Chapitre 20 : Vents d'Hiver

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Un mois plus tard

Prostrée sur mon lit, j’observais avec dégoût les photographies accrochées au mur. Ces souvenirs heureux me narguaient, me rappelaient que le bonheur que j’avais cru approcher n’était qu’une illusion. Une fois encore. Sans lui, de tels sourires me semblaient impossibles. Sans lui, tout était noir, vide et creux. Tout avait perdu son sens. À quoi bon la résilience, le courage, l’amour, le travail et les sacrifices s’il n’y avait que la mort au bout. À quoi bon avoir des rêves si l’on pouvait nous les arracher si jeunes.

Comme tous les matins où je n’avais pas la force de porter mon masque, mes larmes coulèrent sans retenue. Elles tombaient sur le matelas comme les flocons par la fenêtre. À chaque chute, je tombais avec elles. Son visage ne me quittait plus. Tout ce qui aurait pu me rendre heureuse ou me réconforter me le rappelait : les étreintes de Givke, la douce voix d’Astrée, les livres, les marches dans les bois. Tous les sourires étaient le reflet de la douceur de son visage, tous les rires l’écho de cette joie à jamais perdue.

Mon ventre brisa le silence, protestant contre le régime auquel je l’astreignais. Je l’ignorais, malgré la faim je n’avais aucune envie de manger. Je n’avais envie de rien. Me lever, enfiler des vêtements, me laver et affronter des visages, même ceux de celles que j’aimais : tout me semblait insurmontable. J’acceptais seulement de laisser mon regard suivre les tombées de neige, de survivre au rythme du gonflement de mes poumons.

Le soleil brillait déjà haut derrière les gros nuages gris quand on frappa à la porte. Les coups étaient insupportables, comme frappés contre mes tempes. Je me couvris les oreilles des mains et tentai de me glisser au creux de mon oreiller pour échapper à la réalité. Ne pouvaient-ils comprendre que j’avais besoin d’être seule ? Il y eut quelques secondes de silence et j’espérai qu’Astrée, j’avais reconnu sa démarche, s’était découragée quand elle frappa à nouveau. Ma seule réponse fut un gémissement.

Elle entra sur la pointe des pieds, glissant sur le parquet. Elle déposa des mouchoirs et un verre d’eau au pied de mon lit, tira entièrement mes rideaux, puis tourna les talons. Elle revint avec un plateau de repas avec un potage à la douce odeur de carotte et de poireau, accompagné d’une tranche de pain frais. Il y avait aussi deux confiseries enrobées de papiers jaunes, au citron, mon goût préféré. Mon estomac émit un long gargouillis, révolté par mon apathie. Mais mes mains étaient si lourdes.

Astrée s’éloigna en me jetant un regard inquiet. Je sentis qu’elle voulait me parler, m’aider, mais qu’elle ignorer comment briser la glace qui s’était installée entre nous. Je savais que mon dépérissement leur faisait mal, à elle et à Givke, mais je les aimais trop pour jouer la comédie. La mort d’Hinnes était une blessure dont je ne pouvais ni ne voulais guérir. Au moment de passer la porte, elle s’arrêta cependant pour me dire :

— Hildje, il faut que tu manges. C’est important. S’il te plaît.

Elle n’attendait pas de réponse, c’était une supplication, un appel à l’aide, un appel à la vie à ce qui me restait de raison. Mon regard tomba sur le bol fumant, chaud dans le plateau sur mes genoux. Je sus qu’Astrée avait choisi les meilleurs légumes, cuisiné avec soin, assaisonné avec précision. Tout cela pour que je fasse le simple choix de manger, d’arrêter de lui rendre des assiettes à peine entamées. Je m’en voulais de lui partager le mal qui me rongeait, de lui infliger ma peine. Alors je trouvais la force d’arracher mes doigts au drap, de prendre une bouchée de bain puis de lever le potage à mes lèvres. Une vague de chaleur me traversa la gorge, provoquée autant par la soupe que par le sourire retrouvé d’Astrée.  

Cet instant de grâce ne dura pas longtemps. Je recommençai à songer à cette âme dont la simple pensée avait adouci les pires moments de ma vie. Même quand j’avais cru le perdre, lors de mes années à la Ferme, il demeurait toujours en moi l’espoir de nous retrouver un jour. L’attendre après nos séparations avait toujours été la souffrance douce que ne connaissent que les personnes qui se savent vraiment aimées. À présent, il ne reviendrait plus jamais. J’étais condamnée à vivre sans lui. Rien de ce que je pouvais dire ou faire ne le changerait.

La pire vision possible me traversa alors que je levais les yeux vers le plafond : celle de sa chute. Je l’avais déjà revue des centaines de fois, à l’obsession. Cet instant si déchirant, si brusque, dont je n’avais été que l’impuissante spectatrice. Le bruit de son corps couvert par mon cri, la découverte de son corps ensanglanté, l’absence de réponses. De toutes mes forces, je chassai cette affreuse journée de ma mémoire. Repenser à ces dernières paroles me rendrait folle. Voyant que je sombrais à nouveau dans le désespoir, Astrée reprit la parole :

— Ce soir, je vais prier pour lui. Et pour toi.

Au sujet d’Hinnes, la simple idée de prière me paraissait indécente. Comme invoquer Dieu après ce déchirement, ultime injustice. Devant mon regard dur, Astrée tenta d’ajouter des mots qu’elle voulait réconfortants :

— Je demande tous les jours qu’il soit heureux dans l’au-delà. C’était une belle personne, son âme s’est élevée dans un au-delà d’éternelle jouissance.

— Il n’y a pas de jouissance seul. Si Dieu existait, il serait l’être le plus abject de ce monde. Comment peux-tu continuer de le prier après ça ?

Je sentis le regard d’Astrée se suspendre devant mes mots, son visage s’affaisser. Toutes les émotions qui m’avaient un instant animée retombèrent. Astrée n’avait pas à subir ma colère. Elle avait droit de croire et de faire ce qu’elle voulait. Elle ne pouvait rien à ce qui m’arrivait. Alors, j’articulais seulement :

— Désolée.

Astrée sortit les épaules basses et à défaut de sujet, ma colère me revint, à moi seule. Mes poings se serrèrent mais je n’avais rien ni personne à frapper. Alors je reposai mon plateau sur le matelas, laissai mes épaules ployer sur l’oreiller et mon regard se perdit à nouveau dans la neige. Il n’y avait que cette vision de froid pour engourdir un peu la souffrance.

*

Un mois plus tard

Ce matin-là, j’expliquais à Astrée que j’allais chercher des bûches pour la cheminée avant de sortir sans manteau. Je ne nouai pas les lacets de mes chaussures, n’enfilai pas de gants. Je plongeai dans ce jour d’hiver comme dans une mer glacée. Frigorifiée au bout de quelques pas, je tremblai en serrant mes poings mordus par le froid. La douleur m’attaqua d’abord le bout des pieds, les oreilles, les doigts, avant de se répandre un peu partout dans mon corps. Une part de moi aurait voulu rentrer au chaud mais le reste acceptait cette souffrance qui avait le mérite de me faire ressentir quelque chose.

Mes pieds craquaient la fine couche de glace qui enveloppait le sol enneigé. Tandis que j’avançais d’un pas lent, le vent battait mes cheveux détachés, faisant flotter leur longue masse noire derrière mes épaules. Le ciel était aussi rose qu’au jour de sa mort et la brise me chuchota ses dernières phrases. Tu as été le soleil d’une vie de malheur… J’aurais bien attendu encore quelques heures… C’était comme une caresse sur une plaie ouverte, qui, malgré les semaines, refuse de guérir. Alors que je n’étais plus qu’à quelques pas de la cabane, au coin des murs, je me tournais vers le côté du toit dont il avait chuté. Je pouvais encore imaginer sa silhouette, debout sur les tuiles, et son corps, allongé au sol. Je m’arrêtai.

Mes genoux ployèrent et mon bassin s’écrasa dans la neige. Puis ce fut mon dos, mes épaules et mon crâne : j’étais allongée sur la terre blanche. Mes membres glacés m’arrachèrent un gémissement de souffrance mais je n’avais aucune envie de me relever. Je songeais à rester là, immobile, à quelques pas du lieu tragique. Je pensais à fermer les yeux et ne plus les rouvrir, en me laissant doucement partir. Déjà, le froid engourdissait mes pensées, anesthésiait ma douleur. Encore quelques instants et j’en serais enfin libre. Si la religion d’Astrée avait raison, je le retrouverais, libre de toute entrave corporelle. Si elle avait tort, il n’y aurait plus rien. Je crus préférer le rien au pire.

Sous mes paupières gelées, mes yeux lâchèrent le ciel rose pour laisser mon esprit voguer, libre. La neige se fit eau, puis vagues. J’étais au milieu d’une tempête, sur un esquif à demi-coulé. J’étais au fond de la piscine, en train de doucement sombrer. Je me noyais seule, sans la force de m’accrocher ou de me débattre, assez lucide pour être terrifiée. Dans cet instant d’abandon, j’entrevis ce que la fin de tout ce que j’étais avait de terrible. Je réalisais qu’au fond, je n’en avais pas vraiment envie de ça non plus. Que j’avais peur de mourir.

Heureusement, il y avait des vivants qui refusaient de me laisser mourir. Leurs mains m’arrachèrent à la neige, leurs bras me portèrent jusqu’au fauteuil du salon, où leurs visages me couvrirent de regards inquiets. Astrée et Givke ravivèrent les flammes, m’enveloppèrent de couvertures et m’entourèrent d’attentions et de caresses. Quand Givke entoura mon cou de ses bras, je ne l’en empêchai pas. Pour la première fois depuis des semaines, je surpris même un mouvement de mon pouce sur ma paume. Mon corps répondait à son amour.

La chaleur de l’âtre soumit mes membres glacés à un douloureux réveil. La souffrance laissa cependant place à une sensation de douceur, répandue partout par les caresses de Givke. Je sentis dans ses gestes la même inquiétude pressée qui m’avait animée au chevet d’Hinnes, peut-être un peu de la même impuissance. En levant les yeux, je réalisais qu’elle pleurait comme j’avais pleuré pour mon ami, terrifiée à l’idée de me perdre. Cette claque d’émotion et d’amour acheva de me sortir de la neige. Elle m’aimait. Elle avait abandonné son année universitaire pour rester avec moi. Astrée m’aimait. Elle m’avait entouré de sa préoccupation pendant des semaines. Aveuglée par mon amour perdu, j’avais oublié combien ces relations comptaient, combien moi-aussi je les aimais. Combien c’était douloureux de leur faire du mal. Alors je composai un frêle sourire et articulai doucement :

— Excuse-moi. Promis, je ne le referai plus.

*

Un mois plus tard

Les exceptionnelles chutes de neige qui agitèrent la région me donnèrent l’occasion de retrouver un peu de sens à mes journées. Chaque matin, j’allais avec une grosse pelle déblayer l’allée, avant même le lever d’Astrée ou Givke. Je laissais libre cours aux colères et frustrations que j’avais trop longtemps contenues, et m’épuisais dans ce travail ingrat jusqu’à avoir le corps trempé de sueur. Lorsque j’avais fini, j’avais si faim que je dévorais en quelques minutes les assiettes préparées par Astrée. Je passais le reste du jour à accueillir les pèlerins, préparer les chambres, faire le ménage et tous les menus travaux. Je n’avais plus été si active depuis mes années à la ferme.

Parfois, Givke me demandait si je voulais sortir marcher ou jouer avec elle dans la neige, comme nous l’avions fait lors de notre premier hiver à Velas. Je déclinais le plus souvent, car les moments de flottement étaient ceux où le souvenir d’Hinnes le plus vivace et le plus douloureux. J’avais cessé de chercher le plaisir ou un illusoire bonheur, tout ce qui comptait c’était la prospérité de la maison, l’accueil des voyageurs. Astrée n’avait aucune peine à me déléguer ses tâches, elle avait compris que c’était ce dont j’avais besoin. Elle préférait tout à mon immobilité désespérée. 

Si j’avais en apparence repris une existence ordinaire, au fond rien n’avait changé. J’avais mal quand je ne préférais pas rien ressentir. Le soir, alors que les pèlerins se rassemblaient autour de la table pour le repas et la veillée, je montais me coucher seule. Parfois, Givke m’accompagnait jusqu’à la chambre, puis me prenait dans ses bras. Puis je m’allongeais sur le lit et je laissais mon regard se perdre sur le plafond obscur. Je somnolais, entre réveils et cauchemars, tandis que j’entendais résonner les rires. Grâce à la fatigue accumulée, je finissais par sombrer dans un sommeil lourd. Au matin, je n’avais qu’une envie : replonger dans cet état d’oubli alors j’allais dépenser toute mon énergie à creuser dans la neige.

Pourtant, alors que je croyais avoir perdu toute flamme, une nouvelle inattendue bouleversa ce quotidien morose. C’était au soir, alors que je gravissais les dernières marches de l’étage, seule. Mes paupières tombaient déjà, tout mon corps était lourd. Je n’avais qu’une hâte : m’effondrer sur mon matelas. Alors que je posais la main sur la poignée de la porte, j’entendis Givke courir dans l’escalier. En me retournant je l’aperçus d’une énergie folle, le visage transfiguré de joie. La voir si heureuse, malgré tout, me bouleversa. Son émotion était si contagieuse que je me pris moi-aussi à sourire. Je crus qu’elle se jetterait dans mes bras mais elle arrêta sa course juste en face de moi. Sans même reprendre son souffle, elle m’annonça.

— J’ai eu une réponse ! Pour mon fils !

Elle agita la lettre à l’encre bleue à demi-chiffonnée dans sa main droite. La surprise et la curiosité qui me gagnèrent en l’entendant furent les émotions les plus positives que j’avais ressenties depuis longtemps. Je cessai de regarder ma simple affliction pour partager la joie de celle que j’aimais.

— Oracio va venir vivre avec nous, ajouta-t-elle. Je vais enfin pouvoir te le présenter ! Je suis si heureuse, je lui ai tellement parlé de toi.

Bouche-bée, je réalisais peu à peu la portée de cette annonce. Par ces mots, Givke venait de chasser les vents d’hiver pour rallumer l’étincelle que j’avais perdue.

Un enfant.

Un printemps.

La vie.

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LogistiX
Posté le 24/04/2025
Coucou !
Ça faisait longtemps que je cherchais le temps de me poser pour finir cette histoire. Je ne suis pas encore au bout, mais j'avance.

Je pense qu'à ce point de l'histoire, tu es passé à deux doigts de la maltraitance de personnage ! La pauvre Hildje, comme si elle n'avait pas subi assez de malheur pour toute une vie, voilà qu'elle perd Hinnes.
Sauf que passé ces plaintes pour le principe (parce que bon, la maltraitance de personnage reste légale !), c'est décrit avec tellement de précision, avec tellement d'humanité que la lecture est magnifique, comme toujours. On sent la convalescence, la lente guérison de Hildje qui tente de survivre à toutes ces douleurs, et on ne peut que partager ses peines.

Je n'ai relevé qu'une petite coquille :
- une bouchée de bain -> de pain, je suppose ^_^

Merci pour ce partage,
LX

Vivement la suite.
Edouard PArle
Posté le 30/04/2025
Coucou Logistix !
Trop content de te revoir !
Alors, oui c'est assez dur mais le but est très simple : montrer que la résilience c'est pas un chemin du mieux en mieux, ou tout est facile quand on a "réglé" ses traumas etc... C'est fait d'avancées, de retour en arrière, de douleurs et de pertes.
Trop content que tu aies apprécié la manière dont le deuil est amené. Merci énormément de ton retour !!
Cléooo
Posté le 27/03/2025
Coucou Edouard !

Eh bien, je suis impressionnée par ce chapitre, je le trouve très très très bon. Toutes les émotions par lesquelles passent Hildje me semblent très justes, très sincères et je ressens toute la force de son deuil. Je trouve que c'est très bien d'y laisser du temps, qu'elle puisse comprendre toute la portée de sa peine mais aussi qu'elle a encore toutes ces raisons de vivre.
Chapeau, vraiment excellent, le rythme est impeccable et je n'ai rien à redire.

Des petits détails :

- "mêmes ceux de celles que" -> même
- "comme frappés sur mes tempes" -> contre mes tempes ?
- "aux papiers jaunes, au citron" -> je trouve la construction de phrase un peu difficile. Enrobées de papier jaune ?
- "J’étais condamnée à vivre sans lui." -> j'aime beaucoup la force de cette phrase, elle est très touchante.
- "Elle avait droit de croire et de faire ce qu’elle voulait, elle ne pouvait rien." -> elle ne pouvait rien...? La phrase me semble incomplète.
- "Pour la première fois des semaines," -> il manque "depuis" je pense.
- "Elle m’avait entouré de sa préoccupation pendant deux mois." -> tu indiques "un mois plus tard" en début de chapitre
- "quand je ne préférais pas ressentir rien" -> quand je ne préférais pas rien ressentir ?

Je crois que tu as fini de publier, j'ai vu un chapitre "remerciement" passer ^^ Je reviens donc demain pour terminer ton récit, j'ai hâte *.*
Edouard PArle
Posté le 27/03/2025
Coucou Cleooo !
Tu peux pas savoir à quel point ce retour me rassure. Ce chapitre n'était pas prévu, je voulais enchaîner le 19 et ce qui est devenu le 21 mais j'ai ressenti en écrivant qu'il fallait davantage développer le deuil d'Hildje, parce que la mort d'Hinnes est un bouleversement majeur à l'échelle de sa vie, et qu'il fallait passer par là, par ces phases de deuil de douloureuses pour envisager autre chose, avec ce fameux chapitre 21. Que tu le trouves juste, franchement ça me rassure beaucoup, c'est toujours quelque chose que j'ai trouvé très délicat à écrire, les deuils.
Maintenant je suis très très curieux de ton retour sur le 21... Effectivement tu es très proche de la fin !
Merci pour les coquilles, elles sont corrigées...
A bientôt !
Cléooo
Posté le 28/03/2025
Je pense qu'il le fallait, oui ! C'est dur à écrire, à lire, parce que c'est peut-être le plus difficile à vivre, mais ça me semble important de ne pas l'occulter :)
Edouard PArle
Posté le 29/03/2025
Exactement ! Et au final c'est un thème qui me tient à coeur (je trouve qu'on parle pas assez de deuil en fiction) donc c'est top !
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