancer dans l’espoir qu’elle apparût ?

Cinq… deux… trois…

Un nouveau bruit frappa. Neila glissa une seconde fois, d’un sursaut mal réceptionné, laissant la lanterne choir au sol. Une ombre fila, se cognant tout près. L’ingénue tremblait, palpant le sol pour récupérer son bien qui glissait. Mais heureusement, la petite chose qui surgit du ciel tomba dessus. Enchâssant le cube dans son petit bec, l’oiseau le hissa hors de boue et le lui apporta. Ne manquant pas de se cogner contre le mur, toujours sous l’emprise de l’obscurité.

« Oh… toi ! », le reconnut Neila. Du moins, crut-elle le reconnaître. Elle avait tendu les doigts en sa direction, voulant épouser un regard de gratitude avec ces deux billes mauves.

Mais elles n’étaient pas mauves. Elles étaient jaunes.

Son bras recula vivement, comme s’ils avaient touché des épines. Ces yeux, acérés, droits, braqués sur elle, lui coupèrent le souffle. Deux yeux de chasse, ne tremblant pas d’un iota. Ses ailes se mouvaient si vite qu’il était difficile de les voir : cette chose flottait, devant sa proie. Qui tentait de reculer, sur le sol glissant.

La relique se sauva, entre des serres.

Un « Non ! » muet s’échappa de sa gorge, tandis qu’elle voyait la boule de lumière s’éloigner dans les cieux, pour se poser sur ce qui semblait être un vieux réverbère. Nouvellement allumé, sa position tordue lui parut comme un squelette courbé, l’invitant à le rejoindre. Car la lanterne ne bougeait plus, la narguant depuis son perchoir.

Par instinct, Neila recula. Son dos rencontra un mur, glacé, poisseux, vibrant, mais elle n’avait aucune intention de s’en décoller. Le contraste entre le froid et l’air brûlant la fit tousser à nouveau, la main plaquée contre sa bouche. Ses joues étaient trempées de sueur, comme son front, sa nuque et son dos. Joshua lui avait volé son foulard, elle garda ainsi ses doigts contre son visage, tentant vainement de filtrer l’air.

Elle releva la tête, pour fustiger le voleur invisible qui n’avait pas bougé. Pour l’atteindre, elle devait quitter ce mur. Cet horrible mur, froid et humide. Il était son unique repaire, dans cette nuit brûlante, aux emprunts glacés, et si d’aventure la lanterne s’enfuyait quand elle s’en séparait, elle se retrouverait perdue.

Attaquée par ses réflexions, elle vit la lanterne redécoller. Non loin, simplement à quelques mètres. Mais, à l’opposé de son refuge. Elle l’incitait à bouger. Neila n’en avait nullement l’envie, mais ses options se réduisaient. Elle osa alors s’écarter du mur, pour mieux s’y coller une seconde plus tard. Ses tentatives furent nombreuses, mais elle finit par s’en séparer. Elle se releva. Elle mit un pas devant l’autre. Puis un autre. Un autre encore, bloquant son souffle. Avec lenteur et mesure. Puis, la lumière s’assoupit sensiblement et, une fois la distance réduite, le flou de son œil gauche dévoila deux points, au-dessus du cube faiblement allumé. Deux points jaunes, dans le noir. Ses yeux, qui la fixaient.

La sensation qui lui nouait l’estomac était terrible. Par instinct, elle chercha une paroi contre laquelle se blottir. Mais il n’y avait rien. Juste le sol, et ces iris immobiles. Qui ne clignaient pas.

Des larmes vinrent nettoyer ses joues. Elle ne voulait plus penser. La sueur qui couvrait son dos était si froide qu’elle aurait très bien pu se croire emmurée dans un mur de glace. Immobile et prisonnière. Mais elle ne pouvait plus quitter ces yeux du regard ! Ils continuaient de la fixer. Elle en avait peur, terriblement peur, mais ils étaient là. Elle ne pouvait s’accroupir, ni se retourner, ni toucher un mur : une seule chose lui servait de repère. Ces yeux de rapace.

Enfin, elle fit un pas devant l’autre. Après ce qui sembla durer une éternité, elle avait osé avancer. Elle se trouvait désormais à moins d’un mètre de ces points jaunes. Deux points, qui, sans crier gare, disparurent.

Ils s’envolèrent au loin, accompagnés de la petite lanterne. Neila fronda en sa direction, avant de freiner drastiquement. Toussant d’angoisse, elle sentit une chaleur intense, accompagnée d’un grondement de machine. Voulant reculer, elle reprit sa course quand la lanterne s’éloigna encore. Elle ne la laissait pas ralentir, s’amusant même à se cacher derrière de petites aspérités des murs. Fourbue avec quelques enjambées, Neila perdait ses poumons. Main sur le ventre, elle sentait sa blessure revenir. Son crâne brûlait. Sa gorge était sèche. Et la lanterne n’était désormais qu’un pauvre point dans sa vision.

Les bruits devenaient plus insistants. Plus présents et prenants. De partout survinrent des menaces sonores, accompagnées à l’occasion de souffles putrides. Et la créature invisible s’en amusait. Elle s’échappait à droite, repartait à gauche, tournait pour à la fin opérer un demi-tour et épuiser sa victime.

Haletante, toussant, boitant, crachant par terre, s’effondrant par moments, Neila embrassait la résignation. Ses jambes ralentirent, pour laisser son épaule s’appuyer contre un mur. La lanterne était à deux mètres au-dessus d’elle, sans que ses bras ne pussent ne serait-ce qu’espérer l’atteindre. Elle attendait qu’elle reprît, comme amusée. La jeune femme, elle, était asséchée, des yeux comme de jus.

« Shelly… t’es où… »

Elle ferma les paupières, et s’accorda une pause. Livrant son âme et son corps blessé à ce mur, dégoûtant par bien des aspects. Son diaphragme poussa pour inspirer le plus possible, pour chercher de l’air dans cette atmosphère remplie de tous les vices. Se motivant pour une dernière course, elle ouvrit les yeux, pour voir la lanterne s’enfuir au loin. Elle la vit prendre un tournant… et disparaître.

Son souffle cessa de longues secondes, dans cet obscur silence. Quand elle remplit ses poumons, ce fut de panique, pour laisser s’échapper un râle tremblant. Ses jambes suivirent, tout comme sa main gauche, qu’elle mordit. Ses dents s’enfoncèrent dans le cuir du gant, étouffant le couinement aigu qui brûlait sa gorge. Une quinte de toux trancha la tentative de silence, suivi d’une salve acide, achevant de tirailler sa gorge.

À terre, elle vida son estomac avec un fin filet de bile, sans que son abdomen ne lâchât l’affaire. Il poussa, poussa, poussa ! jusqu’à exclure la moindre goutte. La dernière pendit à ses lèvres avec une mousse de bave, avant d’être ravalée quand elle reprit son souffle. Trop fort cependant : elle toussa ce qu’elle venait de respirer, un air crasseux.

Ses genoux refusèrent de la hisser sur ses pieds, ainsi elle se ramassa contre la boue, joue la première. Jamais elle n’aurait cru qu’avaler une si petite gorgée de ce truc bleu pût la mettre dans un tel état. Sa cécité n’arrangea rien, assurant sa perdition.

Son souffle était repris avec difficulté, et son ventre hurlait de douleur. La blessure s’était aggravée, dans ce mérycisme insistant. Le froid gela ses os, et ses poumons sifflèrent. Seuls les sons douteux qui survenaient par moments la convinrent à ramper, fuyant la nuit. À la recherche de cette sale bestiole qui lui avait volé sa lanterne.

Son corps était tiraillé de froid, asséché et accablé dans tous les coins. Mais elle persistait, se convainquant qu’il n’était pas encore trop tard. Ses jambes parvinrent à la hisser, et à mettre un pas devant l’autre. Dans ce tunnel noir, au moins, elle ne se perdrait pas. Elle savait qu’elle devait tourner à droite : elle avança, alors, main sur la paroi, l’autre sur son ventre, retenant sa toux et se hâtant.

Elle la vit alors : la lanterne. Elle n’avait pas fui, simplement tourné. Postée en hauteur, comme toujours, elle se moquait de Neila. Qui, le nez plissé de rage, courut vers elle.

Une mâchoire vint attraper sa jambe, la faisant tomber lourdement au sol.

La lanterne s’envola brusquement. Neila toussa, encore et encore, sous le choc. Elle tenta de se tourner, en direction de sa jambe, comme si elle pouvait y voir quelque chose.

Et elle vit quelque chose. Elle sursauta et se cacha le visage, comme agressée par cette curieuse invitée. C’était la petite flamme d’une lampe à huile. Une douce lumière orangée qui éclaira l’endroit, et adoucit le paysage. Quelques murs, quelques portes. Mais surtout, une silhouette, imperceptible par son œil myope.

« She… Shelly ?

— Nous nous retrouvons, comme promis. Je tenais à terminer notre petite discussion, à l’abri des regards indiscrets. »

Avant qu’elle ne pût sursauter, à l’écoute de cette voix masculine, elle sentit une monture être enfilée, sur son nez et derrière ses oreilles. Sa vue fut plus nette ! La lumière s’intensifia un tant fût peu, assez pour voir une multitude de chouettes, posées partout où elles le pouvaient. Leurs yeux reflétaient la lumière de la lampe, et ne lâchaient pas leur proie du regard.

Proie dont la jambe était prise dans un piège à ours.

Et la douleur vint alors. Neila réprima un hurlement de douleur, assaillie par la peur d’entendre cette voix.

« Eh, ma viande ! gémit une voix grincheuse. Ma viande ! Comme promis ! J’ai mis le piège ! Ma viande !

— Oui, oui, soupira Victor en sortant d’un petit sac une main humaine. Tiens, régale-toi, et loin s’il te plaît. »

Il jeta le membre humain dans l’obscurité, et une silhouette l’attrapa, avant de s’enfuir. L’homme posa la lampe et s’assit sur ce qu’il restait d’une chaudière. Sur son épaule, une chouette aux yeux violets. Et à ses pieds, la lanterne, éteinte.

« Bien ! Nous voilà donc dans ce lieu fort sympathique. J’espère que tu as aimé la balade !

— Espèce de… » Neila ne parvenait même pas à trouver de terme adéquat. Elle serra les dents, et tira sur sa jambe pour tenter de s’extirper, mais la douleur fut telle qu’elle ne put retenir un cri.

« Crie autant que tu le souhaites, mes chouettes et la lumière éloigneront les gêneurs. Nous serons tranquilles, pour autant de temps que tu le désires !

— Qu’est-ce que tu veux ? » Elle avait réussi à marmonner ces quelques mots, la brûlure du métal se calmant peu à peu. Elle cessa de se débattre, plus par instinct que par résignation. Sa jambe refusait de lui obéir, sous la douleur.

« Simplement discuter. Juré ! Mais avant, je tiens à te féliciter pour ce spectacle grandiose ! Je ne pense pas que tu sois à l’origine de cette rixe entre l’Empereur et le petit Lorace, mais tu y as bien participé.

— Où… est… Où est Shelly… ?

— Oh, nous y voilà. En second lieu, je voulais te montrer ceci. J’espère que ces lunettes sont à ta convenance… »

Il mit la main à l’intérieur de sa redingote, et en sortit un grand portefeuille. De celui-ci, il attrapa une lettre, et la déplia très soigneusement, avant de la porter au regard de la jeune femme. Elle fut tentée de cracher dessus, n’ayant que faire de ses palabres, mais le trait de plume qui y figurait la figea.

« C’est… c’est de ma sœur ?

— Du tout ! se vanta le musicien en la rangeant. Une lettre signée “la poupée”, qu’elle adressait à ton grand ami Noah. Écrite de la main de Lyza elle-même. »

La petite chouette aux yeux mauves sauta de l’épaule de son maître, pour s’approcher du visage de la jeune femme. Éberluée.

« Tu ne le sais peut-être pas, reprit-il, mais mes chouettes peuvent voir et entendre, ce qui est une prouesse dont je peine à m’attribuer tous les mérites ! Ceci dit, depuis les yeux de Lyza, je ne pouvais que te voir. Quelle frustration ce fut de ne pas t’entendre parler de ma chère fille, de vouloir la retrouver… Je suis sincère : ta passion me rend dingue.

— Que…

— Aussi dingue que ma propre obsession à vrai dire ! Il m’en a fallu, des efforts, permets que je me détende. » Il s’étira les bras et la nuque, gémissant au passage, avant de poser un petit appareil sur la chaudière. Le même que Will avait tenu, après qu’elle eût reçu la lettre. « Je ne me doutais pas que tu changerais de lunette, ce petit appareil n’aurait pas dû me servir à grand-chose… Très ingénieux de ta part, oui, mais quelle chance ! Il semble que tes petits amis t’ont condamnée d’une quelconque manière. Tes poches recèlent peut-être ce qui m’a amené jusqu’à toi ? »

Neila ne l’avait jamais écouté avant tant d’intérêt. Chacun de ses mots était un coup porté à ses espoirs, à sa fierté et à ses souvenirs. Elle se souvint de Julie, les mains sur son père, gisant près d’elle. Elle se vit lire l’épître le cœur battant, suivant à la lettre tout le plan qui y était écrit. Elle se rappela l’angoisse, dans cette camisole, attachée et abandonnée. Elle revit Will, tenant son cœur qui pissait l’huile. Lyza, le crâne explosé. Joshua, qu’elle avait failli occire. Noah et Suzanne…

Ses doigts, inconscients, touchèrent la petite pièce de cuivre dans la poche de son pantalon. Un ridicule et inoffensif sterling…

« Je t’admire ! Je m’attendais à ce que tu succombes, sous la main de Noah, avant que j’y envoie Lyza. Tu ne m’aurais pas amusé, si tu n’avais pas résisté.

— Noah… C’était… toi…

— Hum, oui, et non. Si je pensais qu’Emil était capable d’une telle cruauté, jamais je ne l’aurais contacté ! Mon manque de rigueur me poussa à la faute. Mais tu t’en es sortie ! Bravo ! (Il applaudit.) En revanche, tu as raison, je n’y suis pas totalement pour rien.

— Shelly… Tu l’as tuée… »

Les traits de son visage se durcirent. Agacé, il sortit une photo de sa poche avant. Dans les teints sépia était parfaitement visible le visage jumelé de Neila, ainsi que celui de son ennemi. Sa sœur était assise sur une chaise, le visage éteint, aux côtés d’un Victor debout. Et d’une femme.

« Donne-moi ça ! s’agita Neila en tendant la main, alors qu’il levait la photo en l’air.

— Hors de question ! Cette photo est à moi, j’y tiens beaucoup. Elle date de la semaine dernière. Comme tu peux le voir, je ne mentais pas : Shelly va bien. »

Neila observait son sosie présent sur la photo. Ses cheveux étaient superbes, comme elle aimait les coiffer. Sa robe, plus somptueuse encore. Mais sur son visage n’apparaissait aucun sourire qui lui était si familier naguère.

« Oh, je ne suis plus marié. Du moins officieusement. Cette femme est la même que tu as connue à l’époque, mais… refroidie. Je ne pouvais pas la laisser partir alors qu’elle était sur les registres ! Non, non. Je la sors du placard quand j’en ai besoin, pour des photos par exemple. Il suffit juste de maquiller son teint cadavérique.

— Comment je peux être sûr que ma sœur n’est pas…

— Encore ça ? Tu ne cesses de me seriner de cette question. Je te l’ai dit : elle m’est bien trop utile. Prendre une photo avec un cadavre, c’est facile, mais deux… Bonjour l’organisation. Mais la véritable raison – non, la seule, en fait, c’est qu’elle est absolument merveilleuse. »

Il sourit et se leva, s’étirant les jambes. Il guettait le piège à ours, un sourire mutin sur le visage.

« D’excellentes notes, lorsqu’elle ne cherche pas à m’agacer. Tout particulièrement en astronomie. Mais, une chose persiste malgré tout… »

Il posa son pied sur la jambe de Neila et appuya, un hurlement accompagnant son geste. Il ricana et s’éloigna, continuant sa tirade.

« Elle a conscience des menaces qui planent sur vous, l’orphelinat, mais malgré tout, elle apprécie me contrarier. Comment lui en vouloir ? J’ai beau être un père aimant, à l’écoute de son bonheur, de ses envies, et gaga de surcroît, je lui ai volé tout ce qu’elle avait. Elle aurait préféré que tu partes à sa place. »

À ces mots, Neila cessa de gémir. La douleur disparut un instant, remplacée par un panel divers d’émotions. Son regard épousa celui du musicien, qui souriait avec malice.

« Tu avais réellement l’air de vouloir quitter cette bicoque miteuse qui tenait lieu d’orphelinat, hum ? À ta place est partie ta sœur, à cause de ta propre bêtise.

— La ferme…

— Elle se retrouve dans une sinistre maison, forcée de veiller de loin sur l’orphelinat. Mais, elle espère ! oh oui, au fond d’elle, elle espère très sincèrement te revoir. Et qu’as-tu fait, toi ? »

Il lui reprit les lunettes, alors qu’elle tentait de lui frapper la jambe avec ses poings. Il esquiva habilement et rangea la monture dans sa poche.

« Tu as choisi l’aventure. La richesse ! Tes propres rêves ! La sachant dans une autre ville, tu as préféré foncer vers ce qui te chérissait le plus.

— Ce n’est pas vrai ! paniqua Neila. C’est juste que… je savais qu’elle…

— Qu’elle allait bien ? ricanait Victor. Toi qui la prenais pour un cadavre sur une photo ! Non, tu es simplement lâche. Terriblement lâche, et égoïste. Tu as déchiré la seule chance de la revoir, ce ticket… Tu as utilisé ta sœur comme prétexte pour profiter de la vie. »

Elle ne bougeait plus, fixant le sol. Affronter le regard du rapace qui se tenait au-dessus d’elle était trop dur.

« Je voulais juste…

— Ne t’en veux pas trop », dit-il alors d’une voix doucereuse. Il caressa du doigt le menton de la jeune fille, et leva son visage, admirant celui-ci couvert d’immondices et de larmes. À genoux devant elle, il sourit. « Tu n’as plus besoin d’être seule. Tu peux la retrouver. »

Elle ne répondait pas, le visage toujours entre ses doigts. D’un mouvement délicat, il vint essuyer les larmes qui continuaient de s’y inviter.

« Oui, je peux t’amener auprès d’elle. Vous seriez sœurs à nouveau. Ensemble. Pour toujours. Tu pourrais rester dans cette ville, dans les quartiers qui te feraient plaisir. Tu pourrais oublier ces odieuses ténèbres qui grouillent sous nos pieds, pour seulement admirer la lumière des brumes du matin. Tu te lèverais, à l’heure que tu le souhaites, pour vivre plus d’aventures citadines que tu ne l’imaginerais dans toute une vie. Peut-être que tu pourrais tenter d’apprendre un instrument ! Ta sœur s’est prise d’affection pour le brisolon. Le soir venu, tu lui raconterais tes journées, jusqu’à l’heure des cloches. Alors, tu sombrerais dans un sommeil paisible, bordé par les rêves d’un lendemain radieux. »

Le visage de Neila était moins tiré. En tête, elle avait des images de sa sœur, en train de sourire. Elle s’imaginait être auprès d’elle, et la rendre heureuse à nouveau.

« Shelly me résiste, car elle est persuadée, qu’un jour, tu viendras la chercher. Elle n’aurait plus de raison d’être triste, si tu es là pour elle. Nous serions tous heureux et en harmonie, avec toi à ses côtés. »

Neila fermait les yeux. Elle s’imaginait l’odeur des cheveux de Shelly. Le son de sa voix. De son rire. La grâce de ses mouvements, lorsqu’elle dansait pour les épagomènes et germinal. La douceur de sa main, et de chacune de ses attentions.

De ça, elle ne se souvenait plus de rien.

Ses dents s’enfoncèrent dans les doigts d’Owlho. Il serra les dents, et extirpa ses membres endoloris de la bouche de la furieuse.

« Putain, jura-t-il, un sourire trônant son facies. Tu as le don pour mordre ceux qui veulent t’adopter hein ? » Il donna un violent coup de pied dans la jambe de Neila, qui chanta de plus belle. « Je n’ai pas oublié le coup au tibia de la première fois. »

Il rangea la photo, qu’il avait posée sur la chaudière, et se rassit. Elle le fusillait du regard, le visage tordu de colère et de douleur, peu séduite par son idée.

« Remarque que ça valait le coup d’être tenté, non ? » Il enveloppa ses doigts dans son nœud papillon, qu’il venait de défaire. « J’éliminais quatre problèmes d’un coup… L’étranger, la poupée, le fils du maire, et l’outrecuidance de ma Shelly…

— Va te faire foutre ! Jamais j’accepterais un truc comme ça… Une proposition pareille, d’un malade qui menace une fille et son père, ou qui kidnappe des enfants ! Je la sauverai, sans ton aide. Et on partira de cet endroit !

— Tu sembles avoir une très mauvaise opinion d’Everlaw, je me trompe ? C’est pourtant une ville comme les autres. Juste, beaucoup, beaucoup plus grande. Beaucoup plus avancée, plus évoluée. Beaucoup plus… amusante. » 

Sur son visage, un sourire. Illuminé, peint d’ivresse. De celle de la vie.

« On peut chasser l’araignée, élever des oiseaux, et dresser la noblesse. Mais, plus encore, on peut voler ! »

Il imita un oiseau avec sa main, l’ombre d’une chouette volant sur le mur.

« Oui, voler ! Monter aussi haut qu’on le désire. Quitter les rails, bondir ! pour atterrir autre part. Découvrir ce qui se trame au bout du chemin, et s’envoler, encore et encore. Oui, pour moi, c’est ça, l’aventure. Mon aventure. »

Il quitta le ciel obscur des yeux pour reporter son attention sur Neila, qui tentait d’ouvrir le piège pour s’extirper de là. Le métal lui lâcha des mains, claquant ses dents dans sa chair, provoquant un son de pure souffrance.

« Tu ne m’écoutais même pas, hein ? Bon, cela m’importe peu de toute façon ! » Il se leva d’un coup, mains sur les genoux. « Tu es tombée, plutôt qu’avoir eu l’intelligence de prendre les rails qui mènent en haut. À ta guise ! Poursuis ton égoïsme primaire, je poursuivrai le mien. Nous nous ressemblons beaucoup, au fond. »

Il observa l’écran de sa montre à gousset, et haussa les sourcils de surprise. Autour, les chouettes commençaient à s’agiter. Il attrapa la lampe à huile et l’approcha de son visage. Un sourire éclatant surgit alors, plus effrayant que joyeux.

« Je te laisse ta lanterne, elle ne me servira à rien. Le petit appareil aussi, comme ultime cadeau d’adieu. Pense à contacter ta sœur, elle se sent seule en ce moment… » Il siffla, et ordonna à toutes ses chouettes de se rapprocher de lui, comme les enfants près de leur mère. « J’ai hâte de voir ce que tu me réserves pour la suite. Ne me déçois surtout pas, je tâcherais de faire de même pour toi ! »

Il souffla sur la flamme, et invita la nuit à s’installer autour d’elle.

Toutes les chouettes s’étaient envolées. Plus de lumière, oui… Mais de bruits, ce monde en était infesté. Le chasseur absent, tout ce qui grouillait dans les fondations de la ville se réveillait. Neila tenta d’ouvrir le piège à nouveau, mais elle craignait de hurler et d’attirer une myriade de monstruosités en tout genre. Elle se mit même à se demander s’ils sentaient son sang…

Sa respiration s’accélérait, malgré toutes ses tentatives pour la calmer. Son pouls devenait si fort qu’elle devenait convaincue que le monde entier pouvait l’entendre. Elle sursautait au moindre bruit, même ceux qu’elle faisait elle-même en se frottant contre le sol. Elle fouilla ses poches, l’intégralité de ses vêtements, cherchant tout et n’importe quoi qui lui aurait permis de se sortir de là.

Rien… Je ne peux rien faire.

Ses mains finirent par attraper le cube, et le détecteur à ses côtés. Ses mains prises de folies, elles tripotèrent les engrenages au hasard, mais ils ne bougeaient pas. Il leur fallait une combinaison précise pour se mouvoir, et l’obscurité ne laissait à Neila aucune occasion d’entrer la seule qu’elle connaissait.

Impuissante, elle se mordit la main, le corps tremblant, perdue dans cet enfer putride. Se recroquevillant sur elle-même, blottie contre le piège à ours qui lui tenait compagnie, elle priait pour que tout cessât. Pour disparaître de ce monde, que personne ne la pût la trouver. Elle ouvrait son œil gauche autant qu’elle le pouvait, comme pour inviter la lumière à rejoindre sa pupille. Mais seul le noir persistait.

Cinqdeuxtroiszérounneuftroisunsixhuitcinqdeuxtroisunsixhuitzéroneufcinqdeuxzéroneufsixtroisdeuxzérozérozérounneuftroiscinqsixhuit…

Le temps passa. Une heure ? Une journée ? Une semaine ? Elle n’en avait aucune idée. Elle était seule, avec la douleur comme seule compagne. Puis, une éternité étant passée, un grondement vint l’accueillir.

« Faim… »

Une voix, rouillée et sourde, bourdonna dans son oreille. Neila gigotait dans tous les sens, se demandant d’où venait cette présence.

« Très faim… »

Elle entendait des bruits de pas boiteux s’approcher, et chercha quelque chose pour se défendre. Il n’y avait rien. Elle était à la merci de cette ombre. Elle sentit deux lourdes mains attraper les mâchoires du piège et les ouvrir en grand. La jeune fille en sortit sa jambe et rampa pour fuir, mais une épaisse main glacée lui attrapa le mollet, en plein sur sa blessure. La douleur la figea sur le coup.

« Vraiment faim… »

Cette main de fer la tira pendant plusieurs mètres, durant lesquels elle tentait de se débattre. Elle donnait des coups de pied, dans un vide absolu. Probablement fatiguée que sa proie gigotât autant, la créature stoppa sa marche et s’accroupit près d’elle. Neila tenta de repousser ce corps de métal, qu’elle finit par repérer, mais il était bien trop fort. Il leva sa jambe, et elle sentit une mâchoire glacée s’y enfoncer. Deux dents, plus contondantes que tranchantes, qui durent appuyer avec toute la force du monde pour pénétrer sa chair déjà meurtrie. Neila vida ses poumons et sa voix, frappant la bête avec ardeur, qui se tenait immobile. Jusqu’à ce qu’une sonnerie retentît, sur le métal alentour, et le fît sursauter.

Driiiing ! Driiiing !

La bête hurla, comme effarée. Ce son strident se répéta et percuta les murs. Neila recula, se releva sans prestance et boîta jusqu’au mur, comme s’il s’était agi d’une cachette. Entre deux sonneries, elle entendait les pas de son agresseur, qui remuait près d’elle. Sans attendre, ses mains empoignèrent la lanterne, et tripotèrent les engrenages. Toujours sans effet.

Merde ! Elle sortit le détecteur, et agressa tous les boutons. Un petit écran finit par s’allumer : ridicule, mais la pâle lueur qu’il émettait permit à son œil de voir les engrenages. Les doigts tremblants, elle les actionna.

Le cliquetis retentit cruellement fort, entre deux sons de sonnette. La bête cessa de bouger et, Neila le sentit, tendit son regard en sa direction. Et quand elle perçut les bruits de pas s’approcher, elle finit d’actionner la lanterne. Provoquant une gerbe de lumière dans toute la zone.

Les notes bleutées parcoururent les murs, et dansèrent ensemble. La créature recula, se cachant le visage, hurlant de douleur. Neila se releva, de choc, l’œil fixant cette monstruosité de métal couverte de rouille, de crasse et de sang. Il devait s’agir d’un sinistré, complètement fou. Un pauvre hère qui ne se rendait plus compte qu’il n’avait plus à manger. Sa bouche était une mâchoire abîmée, probablement à force de ronger tout ce qui lui passait sous la main. Il grognait face à sa proie, qu’il cherchait désormais à fuir.

« Faim ! Vraiment faim ! », hurlait-il de rage à cette lumière.

Elle restait immobile, figée par la vision floutée de la silhouette en face d’elle. Celle d’un cuisinier, qui l’avait servie quelques jours auparavant.

« Arnaud…

— Très très très faim ! »

Puis, la lumière changea. Les notes se réunirent, et formèrent une langue blanche, qui fonça près du sinistré. De frayeur, il s’enfuit, sans se rendre compte qu’il n’était nullement la proie de cet éclat.

Il formait un chemin, jusqu’à une destination inconnue. Le pas boîtant, et après une minute d’hésitation, Neila avança.

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