Une semaine plus tard
Le jour était venu. J’avais gardé la maison seule depuis l’aube, travaillé sans pause, abattant le labeur pour trois. Il n’y avait que cela pour contenir l’excitation de l’attente, pour accélérer l’écoulement des minutes. Jamais la course du soleil ne m’avait paru si longue. Quand, enfin, il avait décliné dans le lointain, j’avais commencé à guetter le chemin, à jeter d’innombrables coups d’œil par la fenêtre. Je n’avais vu que le sol boueux, couvert des quelques plaques de glace épargnées par les rayons de fin d’hiver. L’arrivée de la diligence me prit de surprise, alors que je ramonais la cheminée. J’entendis le crissement de ses roues sur les pierres, par la fenêtre ouverte. J’abandonnais aussitôt mon ouvrage, le visage couvert de suie et de sueur, pour courir à la porte.
Je m’arrêtai sur le perron, m’appuyai sur la poignée comme pour reprendre mon équilibre. Un vertige de doutes et de peur me saisit : étais-je digne d’accueillir cet enfant alors que j’étais si faible, si triste ? Ne risquais-je pas de le blesser de mes colères ? Étais-je capable de lui faire le bien que tant d’adultes n’avaient su jadis m’offrir ? J’avais tant envie d’être pour lui un Daanio, une Astrée ou une Eemke et je m’en sentais en même temps bien incapable. J’avais hâte et j’avais peur.
Le cœur battant, je le vis descendre en tenant la main de Givke, dans son petit chandail bleu. Il avait des cheveux courts, une petite tête ronde, des joues rebondies et de grands yeux ahuris. Tout en avançant sur l’allée, guidé par sa mère, il tournait la tête de droite à gauche avec la curiosité des découvertes. Il n’avait sans doute jamais vu une si grande forêt, une telle maison. Ce voyage avait dû le perdre et l’émerveiller. Je ne pouvais que m’identifier à ce petit être qui voyait sa vie si soudainement chamboulée.
Je descendis doucement les marches puis marchai vers Astrée, Givke et Oracio. Une petite voix me souffla que je risquais d’effrayer l’enfant avec mon visage couleur cendre mais elle fut aussitôt chassée par le sourire du petit garçon. Ses lèvres dessinèrent un mince rictus en m’apercevant. D’abord surprise, je compris qu’il n’offrait alors qu’un reflet de mon air béat. Sans que je m’aperçoive, j’avais commencé à sourire à pleines dents. Nous nous regardâmes sans dire un mot, curieux l’un de l’autre, pendant de précieuses secondes. Sans l’intervention d’Astrée, j’ignore combien de temps aurait pu durer ce silence.
— Je te présente Hildje, dont je t’ai parlé dans la voiture.
— Bonjour, madame, me salua Oracio de sa voix fluette. Pourquoi tu souris ?
— Parce que je suis heureuse de te rencontrer. Heureuse de tout ce que nous allons vivre ensemble.
*
Un mois plus tard
Quand nos regards se croisèrent pour la première fois, mon cœur se serra. Avec son nez fin, ses cheveux épais, ses longs bras minces et son regard un peu étourdi, elle lui ressemblait beaucoup. La sœur d’Hinnes m’attendait sur un banc, les bras croisés sur ses jambes, sur un pont où résonnait le chant de la rivière. Elle se leva alors que je traversais l’allée de chênes qui nous séparait. À cette heure matinale, le parc était si vide qu’elle sut qui j’étais. Elle l’aurait de toute façon deviné à l’urne funéraire que je portais précieusement. Alors que j’arrivais à sa hauteur, elle me tendit la main, enjouée :
— Bonjour, Hildje. Merci d’être venue.
Malgré la masse de sentiments contradictoires qui m’assaillaient, je parvins à lui rendre son sourire. J’étais heureuse de faire cette rencontre à quoi rien ne m’avait préparé. Je répondis en prononçant maladroitement le joli nom que j’avais trouvé sur son enveloppe :
— Bonjour, Isaë.
— Tu dois te poser beaucoup de questions.
J’acquiesçai, stupéfaite d’entendre sa voix animée par la même douceur que celle d’Hinnes. Je peinais à comprendre comment elle pouvait autant lui ressembler alors qu’ils avaient grandi sans se connaître.
— C’est Hinnes qui m’avait donné votre adresse, il voulait que nous nous rencontrions dans les prochains mois. Si tu savais combien de fois, il m’a parlé de toi.
— Il ne m’a jamais rien dit. Depuis quand….
— Ça doit faire un an. C’est lui qui a contacté les autorités, réussi à retrouver ma trace. On s’est retrouvés ici, sur ce banc, dans le parc de notre enfance. C’est ici que notre mère nous emmenait nous promener quand on était petits. On jetait du pain aux canards, on faisait des bouquets de fleurs, juste-là. On a beaucoup parlé, de nos vies et de nos projets. On s’est donné rendez-vous et on s’est revus, presque tous les mois. La dernière fois c’était juste avant son départ pour Velas. Il avait dit qu’il m’appellerait, alors je me suis inquiétée et j’ai appris l’accident par les autorités locales.
Il y eut un court silence qui nous sembla à toutes les deux trop long. Il portait le poids de nos deuils. Isaë eut la première la force de le combler de mots :
— Je suis heureuse d’avoir pu le retrouver. Même si j’aurais aimé pouvoir mieux le connaître.
— C’était une personne extraordinaire. Si je ne l’avais pas rencontré, je ne sais pas ce que je serais devenue.
Au fil de la conversation, j’en vins à raconter la naissance de notre amitié, notre séparation et nos retrouvailles. Pour la première fois, je partageais mes souvenirs les plus chers avec une inconnue, réalisai combien j’étais contente de les avoir vécus. Deux fois, je dus sortit le mouchoir mais au bout du récit, je souriais. Quelle était belle notre histoire.
— Hildje, tu es vraiment comme il m’avait dit. Forte. Attachante. Tu ne peux pas savoir à quel point il t’aimait. La première fois qu’il m’a parlé de toi, il m’a dit que tu avais été la seule à l’avoir jamais compris.
— Je ne sais pas si je l’ai compris. Mais je l’aimais plus qu’un frère.
— Alors on est un peu demi-sœurs.
Isaë rit comme il riait et je commençais à rire, moi-aussi. C’était insensé de rire pour si peu, après un tel drame, mais cela me fit du bien. Je ressentis l’envie de partager encore d’autres rires avec cette jeune femme, d’apprendre à la connaître et l’aimer comme j’avais aimé son frère. Je laissais éclater ma curiosité :
— Et toi, qu’est-ce que tu es devenue ?
— J’avais la chance d’être petite quand on a été séparés. Beaucoup de familles me voulaient. J’en ai connu deux avant de trouver la mienne. Deux hommes d’Arival, qui rêvaient d’un enfant depuis des années. Mes deux papas. Ils m’ont élevée comme si j’étais de leur sang, m’ont éduqué, puis appris leur métier. Je travaille encore à la tannerie avec eux. Si tu le veux, tu pourras venir chez nous.
— Oui. Ce serait bien.
Il y eut encore un silence, doux cette fois, alors que je songeais à cette invitation, appréciait cette perspective de voyage et de rencontres. Isaë en profita pour attraper sa sacoche dont elle sortit un carnet à la couverture de cuir, où était attaché un crayon de bois. Je me souvins aussitôt du jour où je l’avais regardé alors qu’Hinnes dormait, au retour d’Emisal. Isaë me le tendit en m’invitant à le prendre :
— Il me l’avait prêté la dernière fois mais je crois que c’est à toi qu’il revient.
Avec émotion, j’ouvris l’objet qui renfermait toutes les notes d’Hinnes, toutes ses pensées et ses souvenirs. J’étais un peu craintive devant cet amas de richesses, touchée par la promesse de ce voyage de papiers avec les mots de mon ami. En première page, il y avait toujours la photographie d’Isaë, petite fille sur sa balançoire. J’hésitais à avancer, réalisant que je brisais le sceau d’innombrables secrets. Avais-je vraiment le droit de tout savoir, de tout découvrir ?
— C’est ce qu’il voulait, me dit Isaë. Il me l’avait dit. Il avait juste un peu peur de te l’offrir.
— Merci.
Je lus les premiers mots du carnet, tracés d’une écriture maladroite. Hinnes avait dû les rédiger à neuf ou dix ans, un peu avant notre rencontre. Dans la marge, il avait fait de petits dessins, tracé un petit soleil à chaque nouvelle journée. Je retins cependant l’envie dévorante de poursuivre : j’aurais tout le temps de le faire plus tard. Avant, il nous restait quelque chose d’important à faire. Comprenant que le moment était venu, Isaë me conduisit jusqu’au parapet du pont, au-dessus du courant. Je m’installai à ses côtés, ouvrit l’urne où reposaient ses cendres. Cependant, une dernière hésitation retint mes gestes : était-ce vraiment le lien qu’il aurait choisi ?
— Tu es sûre ? demandai-je.
— Je crois. Un été, on a nagé là avec nos cousins. Il avait dit qu’il voulait rester dans cette rivière toute sa vie. Quand on se retrouvait ici, on se tenait ici, le soir, pour observer le soleil couchant. On voyait sa lumière rouge irradier à la cime des arbres, c’était superbe. Et puis, il reposera sous le pont où se sont retrouvées ses sœurs.
Isaë avait raison. C’était un bel endroit. Je levais doucement l’urne, solennelle, avant de confier doucement ses cendres au vent. Elles tourbillonnèrent dans une ultime danse avant de noircir l’eau, bientôt dissipées par le courant. Je laissais tomber quelques larmes dans la rivière, qui suivirent les restes de son corps dans ce dernier voyage.
Nous serions toujours ensemble.
*
Un mois plus tard
En descendant de l’autobus, je fus frappée par la beauté du paysage. Je ne m’étais jamais élevée à une telle altitude et j’admirais les douces courbes de la vallée, qui ressemblait à de la mousse entre deux rochers. Les chalets semblaient minuscules à l’ombre des majestueux sommets. Au loin, je pouvais apercevoir la cime gigantesque du Pic de Givre, entouré d’un matelas de brume. En regardant avec attention, je pouvais discerner les traces blanches des neiges éternelles, qui scintillaient au soleil. À mes pieds, au milieu de la forêt de sapins, un lac constituait le cœur bleu de l’ensemble, irrigué de dizaines de veines aux ruissellements cristallins qui serpentaient autour des montagnes.
Le vent fit claquer mon imperméable sur mon dos en même temps qu’il chargeait mes narines de senteurs d’herbes sauvages et de résine. Un grand oiseau planait juste au-dessus de moi, porté par son souffle. Je suivis des yeux son vol en me couvrant le front pour ne pas être éblouie. Il chassait avec patience, seul maître de ce ciel sauvage. Je regardai pour être sûre, pour m’assurer que je l’avais bien reconnu. Bientôt, je fus sûre que j’admirais un milan. Avec émotion, je l’imaginais rentrer nourrir ses petits sur une falaise similaire à celle que j’avais vue à Emisal. Je songeais à Liiva, me demandant si elle aussi était venue au mariage. Cette idée me déchirait entre la crainte de dissiper une idylle d’adolescence et le désir de la revoir.
Je ne tardais pas trop, consciente que j’étais en retard. Je suivis les indications que m’avait donné Eemke au téléphone, remontant les lacets sinueux de la route jusqu’au village. J’arrivais haletante devant les premières constructions de bois et de pierre. Un groupe d’adolescents jouaient avec leurs vélos sur la route, ignorant le danger de l’altitude. Au milieu des habitations, j’aperçus une boutique de souvenirs, un entrepôt pour skis et de grandes étables d’où s’échappaient des senteurs de foin humide et de fumier. En levant les yeux, je pouvais apercevoir les vaches, petites taches brunes dans leurs grands pâturages.
Ce ne fut qu’au bout du village que je découvris enfin la grille noire du jardin des edelweiss. Une voix de femme porta jusqu’à mes oreilles, malgré le sifflement du vent. En entrant, je fis grincer la barrière et détachai un peu de sa peinture noire écaillée. Je n’eus qu’à suivre les nombreuses traces laissées sur le sol mousseux, admirant au passage la végétation sauvage de l’endroit. Il y avait bien sûr les petites étoiles blanches qui avaient donné leur nom au jardin, mais aussi leurs sœurs primevères, anémones et gentianes. Des sorbiers et myrtilliers en fleurs achevaient de couvrir l’ensemble de couleurs. Des bourdons, abeilles et papillons volaient et butinaient d’un pétale ou d’une branche à l’autre.
Charmée par tant de beauté, je ne pris pas garde aux massifs d’orties. Je n’eus qu’à en frôler un pour sentir des picotements brûlants me saisir la cheville. La démangeaison s’étendit sur ma peau, comme une vague de chaleur. Je repris mon avancée en prenant garde aux piégeuses feuilles dentelées vertes. Leur arôme âcre se mêlait autant aux senteurs florales, qu’à l’odeur humide de la terre nue. Daanio et Eemke n’auraient pu choisir de meilleur endroit.
Une cinquantaine de personnes en habits colorés se tenaient en arc de cercle autour des futurs mariés et de la femme que j’avais entendue. Je m’intégrai à la silencieuse assemblée le cœur battant, curieuse de découvrir des visages familiers. Cela ne tarda guère. Sivline se tenait seulement quelques mètres à ma droite, un petit bébé dans les bras. Un peu plus loin, Breen avec un homme et un garçon qui devaient être son père et son frère. De l’autre côté, il y avait Julve. Seule. Elle me regardait, rayonnante. Ses yeux rieurs répandirent une douce chaleur en moi, me faisant oublier la fatigue et les complications du voyage. Elle avait grandi depuis Emisal, laissé pousser ses cheveux en longues tresses et opté pour une jolie robe blanche. Sans maquillage, sans bijoux, sa belle simplicité détonnait au milieu des apparats de ses voisins. Je lui souris, à mon tour.
Malgré mon envie d’aller la retrouver, l’embrasser en lui disant ma joie de la revoir, je détournai le regard pour observer Daanio et Eemke. C’était une sensation étrange que de voir deux des êtres que j’aimais le plus unir leurs vies. Deux figures d’attachement de mon enfance, deux symboles d’amour réunis. J’observais avec fascination la danse de leurs mains, l’effleurement de leurs doigts. Ils écoutaient à peine le discours de la femme, brûlant de s’étreindre. Leurs regards étaient happés l’un dans l’autre, sans mots, ils partageaient chacune des secondes de cet instant magique. C’était comme si un grand miroir les séparait, les positionnant en parfaits reflets. Je les trouvais magnifiques.
Deux enfants apportèrent des colliers de fleurs rouges, qu’ils tendirent aux futurs époux. Eemke puis Daanio se les passèrent au cou tandis que l’assemblée entonnait un chant joyeux. Je ne connaissais pas les paroles : c’était mon premier mariage. Cependant, emportée par l’enthousiasme général, je fredonnais cet air entraînant puis me greffais aux refrains. On tapa des mains tandis qu’ils s’agenouillaient, front contre front, mains dans les mains, leurs voiles blancs voletant au-dessus de leurs épaules. Puis tous se turent alors qu’ils échangeant les mots d’usage, à voix basse. J’étais trop loin pour comprendre mais je saisis quelques bribes de leurs déclarations, des promesses d’amour, de partage, de famille.
Les enfants passèrent parmi nous avec des corbeilles de pétales de rose. J’en pris une, comme mes voisins. Des files se formèrent devant les mariés et chacun des invités commença à jeter son pétale en donnant sa bénédiction. Je me retrouvais en arrière de file, à côté de Silvine, qui, enfin, me reconnut. Elle me prit la main en s’exclamant :
— Hildje ! Quelle joie de te voir ici ! Tu as fait bon voyage ?
— Bonjour, Sivline. Non, pas trop. Mais ça valait le coup.
— On se retrouve tout à l’heure !
— Oui. À tout à l’heure.
À mesure que mon tour approchait, je réfléchis à ce que je pouvais dire. Quels mots seraient à la hauteur de la beauté de cette union ? Comment pourrais-je rendre à ces deux êtres un millième de l’amour qu’ils m’avaient donné ? Rien ne me venait. Je sentis mes joues rougir, mon sourire se tendre et mes mains se serrer. C’était mon tour. Je devais parler. J’abandonnais le pétale au souffle de la montagne, qui le promena jusqu’au genou de Daanio.
— Contente de vous voir. Vous en avez mis du temps.
Leurs fronts se décollèrent en m’entendant, leurs voix prononcèrent en même temps :
— Hildje !
Quand ils me regardèrent, leurs yeux ne brillaient pas que de la joie du mariage. Leurs regards disaient leur plaisir de me retrouver grandie, leurs reconnaissances devant ma venue et leur amour, si grand. Un océan d’amour dans lequel j’aurais voulu me noyer jusqu’à mon dernier jour. L’amour des figures paternelle et maternelle dont la petite Hildje avait tant de fois fantasmé. Des larmes de joie naquirent au creux de mes pupilles sans que mon sourire n’en soit affecté. Brisant la tradition cérémoniale, ils m’ouvrirent leurs bras et je vins me blottir entre eux. Je pleurais en sentant leurs odeurs, leurs souffles et leurs caresses. C’était bon à en oublier tout.
Je me levai pour laisser place aux derniers invités comme dans un rêve. Je sentais encore leurs deux présences m’envelopper, leurs deux voix dire mon nom. Que j’étais heureuse de les retrouver. Euphorique, je passai la fin de la cérémonie à rêvasser en les admirant, leur aura irradiait sur tout le reste, même les fleurs. Puis ils se retirèrent pour passer un temps à deux, à l’écart. On apporta des plateaux de nourriture, des coupes de vin. Les conversations commencèrent à bourdonner autour de moi, les convives à naviguer d’un échange à l’autre. Je m’arrachais à l’immobilité pour chercher Julve. Je l’avais perdue de vue dans la file des pétales. Alors que je marchais vers le cœur des festivités, une voix familière m’interpella :
— Ça alors, Hildje ! Qu’est-ce que tu deviens ?
Le jeune homme qui m’avait interpellé me dépassait de deux têtes et portait une veste grise presque trop courte pour ses longs bras minces. Il portait les cheveux en chignon et de petites lunettes rondes. Il me fallut deux longues secondes pour le reconnaître, à ses yeux. Tejko. Le garçon qui m’avait invitée à la boum. Choquée par sa métamorphose, je balbutiai :
— Je… Ça va. Et toi ?
— Parfaitement bien. Tu rayonnes encore plus que dans mes souvenirs.
Voyant la gêne provoquée par son compliment, Tejko s’empressa d’ajouter :
— Je te présente Ayïs, ma fiancée.
Il attrapa le coude de sa voisine, occupée à discuter avec une serveuse. La petite femme avait de longs cheveux bouclés et sa peau brune était couverte de tatouages végétaux. En serrant sa main, je réalisais le poids des deux années et demi qui me séparaient d’Emisal. Nos vies avaient changé. Ce séjour inoubliable appartenait plus que jamais au passé. Après quelques formules de politesse, la curiosité Tejko revint à la charge :
— Et toi, tu as un amoureux ?
— Non.
— Ça viendra, j’en suis sûr.
— Tu as raison. Ça m’a fait plaisir de te voir.
Je me retirai de manière un peu brusque, craignant que ses prochaines questions concernent Hinnes. Je ne voulais pas en parler avec lui. Je recommençai à chercher Julve, mais elle me trouva la première. Elle me héla sans prendre garde aux regards suspicieux de nos voisins et je lui ouvris mes bras. Nous nous serrâmes aussi fort que la dernière fois, à la gare. Elle avait un peu grandi et je devais tendre les bras pour entourer ses épaules. Je remarquai qu’elle avait beaucoup maigri. Cette fois, je pris l’initiative :
— Comment tu vas ?
— Euh. C’est pas terrible. Les derniers mois étaient pas les meilleurs. Mais ça me fait du bien de venir ici, de te retrouver. Ça me rappelle tellement de bons souvenirs. Emisal c’était pas pareil l’année sans toi.
Je sentis que Julve modérait ses ressentis pour ne pas gâcher l’ambiance joyeuse de cette journée. Pourtant, avec elle, la franchise ne me faisait pas peur. Je décidais de me confier la première.
— Moi aussi j’ai vécu une mauvaise année.
Je lui racontais la mort d’Hinnes, les longs mois de déprime, la tardive acceptation du deuil. Elle m’écouta avec pour toute réaction de petits hochements de tête et un regard compréhensif. Quand j’en eus fini, elle m’expliqua ses propres problèmes.
— Je m’étais installée à Amzal avec mon fiancé mais on a rompu juste avant le déménagement. On a réalisé qu’on ne s’aimait pas vraiment, qu’on faisait ça pour être comme les autres, pour avoir un statut social. J’ai compris que j’étais pas vraiment attirée par les garçons. Il est parti voyager, comme il en rêvait, et moi j’ai voulu rentrer dans ma famille. Mais ils m’ont repoussée, m’ont reproché de l’avoir laissé partir. Ils n’ont pas accepté que je leur montre qui je suis vraiment. Alors j’ai pris un appartement, commencé un travail mais ça n’avait pas de sens. J’ai tout remis en cause et j’ai plongé. J’en sors peu à peu, grâce à une psy. Faire ce voyage, c’est déjà une grande victoire.
— Jul’, ça te dirait de venir quelques semaines à la maison ? On a beaucoup de chambres pour les pèlerins, elles sont pas toutes pleines cette saison. Tu pourras donner un coup de main et on te logera. Je te présenterai Givke et Astrée. Tu verras c’est un superbe endroit, je pense que tu vas adorer les paysages de Velas.
— T’es sérieuse ?
— Bah ouais.
— Franchement, ça serait incroyable.
Cette idée m’était venue en parlant et pourtant, elle me semblait déjà une évidence. Je savais combien Julve aimerait la Maison des Fleurs, combien Astrée et Givke seraient heureuses de la rencontrer, de me savoir avec une amie. L’enthousiasme dans le regard de Julve confirmait qu’elle avait aussi hâte que moi. Déjà, je projetais tout ce que je lui montrerais, toutes les balades que nous ferions. À cet instant, l’avenir me parut rayonnant.
Nous restâmes ensemble jusqu’au bout de la fête, en reparlant de nos plus beaux souvenirs à Emisal. Nous échangeâmes les anecdotes en riant. Qu’il était doux son rire. Pour elle, je n’avais plus de secrets et je lui racontais même mon aventure avec Liiva. Julve ne perdit rien de son hilarité mais je la vis se mordiller les lèvres en comprenant que j’étais moi aussi attirée par les filles. Notre échange fut interrompu par le retour des mariés, qui souleva une grande clameur. Daanio et Eemke étaient suivis de musiciens qui entonnèrent des airs de bal. Entraînée par la mélodie, je fis un tour sur moi-même qui amusa beaucoup Julve. Son rire s’arrêta cependant lorsque je lui demandai :
— Mademoiselle, m’accorderiez-vous cette danse ?
Elle acquiesça, le visage légèrement crispé, et nous partîmes l’une et l’autre dans des tournoiements endiablés. Nos connaissances n’allaient pas au-delà de la boum d’Emisal mais nous compensions par notre énergie. Deux fois, nous manquâmes de tomber, entraînée par nos maladresses, ce qui provoqua de longs fous rires. La troisième fut la bonne. Julve se prit le pied sur mon talon et atterrit à plat ventre sur le gazon. Hilare, elle me lança :
— Eh bah bravo, joli travail !
Je riais tant que je ne pus répondre. Nous fûmes interrompues par l’arrivée de Daanio.
— Je vois que vous vous êtes vite retrouvées, les filles ! Ça tombe bien, je devais vous parler à toutes les deux.
- "le même labeur que nous le faisions à trois." -> que si ou que quand ?
- "alors que j’étais si faible, si triste." -> un point d'interrogation plutôt ?
- "son regard un peu perché" -> j'ai un doute sur "perché", qui m'évoque un argot assez peu répandu dans tes écrits
- "de toutes façons" -> toute façon
- "Au fil des questions d’Isaë" -> comme elle n'a pas encore réellement posé de questions, je te proposerais plutôt "au fil de la conversation"
- "était-ce vraiment le lien qu’il aurait choisi ?" -> le lien ? Le terme m'échappe un peu dans ce contexte.
- "pendant toute sa vie." -> juste "toute sa vie" suffit je pense.
- "Cette idée me déchirait entre la crainte de dissiper" -> j'aurais bien mis une virgule avant "entre"
- "mais aussi ses sœurs primevères" -> leurs sœurs ?
-"j’étais moi-aussi attirée par les filles" -> pas de tiret pour moi aussi
Alors du coup pour ce chapitre :
Je suis très très contente de ce chapitre. Il est plein de vie, le titre est judicieusement trouvé.
J'ai aimé la rencontre avec Isaë qui est pleine de promesses, et permettra d'une certaine manière de garder le souvenir d'Hinnes encore plus vivant. C'est touchant parce qu'elles vont pouvoir s'apprendre les choses que l'une et l'autre ignoraient d'Hinnes.
J'ai aussi beaucoup aimé qu'on participe au mariage de Daanio et Eemke.
Tous deux étaient des personnages très solaires de ton histoire, et ont eu une vraie influence positive sur Hildje. J'aime aussi qu'ils soient sincèrement heureux de la voir dans la foule, qu'ils prennent un moment pour elle parce qu'ils savent sans doute quelle terrible épreuve elle affronte encore.
Je me fais une réflexion ici : je trouve par exemple que Daanio et Eemke ont eu une plus grande influence sur Hildje qu'Astrée, du moins dans ses années adolescentes.
Les retrouvailles avec Julve sont aussi intéressantes. J'aime beaucoup leur plaisir à se retrouver, et je trouve que tu ouvres une dimension romantique entre toutes les deux de manière très fluide et naturelle ! Et j'aimerais bien que cette histoire aille plus loin.
Je passe au chapitre suivant maintenant ^^
Déjà merci pour les remarques sur la forme, très pertinentes.
Que penses-tu du découpage ? C'est effectivement un dernier chapitre qui pourrait être facilement découpé vu que c'est plein de mini scènes de fin étalées dans le temps. Après je trouve qu'elles se rejoignent toutes au niveau thématique d'où mon idée d'en faire un seul chapitre.
Content que tu aies apprécié le personnage d'Isaë, j'ai pas mal hésité à le faire ou non intervenir et surtout comment, je pense avoir trouvé un certain équilibre.
Oui, carrément Daanio et Eemke sont peut-être les deux figures qui ont le plus apporté à Hildje, du moins dans les chapitres couverts par le roman (deux ans d'ellipse sur le lien Astrée / Hildje). Donc sur ta réflexion, ça veut dire que tu penses que je devrais leur donner plus de place dans ce chapitre 21 ?
Trop bien qu'une potentielle romance avec Julve t'enthousiasme, comme tu l'as vu (en partie) j'ai énormément hésité sur l'orientation à donner aux amours d'Hildje. J'ai trouvé qu'avec Julve, c'était le plus naturel.
Merci de ton commentaire !!