Chapitre 20: Voyages sans retour

Voyages sans retour

 

Je me retrouve étalée sur de la mousse fraîche, nauséabonde, entourée d’arbres sombres et serrés. J’ai trente-neuf ans. Des borborygmes font la fête dans mes intestins, ma bouche est sèche, mon larynx en feu. Comme je me redresse, je titube avec une impression d’ivresse et un mal de tête agressif. Au loin, venu de nulle part, j’entends le Clair de lune[1] de Debussy ponctué d’une voix frêle presque inaudible, suppliante. Des crampes aux jambes me paralysent. Je n’ose pas émettre de son, on pourrait m’entendre. Non, il ne faut pas qu’on m’entende.

J’entrevois une clôture blanche bordée de fleurs multicolores. Il y a une grande baie vitrée. J’ai neuf ans. Je ne sais pas si je traverse le temps ou si c’est le temps qui me traverse. À travers la vitre, je vois une cuisine avec deux mugs posés sur une table. Une odeur de moisissure me saute aux narines. J’entre dans la maison. Des bruits de tuyauteries viennent du sous-sol ainsi qu’une fanfare de voix apeurées.

Sur les murs, des photographies d’enfants défilent. Des filles qui possèdent des traits semblables aux miens. J’en fais partie. Moi petite sur une balançoire poussée par mon père. Un peu plus âgée devant un gâteau d’anniversaire. Adolescente entourée de mes premiers CD. Adulte, un cliché pris à l’instant, de dos. Je regarde partout, à la recherche de son auteur. Personne. Le calme total.

Je suis projetée dans une chambre tamisée, sur un matelas. Une armoire, deux chaises. Une lampe de chevet. Des bruits de train. Il n’y a pas d’issue. Je crois que je vais finir là, égale à ces nombreux enfants enlevés et jamais retrouvés.

Une Alfa Romeo, un porte-clé coquillage. Une multitude d’odeurs, de sensations, de souvenirs, de scènes inconnues se succèdent. L’odeur de pains au chocolat sortis du four, des roses parfumées, des émanations d’égouts, du vomi. La stupeur, le doute, l’espoir, le dégoût. Des frissons sur les bras et les jambes, dans le dos et la nuque. Une boule au ventre, une autre dans la poitrine. Ma mère et ses sarcasmes. Ma mère et ses insultes, ses reproches, ses jugements. Je veux qu’elle meure. Elle m’humilie, me rejette, m’abandonne. Je suis une enfant abandonnée. Les enfants abandonnés font des voyages dont ils ne reviennent jamais. Jamais.

Je cherche du sens à tout cela. Toujours besoin de donner du sens. C’est propre à ma nature. Seulement, il existe des sens trop bien cachés, des situations insensées, surréalistes.

Un sweat-shirt orange et une chemisette blanche arborant une tête de panda apparaissent sur un tabouret. Je vois un terrain de jeux, un toboggan. Une fillette aux longs cheveux bouclés enchaîne les glissades. Sur le moment, j’ai cru qu’il s’agissait de moi. Je me rends seulement compte de nos étonnantes similitudes.

Brutalement, le néant. Il fait noir. Une sorte de son de Shepard me perturbe. Je trébuche dans de l’eau glacée. J’entends des pleurs étouffés. Malgré le froid qui me ronge les os, je réussis à me mouvoir et à me hisser sur une dalle de béton. Je suis les pleurs, mais ils s’arrêtent net. Je fais un tour d’horizon et je distingue un corps flottant à la surface de l’eau. Je crains qu’il s’agisse de Lily-Rose Houston. Je me précipite et replonge dans l’enfer du froid. Quand je parviens à hauteur du corps, je suis tétanisée. Le visage que je découvre, c’est le mien.

Je me réveille, en sueur, le souffle court, les membres agités. Il est 5 h 07.

 

 

 

[1] Claude Debussy, Clair de Lune, Musique triste et musique classique, Tobacco Music Edition, 2011.

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