Chapitre 19: Le chant des oiseaux parle toujours d'amour

 

Le chant des oiseaux parle toujours d’amour

De temps en temps, Julia appréciait se plonger dans l’odeur des livres de la bibliothèque centrale. Le calme, la beauté de l’infrastructure et l’énergie dégagée par le bâtiment apaisaient la fréquence de son anxiété. En se promenant dans les allées, ce vendredi, elle se souvint de l’œuvre préférée d’Elena Mata. Elle en avait parlé lors d’une de ses rares interviews. Julia attrapa le bouquin et, concentrée, lut quelques pages avant de quitter les lieux.

L’une de ses nombreuses coutumes, au sortir de la bibliothèque, était de faire une halte au Starbucks et d’emporter un vanilla macchiato. Alors qu’elle était dans la file d’attente, elle crut vraiment entrevoir Elena Mata de l’autre côté de la rue, rapidement effacée derrière le passage d’un bus.

Julia quitta la Boston Street en direction de Vancouver West End. Elle comptait se poser un peu dans le Stanley Park avant de rentrer. Elle prit place sur le banc où elle avait entretenu une conversation des plus intéressantes et étonnantes avec la charmante Elena. Elena avait-elle apprécié cet échange ? La reverrait-elle ? Pourquoi n’avait-elle pas osé lui proposer de se revoir ? Long soupir.

Le temps suspendu par de nouveaux songes, Julia traversa le Lion Gates et atterrit devant la façade de sa villa sans avoir éprouvé la distance parcourue. Penny l’accueillit en trombe et Julia la laissa sautiller d’allégresse dans l’herbe. La porte fermée et verrouillée, Julia s’empressa de composer le code qui ouvrit une armoire dévoilant un passage secret donnant accès au sous-sol. Au bout d’une bonne heure, elle réapparut dans le living d’où elle scruta l’extérieur, dissimulée derrière le rideau.

Julia était une femme solitaire, par choix. Bien que célèbre, elle ne comptait aucun véritable ami, juste un grand nombre de connaissances. Isolée à l’écart de la civilisation, elle se terrait dans son refuge. À l’abri, elle voulait se protéger de la moindre perturbation, mais surtout d’un passé plus frais et vivace que le présent. Malgré ces précautions, elle vivait dans une crainte quasi constante. Étendue sur la banquette collée à la fenêtre, elle tirait fréquemment le rideau, s’assurant qu’aucun intrus ne rôdait, et soufflait de soulagement quand elle contemplait l’absence. Il n’était nullement question de lui rendre une visite imprévue. D’ailleurs, elle faisait en sorte d’organiser ses entrevues le plus loin possible de sa demeure.

Rien d’anormal en perspective, elle put rejoindre l’étage et se coula dans un bain recouvert de mousse et de fantasmes. Les courbes d’Elena, son parfum, son sourire, ses yeux, sa voix, ses lèvres charnues qui étaient insupportablement exquises à la vue. Qu’en aurait-il été au toucher et, pire, au goût ? Long soupir. Chaque fibre de son corps se languissait de la revoir. Le passage de la romancière à son émission tout comme cet après-midi dans le parc en tête à tête avaient été un réel bonheur. De retour chez elle, les assiettes, verres, tableaux, canapés, chaises, chaque objet paraissait s’être nappé de teintes plus radieuses. Julia les avait sous le nez au quotidien, mais après ces deux rencontres, tout était différent, neuf.

Elle marchait sur une vitre qui séparait les rêves de la réalité. Autant elle entretenait l’envie de fendre la glace, autant l’ampleur de cette envie la terrifiait, car au-delà de la crainte de perdre l’être aimé, elle savait qu’elle ne pourrait pas longtemps cacher ce qu’elle faisait dans l’ombre…

Emmitouflée dans un plaid, Julia prit l’air dans le patio après avoir sélectionné une playlist intitulée John Legend. Elle se cala dans un fauteuil en osier et resta assise un moment, l’esprit embrouillé.

La musique se propageait graduellement dans son corps et irradiait ses sens. Fondue dans son for intérieur, Julia se mit à danser. Ses pas circulaient de part et d’autre du patio sans que ses courbes ne viennent heurter le moindre meuble, pendant que Penny courait gaiement autour du fauteuil. Julia faisait de grands gestes lents et contrôlés comme si elle donnait une représentation. À cet instant, elle aurait aimé être démasquée et désirée dans ce qu’elle conservait de plus fragile. Étourdie par l’ivresse de ces fantasmes, elle dut abréger cette exhibition. En sortant de sa chorégraphie hypnotique, elle trébucha sur une chaise et dut se retenir au paravent. Elle s’y accrocha tellement fort que ses veines gonflèrent sur sa main.

Le visage enfoui dans les cheveux, elle ne bougeait pas d’un cil. Ancrant sa posture au sol, elle tourna paresseusement la tête vers Penny qui affichait de l’inquiétude. « Tout va bien ma belle. Je suis juste un peu éreintée », tempéra Julia devant une Penny dubitative.

Son aplomb retrouvé flancha quand elle fut submergée par une nausée subite proche du mal de mer. Elle tituba jusqu’au fauteuil où elle éprouva une chaleur apaisante qui la recouvrit soudain.

Quand elle s’intéressa enfin à la douleur qui la tenaillait à hauteur de l’estomac, elle se plaça face à un miroir pour examiner d’éventuels hématomes, mais sa peau était intacte. Elle avait simplement mal au ventre. C’est alors qu’elle secoua la tête, confuse, car chose bien étrange, elle crut voir une ombre passer à côté de son reflet. Elle se retourna, la vue brouillée par l’épuisement. Elle tenta un « il y a quelqu’un » qui se perdit dans le vide. Il fallait décidément qu’elle règle les assauts de sa paranoïa. La poignée de la porte coulissante dans une main, elle se massa les paupières de l’autre. Elle était agressée par une affreuse migraine certainement due à la fatigue et entreprit donc de se coucher.

Au lever du jour, courbaturée par une nuit agitée, Julia contempla le ciel jeter sa couleur rose sur la pointe des arbres en fleurs. Un rose tendre dont elle aurait eu envie de s’abreuver, histoire d’offrir un ton plus élégant à cette solitude. Long soupir. Elle soupirait fréquemment ces temps-ci. Elle se remémora alors une citation d’Elena Mata dans le chapitre dix-neuf de son dernier roman : Love is an eternal sigh

Agrippés sur la barrière en bois, des moineaux pépiaient. Ils donnaient l’impression de bavarder avec enthousiasme. De quoi discutaient-ils ? De la nuit froide endurée ? De la nourriture à se procurer ? Du nid à soigner ? Julia s’émerveilla de cet intérêt inhabituel pour ces petits détails. Les oiseaux entonnèrent une harmonieuse mélodie. Là, il n’y avait aucun doute, ils parlaient d’amour.

Le chant des oiseaux parle toujours d’amour…

 

 

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